Livre IX
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 AMBASSADE AUPRÈS D'ACHILLE.

es Troyens veillent avec soin, tandis que la Fuite envoyée par les dieux et compagne de la Terreur, règne parmi les Grecs qui sont atteints d'un violent chagrin. — Ainsi, lorsque des montagnes de la Thrace, Borée et Zéphire viennent tout à coup agiter la mer poissonneuse  les vagues noires se gonflent et rejettent en abondance l'algue sur le rivage : ainsi la crainte et l'effroi viennent agiter tour à tour le cœur des malheureux Achéens.

     Atride, en proie à la plus vive douleur, traverse les rangs et ordonne aux hérauts de convoquer sans bruit les nobles guerriers. Bientôt les chefs, tristes, consternés, abattus, sont réunis et Agamemnon se lève en versant d'abondantes larmes. Telle une source profonde répand ses eaux noires du sommet d'un rocher. Le fils d'Atrée, en soupirant, s'exprime en ces termes :

    « 0 mes amis, chefs et princes des Argiens, Jupiter m'accable d'infortunes ! Ce dieu cruel, me promit, me jura même autrefois que je ne retournerais dans ma patrie qu'après avoir renversé les hautes murailles d'Ilion ; mais aujourd'hui méditant d'affreux desseins, il m'ordonne de regagner honteusement Argos, moi qui ai perdu tant de vaillants guerriers ! Telle est la volonté du puissant Jupiter, qui a déjà détruit et qui doit détruire encore de nombreuses cités ; car sa puissance est sans bornes. Eh bien ! obéissez tous à mes paroles. Fuyons avec nos vaisseaux, et rentrons dans notre chère patrie puisque nous ne pourrons jamais renverser la ville de Troie aux larges rues ! »

    Il dit, et tous les Grecs abattus par la douleur gardent un morne silence ; ils restent long-temps sans oser proférer une seule parole ; mais enfin Diomède à la voix sonore se lève et dit :

     « Atride, je combattrai tes imprudents discours, selon la coutume des assemblées(1), et surtout ne va pas t'irriter de mes paroles. — Naguère, en présence des Grecs, tu me reprochas d'être faible et lâche ; cependant tous ces guerriers, jeunes et vieux, savent que je suis courageux et fort. Le fils de Saturne t'a donné le sceptre pour être honoré entre tous les hommes ; mais il t'a refusé la mâle valeur qui seule assure une grande puissance. Malheureux, crois-tu donc que les fils des Achéens soient sans force et sans courage, comme tu le supposes toi-même ? Si tu es impatient d'abandonner ces lieux, fuis, les chemins te sont ouverts, et les nombreux vaisseaux qui te suivirent de Mycènes t'attendent sur le rivage ! Nous autres nous ne partirons que lorsque nous aurons détruit la cité d'Ilion ! Mais s'il est des guerriers qui veulent aussi retourner dans leur chère patrie, qu'ils partent donc ! Sthénélus et moi nous combattrons seuls jusqu'à ce que nous ayons vu tomber les hautes murailles de Troie, puisque  c'est une déesse qui  nous a conduits  sur ces rivages ! »

     Il dit, et tous les Grecs, admirant le discours de Diomède, dompteur de coursiers, applaudissent en poussant de grands cris. Alors le vieux Nestor se lève et s'exprime en ces termes :

     « Fils de Tydée, tu es toujours dans les combats le plus brave, et dans les conseils tu l'emportes sur tous les héros de ton âge. Aucun d'entre nous ne pourrait blâmer ou contredire tes paroles ; mais tu n'as point achevé ton discours. Tu es jeune encore ; tu pourrais être le moins âgé de tous mes enfants ; pourtant tu parles avec prudence aux chefs des Argiens, et ce que tu dis est juste et convenable. Mais, moi qui suis plus âgé que toi, je vais prendre la parole à mon tour et je ne passerai rien sous silence. Nul parmi vous ne pourra condamner mes discours, non, pas même le puissant Agamemnon ! — Celui qui aime les guerres intestines et les malheurs qu'elles entraînent, est sans famille, sans lois, sans foyers. Maintenant obéissons à la nuit, préparons le repas du soir, et plaçons des gardes près du fossé qui borde les murailles. Tels sont les ordres que je donne aux jeunes guerriers. Quant à toi, Atride, le plus puissant des rois, commence le premier à suivre mes conseils, et convie au festin les plus anciens d'entre les Grecs. Tes tentes sont remplies des vins délicieux que nos vaisseaux t'apportent chaque jour de la Thrace en traversant la vaste étendue des mers, et tu possèdes tout en abondance pour recevoir dignement de nombreux guerriers. Lorsque les chefs seront assemblés, tu te soumettras au meilleur avis qui te sera donné par l'un d'entre nous ; car en ce moment tous les Grecs ont besoin d'un conseil prudent et salutaire. Déjà nos ennemis ont allumé près de nos vaisseaux des feux nombreux. Ah! qui pourrait se réjouir de tous ces malheurs ! Cette nuit doit perdre ou sauver notre armée ! »

