Livre XIII
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 COMBATS PRÈS DES NAVIRES.

 

Quand Jupiter a conduit près des navires Hector et les Troyens, il les abandonne aux fatigues de la guerre ; puis il détourne ses étincelants regards et les reporte sur les contrées où les Thraces domptent leurs chevaux farouches, où les belliqueux Mysiens s'élèvent pour les combats, où les illustres Hippomolgues et les Abiens(1) se nourrissent de lait. Jupiter n'arrête plus ses regards sur Ilion ; car il pense que nul d'entre les immortels ne voudra plus maintenant secourir les Grecs ou les Troyens.

    Cependant le puissant Neptune n'exerce point une vaine surveillance : il se tient assis sur les hautes montagnes de Samothrace, couvertes de forêts, contemple avec surprise cette scène de carnage et découvre l'Ida, la ville de Priam et les vaisseaux des Grecs. ( Neptune, après être sorti du sein des mers, s'arrêta sur cette montagne ; il prit pitié des Achéens accablés par les Troyens, et s'indigna contre Jupiter.)

    Soudain il descend du sommet escarpé de la montagne en marchant d'un pas rapide : le sol et les vastes forêts tremblent sous les pieds immortels de Neptune. Il fait trois pas, et au quatrième il atteint la ville d'Aiguës, terme de sa course. ( Dans les abîmes de l'Océan s'élèvent ses éternels palais d'or.) Neptune place sous le joug ses rapides coursiers aux pieds d'airain et à la crinière d'or ; il se revêt lui-même d'or étincelant, saisit le fouet qui est aussi en or brillant et travaillé avec art ; puis il entre dans son char et s'envole sur les ondes. Les monstres marins, en reconnaissant leur roi, sortent de leur retraite, bondissent autour de lui, et la mer entr'ouvre ses flots avec allégresse. Le char, emporté par les coursiers vers les navires achéens, vole si rapidement sur l'humide surface, que l'essieu d'airain n'est pas même mouillé.

    Entre Ténédos et les âpres rochers d'Imbros, est une grotte immense située dans les profondeurs de la mer : c'est en ces lieux que Neptune arrête ses coursiers ; il les dételle du char, leur jette l'ambroisie, lie leurs pieds avec des chaînes d'or qu'on ne peut ni briser ni délier, afin qu'ils puissent attendre le retour de leur maître. Neptune s'avance alors vers le camp des Grecs.

    Les vaillants et nombreux Troyens, semblables à la flamme et à la tempête, suivent Hector en frémissant de rage et en poussant de grands cris : ils espèrent s'emparer bientôt de la flotte et de tous les Achéens.

    Neptune, qui entoure le monde de ses bras, et qui de son redoutable trident ébranle la terre, vient ranimer le courage des Argiens. Le dieu des ondes, après avoir quitté les abîmes de la mer, prend les traits et la voix de Chalcas ; il s'adresse d'abord aux deux Ajax, et, par ces paroles, excite encore leur ardeur :

    « Vaillants Ajax, leur dit-il, vous sauverez l'armée en pensant à votre mâle valeur et non pas en prenant la fuite. Je ne redoute point les audacieux Troyens qui viennent de franchir nos remparts : les Achéens aux belles cnémides sauront soutenir l'assaut. Mais celui que je crains le plus, c'est Hector, qui se glorifie d'être issu de Jupiter, et qui marche contre nous semblable à la flamme. Si par l'inspiration d'une divinité vous osez lui résister avec force, et si, exhortés par vous, les Grecs combattent avec vaillance, vous repousserez Hector loin de vos navires, quand même le fils de Priam serait protégé par Jupiter lui-même ! »

    Neptune, les frappe de son sceptre, les remplit tous deux d'une force nouvelle, et donne de la souplesse à leurs membres. Il les quitte, semblable à un vautour aux ailes rapides, qui, s'élançant du haut d'une roche escarpée, poursuit quelque oiseau dans la plaine. Ainsi s'éloigne avec rapidité le puissant dieu des mers. Ajax, fils d'Oïlée, le reconnaît le premier, et, s'adressant au fils de Télamon, il lui dit :

    « Ajax, un des immortels habitants de l'Olympe est venu sous la forme d'un devin et nous a ordonné de défendre nos navires. Ce devin n'est point Chalcas, l'interprète des oracles : je l'ai reconnu sans peine aux traces de ses pas lorsqu'il s'éloignait ; car les dieux sont faciles à reconnaître. Maintenant je me sens saisi d'une nouvelle ardeur pour la guerre : mes pieds m'entraînent dans la mêlée, et mes mains sont impatientes de combattre ! »

    Le fils de Télamon prend la parole et dit :

    « Moi aussi je sens mes mains frémir autour de ma lance. Mon cœur s'enflamme d'un nouveau courage ; mes pieds m'entraînent vers nos ennemis, et je brûle de me mesurer seul avec l'impétueux Hector ! »

    Ainsi parlent ces deux guerriers, joyeux de la nouvelle ardeur qu'un dieu vient de faire naître dans leur âme.

    Neptune excite aussi les dernières phalanges achéennes, qui, près des creux navires, se livraient au repos : ces guerriers étaient brisés de fatigues et affligés de voir les Troyens qui franchissaient les remparts ; ils versaient des larmes et n'espéraient plus échapper à la sombre destinée. Neptune encourage ces phalanges guerrières ; d'abord il exhorte Teucer, Léite, Déipyre, Mérion, Àntiloque, Pénélée, Thoas, tous vaillants dans les combats, et il leur parle en ces termes :

    « Jeunes Argiens, honte sur vous ! Je pensais que vous sauveriez notre flotte ; mais puisque vous avez abandonné les combats, nous serons aujourd'hui vaincus par les Troyens ! Dieux immortels ! mes yeux seront donc témoins de ce grand et funeste prodige que je ne croyais jamais devoir s'accomplir ! Les Troyens sont près de nos vaisseaux : naguère, semblables à des cerfs fugitifs et timides, qui, errant ça et là dans les forêts, deviennent la proie des loups, des panthères et des léopards, ces Troyens n'osaient nous résister ! Maintenant ils combattent loin d'Ilion, et ils attaquent nos navires parce que de lâches guerriers, irrités contre leur chef, refusent de défendre leurs vaisseaux, près desquels ils se laissent égorger ! Quand bien même le fils d'Atrée, le puissant Agamemnon, se serait rendu coupable en outrageant l'impétueux Achille, vous ne devriez pas ainsi abandonner le combat. Hâtez-vous de porter un remède au mal : le cœur des héros se guérit aisément. N'oubliez pas votre mâle valeur, vous les plus vaillants de l'armée. Je n'ai point de courroux contre celui qui fuit les périls quand il est lâche ; mais c'est contre vous qui êtes braves que je suis indigné ! O guerriers efféminés, vous rendrez bientôt le mal plus grand encore par votre molle indifférence ! Que chacun de vous redoute la honte et le reproche, puisqu'une lutte terrible vient de s'engager. Le vaillant Hector combat près de nos navires, et il a déjà brisé nos portes et nos fortes barrières. »

    Ainsi Neptune encourage les Grecs. — Autour des deux Ajax se forment d'épaisses phalanges que Mars lui-même et la belliqueuse Minerve n'auraient pu blâmer. Les plus illustres chefs, rangés en bataille, attendent de pied ferme les Troyens et l'intrépide Hector : la lance se croise avec la lance(2), le bouclier se presse contre le bouclier, le casque se joint au casque, les guerriers se précipitent contre les guerriers ; sur les cimiers à l'épaisse crinière se confondent les ondulations des aigrettes brillantes tant, les rangs sont pressés de toutes parts ! les lances agitées par des mains courageuses se croisent avec furie. Les Grecs et les Troyens veulent tous aller en avant et sont impatients de combattre.