    Ainsi parle Nestor ; les chefs l'écoutent en silence et tous obéissent à ses ordres. — Les gardes, revêtus de leur armure, sortent des tentes sous la conduite de Thrasymède, fils de Nestor, de Mérion, d'Àpharéus, de Déipyre, du divin Lycomède, fils de Gréon, d'Ascalaphe et d'Ialmène, issus tous deux du dieu Mars. Ces sept héros marchent à la tête des gardes, et chacun d’eux est suivi de cent guerriers armés de fortes lances. Quand ils sont dans l'espace qui s'étend entre les murs et le fossé, ils allument des feux et préparent le repas du soir.

    Agamemnon rassemble dans sa tente les plus anciens chefs des Achéens ; il leur offre un festin délicieux, et bientôt ils portent leurs mains aux mets qu'où leur a servis et préparés. Lorsqu'ils ont bu et mangé selon les désirs de leur cœur, Nestor, qui déjà leur avait donné de sages conseils, se lève, prend la parole et dit avec bienveillance :

    « Illustre fils d'Atrée, Agamemnon, roi des hommes, c'est par toi que commencera et finira mon discours(2); car tu règnes sur des  

peuples nombreux, et Jupiter t'a donné le sceptre, l'autorité, la puissance pour conduire les hommes avec sagesse. Tu peux donc le premier entre tous donner des conseils ; mais aussi tu dois écouter ceux qu'un autre aura proposés pour notre propre bien, et tu décideras ensuite quel est celui qui doit l'emporter. Moi, je vais te dire ce qu'il me semble le plus sage de faire. Nul autre n'a conçu et ne conçoit encore un avis préférable à celui que je proposai le jour où, malgré nous tous, tu vins enlever la jeune Briséïs des tentes d'Achille courroucé. Vainement je voulus te faire abandonner ce projet ; mais cédant à ton cœur orgueilleux, tu outrageas Achille, le plus brave des héros, Achille qu'honorent les immortels eux-mêmes, et tu retins sa jeune captive. Voyons aujourd'hui si nous pourrons le fléchir par des dons magnifiques et par de douces paroles. »

    Agamemnon, roi des hommes, lui répond aussitôt :

    « 0 vieillard, tu n'as point trahi la vérité en me rappelant mon erreur. Oui, je fus coupable, et je ne le nie point. Achille, ce héros chéri de Jupiter, vaut seul de nombreuses phalanges de guerriers. Le fils de Saturne, pour le venger, accable aujourd'hui de maux sans nombre le peuple des Achéens ! Mais puisque je me rendis coupable en cédant à mon aveugle fureur, je veux aujourd'hui fléchir ce héros et lui faire d'innombrables présents. Je lui offrirai sept trépieds que la flamme n'a point encore noircis(3), dix talents d'or, vingt vases resplendissants, douze chevaux vigoureux, vainqueurs à la course, et qui de leurs pieds agiles ont remporté des prix magnifiques. Certes, l'homme qui posséderait tous ces trésors et les prix que m'ont valus ces nobles coursiers ne craindrait point l'indigence ; car il aurait beaucoup d'or et de richesses ! Je lui donnerai encore sept jeunes captives dont on admire les talents et la beauté : moi-même je les choisis dans Lesbos quand Achille soumit cette contrée à ses lois, et parmi elle se trouvera la fille de Brisés. J'attesterai par le plus grand des serments que jamais je n'ai partagé la couche de cette captive, que jamais je ne me suis uni à Briséïs, comme dans la race humaine les hommes ont coutume de s'unir aux femmes. Je lui offrirai tous ces présents, et si les dieux m'accordent un jour de renverser les hautes murailles de la cité de Priam, les vaisseaux d'Achille seront chargés d'or et d'airain, quand nos guerriers partageront les dépouilles. Il pourra choisir encore vingt femmes de Troie, les plus belles après l'Argienne Hélène. Si jamais nous retournons dans la fertile plaine d'Argos, il deviendra mon gendre, et je l'aimerai comme Oreste, mon unique enfant, élevé au sein du bonheur. J'ai trois filles dans mon palais, Chrysothémis, Laodice, Iphianasse ; et Achille pourra, sans faire aucun présent, conduire celle qu'il préférera dans la demeure de son père Pelée. Je consens encore à donner à ce héros des trésors tels qu'aucun père n'en donna jamais à ses enfants. Je lui céderai sept villes florissantes, Cardamyle, Énope, la verdoyante Ira, la divine Phère, la fertile Anthée, la superbe Épéa, et Pédase féconde en vignes. Toutes ces villes, situées près des bords de la mer, sont voisines de la sablonneuse Pylos, et habitées par des hommes riches en troupeaux de bœufs et de brebis. Ces hommes l'honoreront comme un dieu en lui offrant d'honorables présents, et, soumis à son sceptre, ils lui payeront de riches tributs. Je jure d'accomplir toutes mes promesses si le divin Achille veut apaiser son courroux ! Qu'il se laisse donc fléchir. Pluton seul est dur, inflexible ; aussi de tous les immortels est-il celui que les humains ont le plus en horreur! Qu'il me cède, enfin, puisque je suis plus âgé que lui et que je le surpasse en puissance ! »

    « Agamemnon, les présents que tu veux offrir au noble Achille sont dignes de lui. Mais hâtons-nous de choisir quelques héros et de les envoyer dans la tente du fils de Pelée. Je vais les désigner moi-même, et ils obéiront à ma voix. Que Phénix, guerrier chéri de Jupiter, marche à la tête de nos envoyés et qu'il soit suivi par Ajax, par Ulysse, et par deux hérauts, Odius et Eurybate. Qu'on apporte maintenant de l'eau pour purifier nos mains, et qu'on observe un religieux silence afin que nous adressions des vœux au fils de Saturne. Peut-être Jupiter prendra-t-il pitié de nous ! »

    Il dit ; ces paroles plaisent à tous les guerriers. Aussitôt les hérauts versent une eau pure sur les mains des chefs ; des adolescents couronnent les cratères de vin, les portent à leurs lèvres et les offrent à tous les convives. Quand les guerriers ont répandu le vin en l'honneur des dieux et bu selon les désirs de leur cœur, les envoyés se hâtent de sortir de la tente d'Agamemnon. Nestor, portant ses regards sur chacun d'eux, leur donne ses ordres et conjure surtout Ulysse de faire tous ses efforts pour fléchir le noble fils de Pelée.

    Ils prennent congé de Nestor et suivent le rivage de la mer retentissante en adressant des prières à Neptune, qui entoure la terre de ses bras ; ils lui demandent la faveur de pouvoir toucher l'âme superbe du descendant d'Éacus. Arrivés près des tentes et des vaisseaux thessaliens, ils trouvent le héros qui charmait les ennuis de sa solitude en écoutant les sons d'une lyre sonore, richement décorée et surmontée d'un chevalet(4) d'argent : — Achille l'avait prise en ravageant la ville d'Éétion, est c'est sur cette lyre qu'il calmait ses douleurs en chantant les exploits des héros. — Patrocle seul se tenait en face du fils de Pelée, et attendait eu silence qu'Achille eût terminé ses chants. Les envoyés conduits par Ulysse s'avancent et s'arrêtent devant le héros. Achille, étonné, se lève, et, tenant toujours sa lyre, il abandonne le siège sur lequel il était assis. Patrocle imitant son compagnon, se lève aussitôt à la vue de ces guerriers. Achille à la course rapide leur tend la main et leur dit :

    « Salut, héros, soyez les bienvenus. La dure nécessité vous conduit sans doute en ces lieux, vous, mes amis, qui, malgré mon courroux, me fûtes toujours les plus chers. »

    A ces mots le noble Achille les introduit dans sa tente et les fait asseoir sur des sièges recouverts de tapis de pourpre ; puis, s'adressant à Patrocle qui se tenait près de lui, il lui parle en ces termes :

    « Fils de Ménétius, apporte l'urne la plus grande ; remplis-la du vin le plus pur et distribue des coupes à chacun de nous : car mes amis sont aujourd'hui dans ma tente. »