    Les épaisses phalanges des Troyens attaquent les premiers leurs ennemis. Hector, qui marchera leur tête, se précipite avec ardeur dans la mêlée, comme la pierre qu'un torrent furieux, grossi par les eaux du ciel, détache du rocher et roule loin du sommet : la pierre tombe, rebondit, fait retentir la forêt tout entière et s'arrête enfin dans la plaine, malgré l'impétuosité de son élan. Tel est Hector ; il menace de se frayer une route facile jusqu'aux vaisseaux et d'exterminer ses ennemis. Mais lorsqu'il rencontre les phalanges achéennes et qu'il est près de les heurter, il s'arrête aussitôt. Alors les Grecs marchent contre lui avec leurs épées, leurs lances qui blessent des deux côtés(3) et repoussent loin d'eux le fils de Priam. Hector, d'une voix forte, s'écrie :

    « Troyens, Lyciens, et vous, Dardaniens, restez inébranlables ! Les Grecs ne me résisteront pas long-temps, quoiqu'ils se soient formés en bataillons carrés. Ils céderont aux efforts de ma lance si le plus puissant des dieux, le redoutable époux de Junon, me protège encore ! »

    Hector, par ces paroles, ranime la force et l'ardeur de ses guerriers.  Déiphobe,  un des  fils  de   Priam,  poussé  par   son courage, sort des rangs et s'avance rapidement, protégé par son bouclier. Mérion lui lance un javelot, qui, sans se détourner frappe le bouclier fait avec la dépouille d'un taureau ; mais il ne peut le traverser et la pointe se rompt près du bois. Déiphobe craignant d'être blessé, éloigne le bouclier de sa poitrine, et le belliqueux Mérion se relire au milieu de ses compagnons, furieux tout à la fois de perdre et sa lance et la victoire. Alors il se rend dans le camp des Grecs pour s'armer d'un long javelot qu'il avait laissé dans sa tente.

    Les guerriers combattent toujours avec fureur, et de grands cris s'élèvent de toutes parts. Teucer immole le vaillant Imbrius, fils de Mentor, riche en coursiers. ( Avant l'arrivée des Grecs, Imbrius vivait dans Pédée, et il s'était uni à Médésicaste, fille illégitime du roi Priam ; mais quand les navires des fils de Danaüs touchèrent aux rivages troyens, il revint à Ilion près de Priam, qui l'aima comme un de ses enfants, et il se distingua parmi les combattants.) Teucer lui enfonce sa lance au-dessous de l'oreille et la retire aussitôt. Imbrius tombe comme un jeune frêne qui, sur le sommet d'une haute montagne, est abattu par l'airain et couvre la terre de son tendre feuillage. Ainsi tombe le fils de Mentor, et autour de lui ses armes retentissent. Teucer s'avance, impatient d'enlever l'armure de son ennemi ; mais au moment où il accourt, Hector lui lance un javelot : Teucer, en l'apercevant, se détourne et évite l'airain cruel qui s'enfonce dans la poitrine d'Amphimaque, fils de Ctéate, issu d'Actor, au moment où Amphimaque s'avançait dans la mêlée. Le fils de Ctéate tombe, et son armure résonne autour de lui. Hector s'avance pour enlever le casque qui couvrait la tête du magnanime Amphimaque ; aussitôt Ajax frappe de sa lance le fils de Priam : la pointe ne pénètre point jusqu'au corps du héros, qui était entièrement couvert d'airain, mais en s'enfonçant dans le bouclier elle fait reculer Hector, qui abandonne aussitôt les cadavres d'Amphimaque et d'Imbrius, que les Grecs entraînent loin du combat. Stichius et Ménesthée, chefs des Athéniens, enlèvent le corps d'Amphimaque et le portent au camp. Les deux Ajax, pleins d'une belliqueuse ardeur, s'emparent du cadavre d'Imbrius. — Tels deux lions arrachent une jeune chèvre à des chiens dévorants, l'emportent à travers les bruyères épaisses, et, la tenant dans leurs fortes mâchoires, l'élèvent au-dessus de terre : tels les deux Ajax tiennent élevé le corps d'Imbrius, puis ils le dépouillent de ses armes. Le fils d'Oïlée, pour venger la mort d'Amphimaque, coupe la tête d'Imbrius, la lance à travers les deux armées et la fait tournoyer comme une balle : la tête du malheureux guerrier va sur la poussière rouler jusqu'aux pieds d'Hector !...

 

    Neptune, furieux de, ce qu'Amphimaque, son petit-fils, avait succombé dans cette mêlée sanglante, se rend au milieu des tentes et des vaisseaux des Grecs ; il excite les guerriers et prépare de grands maux aux Troyens. Le vaillant Idoménée le rencontre (il venait de quitter un de ses compagnons, qui, blessé récemment au genou, venait d'abandonner le champ de bataille et avait été emporté par ses amis fidèles ; Idoménée l'avait confié aux disciples d'Esculape, et il s'en retournait dans sa tente, impatient de combattre). Neptune prend les traits et la voix du fils d'Andrémon, Thoas, qui, dans Pleurone et dans la haute Calydon, commandait aux Étoliens, qui l'honoraient comme un dieu ; il s'approche du héros et lui dit:

    « Idoménée, chef des Crétois, que sont donc devenues ces menaces dont les Grecs épouvantaient tant les Troyens ? »

    Le chef de la Crète lui répond aussitôt :

    « O Thoas ! aucun de nous n'est coupable et tous nous savons combattre. Nul, enchaîné par la crainte ou retenu par la lâcheté, n'évite les mêlées sanglantes. Mais le fils de Saturne se plaît à voir les Grecs périr sans honneur loin des fertiles contrées d'Argos ! O Thoas, toi qui fus toujours si vaillant et qui jadis ranimas le courage de nos guerriers abattus, ne te ralentis pas aujourd'hui et excite au combat nos braves compagnons ! »

    Neptune, le dieu qui agite la terre, prend la parole et dit :

    « Idoménée, qu'il ne quitte jamais les plaines de Troie et qu'il devienne la proie des chiens et des vautours, celui qui refusera de combattre ! Va chercher tes armes, et reviens promptement ici, afin que tous deux deux nous allions exhorter nos compagnons : les hommes les plus faibles, lorsqu'ils sont réunis, deviennent toujours forts. Nous, Idoménée, nous savons combattre même avec les plus vaillants !»