    Patrocle obéit aux ordres de son compagnon fidèle. Achille place près de la lueur du foyer une vaste table(5) sur laquelle il découpe une brebis, une chèvre sauvage, et le large dos d'un porc succulent. Automédon tient les viandes tandis que le divin Achille les dépèce, les divise en morceaux et les perce avec des broches. Patrocle allume un grand feu, et dès que le bois consumé ne jette plus qu'une flamme languissante, il place au-dessus de la braise des broches qu'il élève sur des supports ; puis il répand le sel sacré. Quand Patrocle a fait rôtir les viandes et qu'il les a mises sur des tables, il distribue le pain renfermé dans de riches corbeilles. Achille sert les viandes, s'assied en face du divin Ulysse, à l'autre extrémité de la salle, et ordonne à son compagnon fidèle d'offrir des sacrifices aux dieux. Patrocle jette dans les flammes les prémices du repas. Alors tous les convives portent leurs mains aux mets qu'on leur a servis et préparés. Quand ils ont tous bu et mangé selon les désirs de leurs cœurs, Ajax fait un signe à Phénix. Ulysse, qui l'aperçoit, remplit aussitôt sa coupe, et, la présentant au héros, il lui dit :

    « Salut, noble Achille. Certes, les mets succulents ne manquent ni dans ta tente, ni dans celle du puissant Agamemnon : on trouve en abondance dans l'une et dans l'autre des viandes délicieuses. Mais la joie des festins ne nous occupe plus, en ce moment, et quand nous portons nos regards autour de nous, nous tremblons à la vue des malheurs dont nous sommes accablés. Hélas ! si tu nous abandonnes nous ignorons si nos navires seront sauvés ou perdus ! Déjà les fiers Troyens et leurs alliés venus des terres lointaines ont placé leurs tentes près de notre flotte et de nos murailles ; ils ont allumé de grands feux sur le rivage en disant que nous ne résisterons plus et que nous périrons tous sur nos sombres navires(6). Le fils de Saturne, leur montrant d'heureux présages, a fait gronder sa foudre à leur droite. Hector, emporté par sa force et se confiant en Jupiter, ne met plus de bornes à ses fureurs ; il ne respecte ni les hommes, ni les dieux : car une rage belliqueuse s'est emparée de lui ! Il désire ardemment le prompt retour de la divine Aurore, et il jure d'enlever les poupes qui décorent nos navires, d'embraser notre flotte dans un funeste incendie et d'exterminer les Grecs au milieu des tourbillons de flamme et de fumée ! Je crains que les dieux n'accomplissent ces menaces, et que nous ne soyons tous destinés à périr devant Ilion, loin des fertiles plaines d'Argos ! — Achille, lève-toi et suis-nous si tu veux enfin arracher à la fureur des Troyens les Grecs qui périssent ! Si tu balances plus long-temps, tu seras toi-même en proie à de pénibles regrets. On ne trouve plus de remède au mal une fois qu'il est fait. Songe maintenant à éloigner de nous ce jour funeste. Ami, ton père Pelée te donna ce conseil lorsqu'il t'envoya de Phthie pour te joindre au puissant Agamemnon. — « Mon fils, te disait-il, Minerve et Junon t'accorderont la vaillance si tel est leur désir ; mais dompte surtout ton âme orgueilleuse ; car la douceur est toujours préférable à l'altière fierté. Fuis la discorde, source des plus grands malheurs, afin que les jeunes gens et les vieillards t'aiment, te respectent et t'honorent entre tous les guerriers de l'Achaïe. » — Ainsi t'exhortait ton vieux père, et tu as oublié ses paroles. Eh bien, Achille ! apaise maintenant ta colère et chasse le courroux qui consume ton cœur. Agamemnon te comblera de superbes présents ; il te donnera sept trépieds que la flamme n'a point encore noircis, dix talents d'or, vingt vases resplendissants, douze chevaux vigoureux, vainqueurs à la course, et qui de leurs pieds agiles ont remporté des prix magnifiques. Certes, l'homme qui posséderait tous ces trésors et les prix que lui ont valus ces nobles coursiers ne craindrait pas la pauvreté ; car il aurait de l'or en abondance ! Il te donnera encore sept jeunes captives dont on admire les talents, la beauté, et qu'il choisit lui-même dans Lesbos quand tu soumis cette contrée à tes lois ; parmi elles se trouvera la fille de Brisés. Il t'affirmera par serment que jamais il n'a partagé la couche de cette jeune fille ; que jamais il ne s'est uni à Briséïs, comme les hommes ont coutume de s'unir aux femmes. Si les dieux lui accordent un jour de renverser les hautes murailles de la cité de Priam, tes vaisseaux seront chargés d'or et d'airain quand nos guerriers partageront les dépouilles. Tu pourras encore choisir vingt femmes de Troie, les plus belles après l'Argienne Hélène. Si jamais nous retournons dans les plaines d'Argos, tu deviendras son gendre et il t'aimera comme Oreste, son unique enfant, élevé au sein du bonheur. Atride a trois filles dans son palais, Chrysothémis, Laodice, Iphianasse ; tu pourras, sans faire aucun présent, conduire celle que tu préféreras dans les demeures de ton père. Il consent encore à te donner des trésors tels qu'aucun père n'en donna jamais à ses enfants. Tu auras sept villes florissantes, Cardamyle, Énope, la verdoyante Ira, la divine Phère, la fertile Ânthée, la superbe Epéa, et Pédase fertile en vignes. Toutes ces îles, situées près des bords de la mer, sont voisines de la sablonneuse Pylos, et habitées par des hommes riches en troupeaux de bœufs et de brebis. Ces hommes t'honoreront comme un dieu en t'offrant d'honorables présents, et, soumis à ton sceptre, ils te payeront de riches tributs. Telles sont les promesses qu'il a juré d'accomplir si tu veux étouffer ton ressentiment. Mais si Atride t'est toujours odieux, si tu le hais ainsi que ses richesses, ah ! du moins prends pitié des Grecs, et ils te respecteront comme une divinité ! Tu te couvriras de gloire à leurs yeux en immolant Hector, qui, dans sa rage belliqueuse, voudra te vaincre ; car il prétend que nul d'entre nous ne saurait l'égaler en force, en adresse, en valeur ! »