    En achevant ces paroles, Neptune se jette au milieu des guerriers. Idoménée entre dans sa tente, se couvre de sa superbe armure, prend deux javelots et marche semblable à la foudre que le fils de Saturne lance du haut de l'Olympe, comme un signe terrible qu'il envoie aux mortels, et dont les rayons jettent au loin une vive lumière : ainsi l'airain brille sur la poitrine du héros. Idoménée trouve près de sa tente Mérion, son écuyer fidèle, armé d'une lance d'airain ; il s'arrête et lui dit :

    « Impétueux fils de Molus, toi le plus cher de mes compagnons, pourquoi viens-tu eu ces lieux après avoir abandonné le champ de bataille ? Es-tu blessé par la pointe d'une flèche, ou viens-tu m'apporter quelque message ? Moi, je ne veux point rester dans ma tente, car je brûle de combattre. »

    Le prudent Mérion lui répond aussitôt :

    « Chef des Crétois, je viens dans ta tente pour y prendre une lance, s'il t'en reste encore une. J'ai brisé contre le bouclier du téméraire Déiphobe la lance redoutable que je portais dans les combats. »

    Idoménée prend à son tour la parole et dit :

    « Mérion, tu trouveras dans ma tente, non seulement une lance, mais encore vingt javelots suspendus aux murailles resplendissantes. Toutes ces armes ont été enlevées à des guerriers troyens que j'ai tués moi-même dans la plaine. Comme je n'attaque point lâchement mes ennemis en me tenant loin d'eux, je possède des lances, des boucliers arrondis, des casques et des cuirasses qui brillent d'un vif éclat. »

    Mérion réplique en ces termes :

    « Moi aussi j'ai de nombreuses dépouilles arrachées aux Troyens ; mais ma tente est trop éloignée d'ici pour que j'aille y chercher un javelot. Je ne suis pas sans valeur ; car toujours je combats aux premiers rangs dans les batailles qui honorent les hommes et lorsque la guerre sème en tous lieux l'épouvante et la mort. J'ai pu rester caché aux autres Achéens ; mais toi, Idoménée, tu m'as vu sans doute au milieu des luttes meurtrières. »

    Le chef des Crétois lui répond aussitôt en disant :

    « Mérion, je connais ta valeur, et tu n'as pas besoin de me la rappeler. Si nous, les plus braves des Grecs, nous étions choisis pour nous mettre en embuscade, nul ne blâmerait ta force et ton courage. C'est là que brille la vaillance des hommes ; c'est là que l'on reconnaît le lâche, et que le héros se montre tout entier. Le visage du guerrier timide change à chaque instant de couleur : il ne peut rester immobile, ses genoux chancellent, il s'assied sur ses pieds, son cœur bat en songeant à la mort, et l'on entend claquer ses dents avec force. Mais le visage du vaillant héros ne change jamais de couleur, son corps ne tremble point : et dès qu'il est en embuscade, il brûle de combattre ses ennemis. Mérion, si dans la mêlée tu étais frappé d'un glaive ou percé d'un trait, tu ne serais point blessé derrière le cou ni au milieu du dos : on t'atteindrait dans la poitrine(4) au moment où tu t'élancerais aux premiers rangs ! Ne nous arrêtons donc pas plus long­temps en ces lieux et ne parlons point comme de jeunes enfants, de peur d'être blâmés par nos compagnons. Toi, va dans ma tente chercher une forte lance. »

    Il dit. Mérion, semblable au dieu de la guerre, prend dans la tente d'Idoménée une lance d'airain, et, brûlant de combattre, il marche sur les pas du héros. — Tel s'avance dans les combats Mars, le fléau des hommes, suivi de la Terreur, sa fille chérie, qui, à la fois audacieuse et forte, épouvante les guerriers intrépides. Soit que ces deux divinités, venues de la Thrace, s'arment contre les Éphyriens ou contre les Phlégéens, elles n'exaucent jamais leurs vœux et n'accordent toujours la victoire qu'à l'un des deux peuples. Tels marchent au combat Mérion et Idoménée, couverts de l'airain étincelant. Mérion prend la parole et dit :

    « Fils de Deucalion, de quel côté faut-il que nous nous précipitions dans la mêlée ? Veux-tu que nous attaquions le centre, la droite ou la gauche de l'armée ? Les Achéens à la belle chevelure ont de toutes parts des combats à soutenir(5). »

    Idoménée, chef des Crétois, lui répond aussitôt :

    « Le centre de la flotte est protégé par les deux Ajax et par Teucer, le plus habile à lancer une flèche et à combattre de pied ferme : ces guerriers repousseront sans doute l'impétueux et vaillant Hector. Certes, malgré sa rage belliqueuse, il lui sera difficile de dompter leur valeur et d'embraser nos vaisseaux, à moins que le fils de Saturne ne laisse tomber une torche allumée sur nos rapides navires. Ajax, fils de Télamon, ne cède à aucun de ceux qui se nourrissent des doux fruits de Cérès, et peuvent être frappés de l'airain ou renversés par d'énormes pierres : dans une lutte il serait aussi fort et aussi brave que le redoutable Achille ; mais à la course il ne pourrait l'emporter sur ce héros. Mettons nous donc à la gauche de l'armée, et voyons si nous serons ou vainqueurs ou vaincus.

    A ces mots le vaillant Mérion se dirige vers l'endroit que son chef lui désigne.

    Dès que les Troyens voient Idoménée, semblable à la flamme, marcher contre eux, suivi de son serviteur couvert d'une armure éblouissante, ils volent à sa rencontre. Alors Troyens et Achéens combattent devant les poupes des navires. — Ainsi le souffle impétueux des vents soulève les tempêtes, couvre les chemins d'une abondante poussière et élève dans les airs des nuages de sable : ainsi l'ardeur des Troyens et des Achéens fait naître un sanglant combat. Les guerriers se précipitent au sein de la mêlée et désirent de s'immoler les uns les autres. Le champ de bataille est hérissé de longues lances qui déchirent les chairs et arrachent la vie ; les yeux sont éblouis par l'éclat de l'airain qui jaillit des casques étincelants, des cuirasses brillantes et des boucliers des guerriers qui s'avancent avec fureur. — Oh, certes, il aurait un cœur bien téméraire, celui qui se réjouirait d'un tel spectacle et qui n'en gémirait pas !...

    Les deux fils du puissant Saturne, par leur fatale division, préparent à ces guerriers d'amères douleurs! — Jupiter veut donner la victoire à Hector et aux Troyens, pour combler de gloire l'impétueux Achille ; cependant il ne veut pas voir périr tous les Achéens devant la cité d'Ilion : il tient à honorer Thétis et le vaillant fils de cette déesse. — Neptune, sorti secrètement des ondes blanchissantes, ranime par sa présence l'ardeur des Argiens : il gémit en les voyant accablés par les Troyens, et il s'indigne contre le puissant Jupiter. (Jupiter et Neptune avaient une même origine, une même famille ; mais Jupiter était plus âgé et avait plus d'expérience. Neptune craignait de protéger ouvertement les Grecs, et il parcourait leur armée en les encourageant sous les traits d'un héros.) Jupiter et Neptune tirent alternativement le câble de la guerre funeste, suspendu sur les deux peuples : c'est ce câble indestructible qui a fait et fera toujours périr les combattants(6) !

     Idoménée, aux cheveux à demi blanchis par l'âge, exhorte les Achéens ; il s'élance parmi les défenseurs d'Ilion et jette au milieu d'eux l'épouvante et la fuite. Il immole Othryonée, qui, attiré par les bruits de guerre, était venu de la ville de Cabèse. ( Othryonée désirait de s'unir à la belle Cassandre, fille de Priam, sans recevoir les présents accoutumés et il promettait en outre de repousser les Grecs loin d'Ilion. Le vieux Priam consentit à lui donner sa fille, et Othryonée, plein de confiance en cette promesse, vola au combat.) Idoménée plonge sa lance dans le corps de ce guerrier, qui s'avançait avec audace : sa cuirasse d'airain ne peut arrêter le trait cruel qui pénètre jusque dans ses entrailles, et Othryonée tombe sur la terre avec un bruit terrible. Idoménée, fier de sa victoire, s'écrie :

    « Othryonée, je consens à te placer au-dessus de tous les mortels si tu tiens la promesse que tu as faite à Priam, qui t'a promis à son tour de te donner sa fille ! Nous aussi, nous tiendrons nos promesses. Nous t'offrirons la plus belle d'entre les filles d'Atride, et nous l'amènerons d'Argos pour qu'elle t'épouse, si tu veux avec nous ravager la superbe cité d'Ilion. Viens dans nos navires pour que nous parlions ensemble de ton prochain mariage ; car nous aussi, nous sommes des beaux-pères généreux ! »

    A ces mots, il l'entraîne par les pieds à travers la mêlée sanglante. Asius accourt aussitôt pour venger Othryonée : il est à pied, devant son char, et ses coursiers, que retient un écuyer fidèle, respirent au-dessus de ses épaules. Asius veut immoler Idoménée, mais celui-ci le prévient en lui enfonçant sa lance dans la gorge, au-dessous du menton. — Tel un chêne, ou un blanc peuplier, ou un pin au feuillage élevé tombe abattu sur la montagne par la hache tranchante des bûcherons qui veulent en faire le bois d'un navire : tel Asius tombe étendu devant son char en frémissant et en pressant de ses mains l'arène sanglante. Le courage abandonne son écuyer troublé, qui n'ose détourner les chevaux pour échapper aux coups des ennemis. Alors le belliqueux Antiloque lui plonge sa lance au milieu du corps, et sa cuirasse d'airain ne peut arrêter le trait, qui pénètre jusque dans les entrailles. Il gémit et tombe du char magnifique. Antiloque entraîne les coursiers loin des Troyens et les conduit dans le camp des Achéens aux belles cnémides.

    Déiphobe, regrettant la mort d'Asius, marche contre Idoménée et lui lance un brillant javelot ; Idoménée aperçoit le trait  

  et l'évite (il était caché sous un bouclier arrondi, fait avec des peaux de bœufs, de l'airain étincelant et garni de deux poignées). Idoménée se couvre de son bouclier qui, effleuré par le trait, retentit sourdement : le dard, qui n'a pas été vainement lancé par un bras vigoureux, vole au-dessus de sa tête, puis atteint le fils d’Hippase, Hypsénor, pasteur des peuples, et pénètre près du foie, dans les flancs du guerrier, que ses genoux défaillants ne peuvent plus soutenir. Déiphobe, fier de ce succès, s'écrie :

    « Asius n'est pas mort, du moins, sans être vengé ! Je pense qu'aux portes de l'enfer il sera joyeux de voir près de lui le compagnon que je lui ai donné ! »

    A ces cris de victoire la douleur s'empare des Achéens. Le vaillant Antiloque est vivement ému ; mais, malgré son affliction, il n'abandonne pas le corps de son ami et accourt aussitôt pour le protéger et le couvrir de son large bouclier. Mécistée et le divin Alastor se courbent et portent sur leurs épaules Hypsénor qui pousse des gémissements profonds.

    Idoménée ne se ralentit point : il veut envelopper quelques Troyens dans les ténèbres de la nuit, ou descendre lui-même dans les sombres demeures après avoir écarté loin des Grecs le danger et la ruine. Il immole le fils chéri du noble Ésyète, Alcathoüs, gendre d'Anchise (Alcathoüs avait épousé l'aînée des filles d'Anchise, Hippodamie, que son père et sa mère aimaient avec tendresse, Hippodamie qui surpassait toutes ses compagnes en beauté, en adresse, en prudence et qui fut unie à un héros dans la vaste cité de Troie). Neptune le frappe par la main d'Idoménée ; il obscurcit les yeux brillants d'Alcathoüs et paralyse ses membres agiles. Le gendre d'Anchise, semblable à une colonne ou à un chêne élevé, reste immobile : il ne peut fuir ni d'un côté ni de l'autre. Idoménée lui brise sa cuirasse d'airain qui jusqu'alors l'avait garanti du trépas et qui maintenant résonne sourdement. Alcathoüs tombe avec bruit et son cœur, percé par le trait, fait, en palpitant, trembler l'extrémité du javelot ; mais bientôt Mars en ralentit la violence. Idoménée, triomphant, s'écrie d'une voix forte :   

    « Déiphobe, toi qui t'applaudissais de ta victoire, n'est-ce pas maintenant te rendre la pareille que de tuer trois des tiens pour un des nôtres ? Viens donc à ma rencontre, et tu verras que je suis un descendant de Jupiter. ( Ce dieu donna le jour à Minos, protecteur de la Crète ; Minos engendra l'irréprochable Deucalion, qui me mit au monde pour gouverner les peuples nombreux de la fertile Crète. ) Mes vaisseaux m'ont conduit en ces lieux pour être ton fléau ; le fléau de ton père, le fléau de ta patrie ! »

    En entendant ces paroles Déiphobe se demande s'il retournera sur ses pas pour aller implorer le secours de quelque Troyen, ou s'il osera lutter seul avec le vaillant Idoménée. Enfin il se décide à se rendre auprès d'Énée, qu'il trouve debout aux derniers rangs de l'armée (ce héros était irrité contre le vieux Priam qui ne l'honorait point au gré de ses désirs, quoiqu'il fût le plus brave des guerriers) ; Déiphobe s'approche d'Énée et lui parle en ces termes :

    « Sage conseiller des Troyens, viens secourir l'époux de ta sœur, si tu aimes encore ta famille. Suis-moi, et allons protéger le corps d'Alcathoüs, qui jadis, dans son palais, prit soin de ton enfance, et qui vient de tomber sous les coups d'Idoménée. »

    A ces mots le cœur du héros est pénétré de douleur. Énée, en marchant à la rencontre d'Idoménée, sent renaître son ardeur pour la guerre ; mais Idoménée, loin de fuir comme un jeune enfant, reste inébranlable. — Tel sur les montagnes désertes le sanglier, se confiant en sa force, attend, le poil hérissé, les yeux brillants, les dents aiguisées, la foule tumultueuse des chiens et des chasseurs pour les repousser et les mettre en fuite : tel Idoménée attend de pied ferme le brave Énée qui s'avance. Soudain il appelle à grands cris Ascalaphe, Apharée, Déipyre, Mérion, Antiloque, et, pour les exciter davantage, il leur dit d'une voix forte :

    « Mes amis, je suis seul, venez donc me porter secours ! Je crains le vaillant Énée, qui s'avance d'un pas rapide ; il est près de m'atteindre, lui puissant dans les combats meurtriers et florissant de jeunesse ! Si nous étions tous deux du même âge, je lutterais seul avec lui, et bientôt l'un de nous remporterait la victoire ! »

     Tous ces guerriers, animés du même sentiment, accourent aussitôt et se rangent autour d'Idoménée en inclinant leurs boucliers sur leurs épaules. Énée, apercevant Déiphobe, Pâris, Agénor, qui étaient, ainsi que lui, chefs des Troyens, exhorte ses soldats. Les défenseurs d'Ilion suivent en foule ces héros comme les brebis suivent le bélier lorsqu'elles vont à l'abreuvoir, et en les voyant marcher le pasteur éprouve une douce joie : de même Énée se réjouit en les apercevant marcher sur ses pas.

    Les Troyens, armés de leurs longues lances, engagent le combat autour du corps d'Alcathoüs : les armures d'airain retentissent avec bruit sur la poitrine des guerriers qui se heurtent dans la mêlée. Deux héros vaillants se distinguent entre tous les autres : ce sont Énée et Idoménée, qui brûlent l'un et l'autre de se percer la poitrine avec l'airain cruel. Énée le premier lance un trait contre Idoménée ; mais ce héros, qui le voit venir, l'évite, et le javelot, vainement lancé par un bras vigoureux, s'enfonce en frémissant dans la terre fertile. Idoménée plonge sa lance dans le ventre d'OEnomaüs : il rompt la cuirasse de son ennemi, et l'airain pénètre jusque dans les entrailles. OEnomaüs tombe sur le sol et presse la terre de ses mains. Idoménée retire sa lance du cadavre ; mais il ne peut enlever les armes éclatantes de son ennemi, tant il est accablé sous une grêle de traits ( déjà ses genoux n'avaient plus de souplesse, et il ne pouvait plus reprendre ses javelots une fois qu'ils étaient lancés, ni éviter ceux de l'ennemi : il savait encore repousser dans les combats de pied ferme l'heure fatale de la mort, mais ses membres n'étaient plus assez agiles pour l'emporter rapidement loin du champ de bataille). Tandis qu'il s'éloigne en marchant, Déiphobe, toujours courroucé contre lui, lance un javelot qui, loin d'atteindre Idoménée, va traverser l'épaule d'Ascalaphe, fils de Mars : ce héros tombe et presse la terre de ses mains. — L'impétueux Mars, qui pousse sans cesse d'horribles hurlements(7), ne sait point encore que, son fils a succombé dans cette lutte sanglante : il était assis au sommet de l'Olympe sur des nuages d'or et enchaîné par la volonté de Jupiter ; là reposaient aussi les autres immortels qui n'osaient prendre parti soit pour les Troyens, soit pour les Grecs.

    Les guerriers s'attaquent avec fureur autour du corps d'Ascalaphe. Au moment où Déiphobe enlève le casque étincelant du héros il est blessé au bras par le javelot du belliqueux Mérion : le casque s'échappe de ses mains et tombe avec bruit sur la terre. Mérion s'élance de nouveau, semblable à un vautour ; il arrache le javelot de son bras et se retire parmi ses compagnons. Politès, frère de Déiphobe, l'entoure de ses bras, l'entraîne hors de la mêlée et le conduit auprès de ses coursiers qui étaient, ainsi que son écuyer et son magnifique char,  placés derrière les combattants. On amène Déiphobe, accablé de douleur, Déiphobe qui pousse des gémissements profonds et voit couler le sang de sa blessure récente.

    Cependant les autres guerriers combattent avec furie, et il s'élève dans les airs d'épouvantables clameurs. Énée s'avance contre le fils de Calétor, Apharée, qui voulait l'attaquer ; il lui plonge sa lance dans la gorge, et la tête d'Apharée s'incline : son casque et son bouclier la suivent(8), et les ténèbres de la mort couvrent ses yeux. Antiloque, apercevant Thoas qui prenait la fuite, le poursuit, l'atteint, et lui coupe la veine qui s'étend depuis le dos jusqu'au cou : Thoas tombe dans la poussière en étendant ses mains vers ses compagnons. Antiloque regarde autour de lui ; puis il se précipite sur le cadavre de Thoas et le dépouille de son armure. Les Troyens accourent en foule et lancent des traits sur le large bouclier d'Antiloque ; mais ils ne peuvent effleurer le corps du héros : car le puissant Neptune le protège. Antiloque reste au milieu de ses ennemis ; il agite son javelot dans les airs et se demande s'il le lancera ou s'il fondra lui-même sur les Troyens qui l'environnent.

Tandis qu'il agite ces pensées dans son âme, il est aperçu par le fils d'Asius, Adamas, qui s'approche de lui et lui plonge un javelot dans son bouclier. Neptune à la chevelure azurée(9) émousse la pointe du trait : la moitié du javelot, semblable à un pieu durci par la flamme, reste engagée dans le bouclier, et l'autre moitié tombe à terre. Soudain Adamas se réfugie au milieu de ses compagnons pour éviter le trépas. Mérion le poursuit et lui enfonce sa lance entre le nombril et les signes de la puberté, à l'endroit où les blessures de Mars sont toujours fatales. Adamas tombe et se débat en palpitant, comme un taureau entraîné dans les montagnes pur des pasteurs qui l'ont chargé de liens. Le héros, blessé, ne lutte pas long-temps contre la mort : Mérion se précipite sur lui, retire sa lance, et les ténèbres couvrent les yeux d'Adamas.

   

   Hélénus s'approche de Déipyre, le frappe à la tête, et du coup de sa grande épée de Thrace sépare en deux le casque de son ennemi : le casque lancé au loin tombe sur le sol ; il roule jusqu'aux pieds d'un Achéen qui le relève, et une nuit ténébreuse obscurcit les regards du malheureux Déipyre.

     Alors une grande douleur s'empare de Ménélas ; il menace Hélénus, qui tendait son arc flexible, et marche contre lui en agitant sa lance. Tous deux s'avancent, impatients de lancer l'un son javelot, l'autre sa flèche rapide. Le fils de Priam atteint au milieu de la poitrine la cuirasse de Ménélas ; mais la flèche rebondit aussitôt. — Ainsi du large van(10), dans une aire spacieuse, jaillissent les fèves et les pois au souffle retentissant du zéphyr et aux secousses du vanneur : ainsi repoussé de la cuirasse du glorieux Ménélas, le trait vole et va tomber au loin. Le fils d'Atrée, de son côté, atteint Hélénus à la main qui tenait l'arc étincelant ; et le javelot, en traversant la main, s'enfonce dans l'arc. Hélénus, pour éviter la mort, se réfugie au milieu des siens en portant sa main pendante qui traîne le javelot de frêne. Le magnanime Agénor s'approche d'Hélénus, arrache le trait ; puis il entoure la main avec la laine d'une fronde que portait son écuyer.

    Pisandre marche à la rencontre du vaillant fils d'Atrée. — Mais le cruel destin l'entraîna pour être vaincu par toi, Ménélas, dans ce combat terrible ! — Quand ces deux guerriers sont près l'un de l'autre, Atride lance un trait qui s'égare et manque son ennemi. Pisandre frappe le bouclier de Ménélas ; mais il ne peut en percer l'airain : l'épais bouclier résiste et la lance se brise près du bois. Pisandre, joyeux, espère remporter la victoire. Aussitôt Atride tire son glaive orné de clous d'argent et fond sur son ennemi. Pisandre, couvert de son bouclier, saisit sa belle hache d'airain, embellie d'un long manche d'olivier poli, et les deux guerriers s'attaquent en même temps. Pisandre donne un coup de hache sur le sommet du casque touffu d'Atride, près de l'aigrette ondoyante. Ménélas frappe Pisandre au bas du front : l'os est brisé, les yeux ensanglantés roulent dans la poussière, et le guerrier chancelle et tombe. Ménélas pose avec force son pied sur la poitrine du vaincu, s'empare de ses armes, et, fier de sa victoire, il s'écrie :

    « C'est ainsi que vous abandonnerez nos vaisseaux, ô Troyens orgueilleux, insatiables de carnage ! Vous m'avez réservé tous les affronts, tous les outrages, guerriers remplis d'impudence ! Vous n'avez pas redouté le courroux du puissant Jupiter protecteur de l'hospitalité, de Jupiter qui renversera un jour votre ville superbe !

    Sans avoir reçu vous-mêmes aucune injure, vous vous êtes emparés de mes trésors ; et vous avez enlevé mon épouse légitime, qui vous reçut jadis avec bienveillance ! Maintenant vous voulez livrer nos vaisseaux aux flammes et exterminer nos guerriers ! Mais, quelle que soit votre fureur, vous serez bientôt repoussés du champ de bataille ! — Puissant Jupiter, on dit que tu l'emportes en sagesse sur les hommes, sur les dieux, et pourtant c'est toi qui nous envoies tous ces maux ! Quoi ! tu portes secours à ces insolents Troyens qui ne méditent que des forfaits et ne peuvent assez se rassasier de meurtre ! Cependant l'homme se rassasie de tout, du sommeil, de l'amour, des doux accords de la lyre, des danses enivrantes que les mortels préfèrent aux combats meurtriers. Mais les Troyens seuls sont insatiables de carnage ! »

    En disant ces mots, Ménélas s'empare des dépouilles sanglantes, les remet à ses compagnons et court aux premiers rangs des combattants.

    Alors s'élance contre Atride le fils du roi Pylémènes, Harpalion, qui avait suivi son père chéri pour combattre dans les plaines d'Ilion. — Mais il ne devait plus revoir les champs paternels! — Il plonge sa lance dans le bouclier de Ménélas et ne peut en traverser l'airain ; puis il se retire parmi ses compagnons pour éviter la mort. Harpalion regarde avec inquiétude autour de lui ; car il craint qu'un trait lancé par un guerrier de l'Achaïe ne vienne l'atteindre. Mérion lui lance un javelot qui lui perce la hanche droite : la pointe, eu passant au-dessous de l'os, pénètre jusque dans les entrailles. Harpalion tombe dans les bras de ses amis fidèles et exhale son dernier soupir. — Semblable à un ver, il reste étendu sur le sol ; le sang noir qui coule de sa blessure innonde la terre fertile. Les vaillants Paphlagoniens s'empressent autour de lui, le placent sur un char, le conduisent tristement dans la cité d'Ilion, et le vieux Pylémènes suit le corps de son fils en répandant des larmes. — Hélas! la mort d'Harpalion restera sans vengeance !...

    Pâris est violemment irrité de la mort d'Harpalion ( jadis il donna l'hospitalité à ce héros dans le pays des Paphlagoniens). Soudain il lance dans l'armée des Grecs un javelot d'airain.( Parmi les Achéens était un homme riche et vaillant appelé Euchénor ; il était fils du devin Polyidès, et habitait la superbe Corinthe. Quand il partit sur son navire, il n'ignorait point sa fatale destinée ; car Polyidès lui avait souvent dit ou qu'il périrait dans ses foyers d'une horrible maladie, ou qu'il serait terrassé par les Troyens devant la flotte des Grecs. Il partit, évitant à la fois les reproches des Achéens(11) et une maladie cruelle, afin de ne pas avoir à souffrir tant de maux.) Le trait de Pâris l'atteint au-dessous de l'oreille : la vie abandonne Euchénor et lui-même tombe enveloppé des ténèbres de la nuit.

    Ainsi combattent les deux armées, semblables à la flamme dévorante. — Hector, chéri de Jupiter, ne sait point qu'à la gauche des navires, ses guerriers tombent sous les coups des Achéens. Déjà la victoire penche du côté des Grecs, tant Nep­tune leur donne de courage, de force et d'audace. — Hector était encore resté à l'endroit où, franchissant les portes et les remparts, il avait rompu les nombreuses phalanges hérissées de boucliers. Là les vaisseaux d'Ajax et de Protésilas bordaient le rivage de la mer blanchissante, et les murailles étaient le moins relevées ; là, les fantassins et les cavaliers se livraient à toute la fureur du combat.

    Les Béotiens, les Ioniens vêtus de longues tuniques, les Locriens, les Phthiens et les illustres Épéens s'opposent courageusement au héros qui s'élance comme la foudre ; mais ils ne peuvent repousser loin d'eux le vaillant Hector. Aux premiers rangs est l'élite des Athéniens commandée par le fils de Pétéus, Ménesthée, suivi par Phéidas, Stichius, et le redoutable Bias. Les chefs des Épéens sont Amphion, Dracius et Mégès issu de Phylée. Les Phthiens sont commandés par le belliqueux Podarcès et par Médon, fils illégitime d'Oïlée et frère d'Ajax. (Médon avait quitté sa patrie et vivait dans Phylace depuis le jour où il avait tué le frère de sa belle-mère Eriopis, épouse d'Oïlée. Podarcès était fils d'Iphiclus, issu de la race des Phylacides.)Ces deux chefs sont à la tête des peuples de Phthie et combattent avec les Béotiens pour défendre leurs navires.

    Ajax, fils d'Oïlée, se tient près d'Ajax Télamonien, et ne le quitte pas d'un instant. — Tels dans un guéret deux taureaux noirs traînent avec ardeur une pesante charrue, une abondante sueur coule de leurs fronts armés de cornes ; ces taureaux, séparés seulement par le joug qui les lie, tracent un profond sillon et déchirent le sein de la terre(12) : tels les deux Ajax marchent avec ardeur l'un près de l'autre. De nombreux et vaillants soldats entourent le fils de Télamon, et portent son bouclier quand ses membres sont brisés de fatigues et baignés de sueur. Les Locriens ne suivent pas le fils d'Oïlée ; car ils ne sont point exercés aux combats de pied ferme : ces guerriers n'ont ni casques d'airain ombragés de crinières, ni boucliers arrondis, ni lances de frêne. Les Locriens sont venus devant Ilion pleins de confiance dans leurs arcs, dans leurs frondes tissues de laine, et souvent leurs traits ont rompu les phalanges épaisses des défenseurs de Troie. Les deux Ajax, couverts d'armures éclatantes, marchent en avant et luttent avec les Troyens et même avec le vaillant Hector. Les Locriens, au contraire, placés derrière les phalanges ennemies, lancent des traits nombreux. Déjà les Troyens sont près d'abandonner le combat, tant ils sont épouvantés par les flèches meurtrières qui tombent de toutes parts. Certes les défenseurs d'Ilion se seraient enfuis loin des tentes et des vaisseaux des Grecs, si Polydamas n'eût adressé ces paroles à l'audacieux fils de Priam :

    « Hector, tu ne veux donc jamais suivre les avis des autres ! Parce que les dieux t'ont donné la bravoure en partage, tu veux dans le conseil l'emporter sur tous les guerriers ! Cependant tu ne peux, seul, réunir toutes les faveurs du ciel. Les habitants de l'Olympe accordent aux uns les vertus guerrières, aux autres l’art de la danse, de la lyre, du chant, et à d'autres encore la sagesse qui rend les peuples heureux et sauve les villes menacées par l'ennemi. Hector, je vais te dire maintenant ce que nous devons faire. Les combats sanglants nous environnent de toutes parts ; les Troyens, après avoir franchi les murs, restent à l'écart ou sont dispersés devant les navires : ils luttent en petit nombre contre une multitude d'ennemis. Va donc convoquer les plus braves des Troyens afin que nous délibérions si nous devons nous précipiter sur l'ennemi ( à moins toutefois qu'un dieu ne veuille nous protéger ) ou si nous devons fuir loin des vaisseaux achéens tandis que nous sommes encore vivants. Je crains que les Grecs ne nous rendent carnage pour carnage ; car près de leurs vaisseaux se tient un vaillant guerrier qui ne s'éloignera pas du champ de bataille. »

    Les paroles de Polydamas plaisent à Hector. Le fils de Priam s'élance de son char, saute à terre et dit :

    « Polydamas, retiens ici nos chefs les plus braves. Moi, je cours m'opposer aux Achéens et je reviendrai près de toi quand j'aurai donné mes ordres. »

    Hector, semblable à une montagne couverte de neige, s'éloigne en poussant de grands cris, et bientôt il paraît au milieu des Troyens et des alliés. — Les chefs, à la voix d'Hector, se rassemblent autour de Polydamas, noble fils de Panthoüs. Polydamas s'avance en cherchant aux premiers rangs Déiphobe, Hélénus, Adamas, fils d'Asius, et Asius fils d'Hyrtace. Mais tous ces guerriers avaient reçu quelque blessure ou la mort !.. Les uns avaient perdu la vie devant la flotte ; les autres avaient été blessés par des flèches ou par des lances sur les remparts des Grecs. A la gauche de l'armée il rencontre l'époux d'Hélène, Pâris, qui exhortait ses soldats à combattre. Hector s'approche de son frère et lui adresse ces cruels reproches :

    « Malheureux Pâris, homme fier de ta beauté, vil esclave des femmes, lâche séducteur ! où sont maintenant Déiphobe, Hélénus, Adamas, fils d'Asius, Asius, fils d'Hyrtace, et Othryonée ? Est-ce qu'aujourd'hui la cité d'Ilion s'écroule en se précipitant de son faîte élevé ? Aujourd'hui, Pâris, ta perte est certaine ! »

   Le beau Pâris lui répond aussitôt :  

    « Hector,  tu m'accuses injustement. Jamais je n'ai montré autant d'ardeur. J'ai combattu avec courage, et ma mère n'a point enfanté un lâche ! Depuis que tu as amené les Troyens près des navires, moi et mes compagnons nous avons lutté avec les Danaens. Les chefs que tu demandes ont péri. Déiphobe et Hélénus se sont retirés dans leurs tentes ; ils ont été tous deux blessés à la main par des lances ennemies : mais le fils de Saturne les a préservés du trépas. Conduis-nous maintenant où t'entraîne ton courage ; nous sommes impatients de te suivre, et nul de nous ne manquera de vaillance tant que nos membres conserveront encore quelque vigueur : car il n'est donné à personne de com­battre au delà de ses forces. »

    En parlant ainsi il fléchit le cœur de son frère. Hector et Pâris se précipitent tous deux au plus fort de la mêlée. Là se trouvaient Cébrion, l'irréprochable Polydamas, Phalcès, Orthéus, le divin Polyphète, Palmys, Ascanius et Morys, fils d'Hippotion : ces guerriers étaient venus la veille de la féconde Ascanie pour remplacer d'autres guerriers, et maintenant Jupiter les excite à combattre. Ils s'avancent semblables à un tourbillon qui, chassé par la foudre de Jupiter, fond sur les campagnes et se précipite sur l'Océan avec un bruit terrible ; alors les flots bouillonnants de la mer retentissante blanchissent d'écume, se gonflent, se poussent, se succèdent sans cesse. Ainsi les Troyens aux brillantes armures se serrent les uns contre les autres et marchent sur les pas de leurs chefs. Hector, semblable à l'homicide dieu de la guerre, marche à leur tête, tenant devant lui son bouclier, revêtu de peaux épaisses et recouvert de lames d'airain. Sur sa tête resplendit son casque étincelant. Le fils de Priam cherche de toutes parts à percer les phalanges ennemies, et, garanti par son bouclier, il veut les faire céder à ses efforts ; mais il ne peut parvenir à jeter le trouble dans le cœur des Achéens. Ajax, le premier, marche à grands pas et provoque Hector en ces termes :

    « Misérable, puisque tu veux effrayer les Argiens, approche donc! Nous ne sommes point inhabiles dans les combats ! Si nous succombons aujourd'hui c'est que nous sommes châtiés par le terrible fouet du puissant Jupiter ! Tu espères sans doute ravager nos vaisseaux ; mais il nous reste encore des bras pour les défendre! Avant l'accomplissement de tes vœux, la superbe cité d'Ilion sera prise et ravagée par nous. — Je te le prédis, un jour viendra où, fuyant toi-même, tu imploreras Jupiter et les autres dieux pour que tes coursiers, rendus plus rapides que l'épervier, te ramènent promptement dans Ilion en élevant vers les nues la poussière de la plaine ! »

    Tandis qu'il parle, un aigle s'élève dans les airs et vole à sa droite. A cet heureux présage les Achéens jettent des cris de joie. Alors l'illustre Hector répond à Ajax en ces termes :

    « Hâbleur plein de jactance(13), qu'oses-tu dire ? Que ne suis-je aussi sûr d'être fils de Jupiter et de Junon, d'être immortel et honoré à l'égal de Minerve et d'Apollon, comme il est certain que ce jour sera funeste aux Argiens ! Ajax, si tu oses affronter les coups de ma redoutable lance, tu périras avec tous tes compagnons. Mon rapide javelot déchirera ta peau délicate, et ton corps jeté devant tes navires deviendra la proie des chiens et des vautours ! »

    Il dit, et s'élance à la tête de ses guerriers qui le suivent en poussant des cris que répète toute l'armée. Les Grecs, de leur côté, font entendre de bruyantes clameurs ; car ils brûlent de combattre et ils attendent de pied ferme les chefs des Troyens qui s'avancent. Le tumulte que font les deux peuples s'élève jusqu'aux nues et pénètre jusque dans les splendides demeures du puissant fils de Saturne.

 

 

 

Notes, explications et commentaires

 

(1) Nous avons suivi l'édition de Dubner, qui fait un nom propre du mot βων (vers 6) (Abiens). Avant Wolf on le prenait pour adjectif, et on l'expliquait, par pauvre. Ainsi Voss traduit ce passage par : Hippomolgen welche bei milch arm leben (les Hippomolgues qui vivent pauvrement de lait). Tous les traducteurs français ont suivi cette dernière version. Strabon nous apprend que les Abiens étaient des Scythes nomades du nord de l'Europe, sur les bords de l’Ister. Ιππημολγι, les hippomolgues (ceux qui traient les cavales) étaient des Scythes qui vivaient de lait de jument.

 

(2) Nous avons passé sous silence ces trois mots : σκος σκεϊ προθελμνωι (vers 130) (le grand bouclier de peau de bœuf se presse étroitement contre le grand bouclier de peau de bœuf), parce que le passage suivant, σπς ρ σπδ ρειδε (vers 131) (le bouclier se presse contre le bouclier), signifie la même chose dans notre langue. Cependant les Grecs des temps homériques avaient deux expressions différentes pour désigner ces deux espèces de boucliers, qu'ils appelaient σκος et σπς.

 

(3) Pour la traduction du mot μφιγοισιν (vers 147), nous nous sommes écarté des traductions de Clarke, de Dubner, de Voss et de Dugas-Montbel ; cependant nous devons ajouter que les commentateurs donnent quatre explications différentes au mot μφιγοισιν : 1° qui a deux tranchants ; 2° qui blesse des deux côtés ; 3° garni de fer des deux côtés ; 4° que l'on prend à deux mains. Nous avons choisi la seconde explication comme étant la plus vraisemblable.

 

(4) Le texte porte :

 λλ κεν στρνων νηδος ντισειε

πρσσω εμνοιο μετ προμχων αριστν

(vers 290/291)

(tu le recevrais dans la poitrine ou dans le ventre en le précipitant dans la foule des premiers combattants). Un des principaux caractères du génie d'Homère, dit à ce sujet Dugas-Montbel, est d'exprimer les actions dans toute leur naïveté et de peindre les objets physiques tels qu'ils sont.

 

(5) Homère dit :

πε ο ποθι λπομαι οτω

δεεσθαι πολμοιο κρη κομωντας χαιος.

(vers 309/310)

(parce que je pense que nulle part les Achéens à la belle chevelure ne sont tant soit peu privés de la guerre. Dugas-Montbel paraît avoir suivi l'interprétation de Heyne, qui explique les mots : ο δεεσθαι πολμοιο par : être inférieur, avoir le dessous. Cette interprétation n'est nullement convenable : et il est bien plus simple de laisser au mot δεεσθαι sa signification première : manquer, être privé de quelque chose, et de traduire avec Dubner ce passage par quoniam nusquam puto adeo indigne certamine capite-comantes Achivos. Voss a également adopté ce sens en disant : Denn nirgends scheinen mir etwa dürftig des Kampfer zu sein die hauplumlockten Achaier (car nulle pari les Achéens à la belle chevelure ne paraissant manquer du combat).

 

(6) Nous avons suivi pour l'explication de ce passage difficile les versions latine et allemande de Dubner et de Voss.

 

(7) Nous n'avons pas voulu passer sous silence l'épithète βριπυος (vers 521) (qui crie fort, qui hurle, épithète qui ne se trouve que celle seule fois employée par Homère, et qui n'a été rendue par aucun traducteur fiançais.

 

(8)    Homère dit :

 κλνθη δ τρωσε κρη, π δ σπς ἑάφθη

κα κρυς…….

(vers 544/545)

 Pour bien comprendre ce passage, il faut savoir la véritable signification de ἑάφθη. ἑάφθη est la trois, pers. sing. aor. 1°", pass. de πτω (attacher). Les commentateurs sont partagés sur l'explication de ce passage ; d'après Rost et Kœppen il signifie le bouclier et le casque tombèrent dessus et y restèrent ; d'après Passow, le bouclier était fortement attaché. Nous croyons, nous, que le sens d'attacher se confond avec celui de suivre, et qu'il faut traduire comme Voss : es folgte der schild narh, auch der helm (le bouclier suivait avec le casque). Dubner est également de cet avis en rendant ce passage par : clypeus alligatus sequebatur.

 

(9) Tous les traducteurs français passent sous silence l'épithète κυανοχατα (vers 564) (aux cheveux noirs ou azurés) qu'Homère donne à Neptune.  Voss dit : der schwarzlockige herscher des meers (le dieu de la mer aux boucles noires).

 

(10) On entendait par πτος la pelle ou le van pour vanner. Le van était de bois et avait la forme du plat de la main. On se servait de vans pour vanner la terre, et de pelles pour nettoyer le blé.

 

(11) C'est-à-dire que les Achéens lui auraient reproché d'être un lâche, s'il n'était point parti avec les autres guerriers pour l'expédition de Troie.

 

(12) Homère dit : τμει δ τε τλσον ρορης (vers 703). Pour comprendre ce passage, il faut ici suppléer comme sujet ρορης. Dubner a également intercalé dans sa traduction latine le mot aratrum (charrue), et a traduit ce passage par : proscinditque (aratrum) fundum arvi.

 

(13) Le texte porte : μαρτοεπς βουγϊε (vers 825) (bavard, plein de jactance) que Dubner rend très-bien par : blatero ingens-jactator.