    L'impétueux Achille lui répond aussitôt :

    « Noble fils de Laërte, Ulysse fertile en sages conseils, je te dirai sincèrement ma pensée, afin que tu cesses de m'assiéger tour à tour par tes plaintes, par tes offres, par tes gémissements. — Je hais autant que les portes de l'enfer l'homme dont la bouche dément ce que pense son cœur. — Voici le parti qui me semble préférable : ni Atride, ni les autres Achéens ne pourront jamais me fléchir ; car ils n'ont point eu de reconnaissance pour celui qui, sans cesse, a poursuivi leurs vaillants ennemis ! — Un sort semblable attend le guerrier qui fuit les périls et le héros qui les affronte. Le lâche et le brave jouissent des mêmes honneurs. La même tombe attend l'homme oisif et celui qui, pendant sa vie, accomplit de nombreux et laborieux travaux. Que m'a donc servi d'avoir tant souffert et d'avoir combattu sans relâche en exposant tous les jours ma vie? — Semblable à la mère qui apporte à ses petits oiseaux une nourriture qu'elle a ramassée au péril de sa vie, et dont elle se prive elle-même, j'ai passé de longues nuits sans sommeil ; mes jours se sont écoulés au milieu d'un sanglant carnage, combattant mes ennemis pour venger les femmes des Atrides. J'ai pris douze cités avec le secours de ma flotte, et j'ai ravagé onze villes à pied dans les plaines de Troie. J'ai enlevé de riches et abondantes dépouilles, et je les ai toutes portées au puissant Agamemnon, fils d'Atrée. Lui, tranquille près de ses navires, attendait sa proie, distribuait la plus faible part aux soldats, et se réservait toujours la plus grande. Il a donné des récompenses aux plus illustres chefs qui en jouissent encore, tandis que moi, seul de tous les Achéens, j'ai été dépouillé du prix de ma valeur ! On m'a ravi Briséïs, ma captive chérie, et Agamemnon la retient encore dans sa tente ! Eh bien ! qu'il repose auprès d'elle et s'enivre de voluptés ! — Pourquoi les Grecs font-ils la guerre aux Troyens ? Pourquoi le fils d'Atrée a-t-il conduit sur ces bords une puissante armée ? Est-ce pour ramener dans sa patrie Hélène à la belle chevelure ? Les Atrides sont-ils donc les seuls qui aiment et chérissent leurs épouses ? — Tout homme sage et bon aime avec tendresse celle qui partage sa couche comme j'aimais, moi, Briséïs, quoiqu'elle ne fût qu'une captive !  Puisqu'Agamemnon m'a traîtreusement ravi cette jeune fille conquise par mon bras, qu'il ne tente plus de me fléchir. Je le connais trop bien maintenant pour que jamais il puisse me faire changer de résolution ! — Noble Ulysse, qu'il sauve avec toi et avec les autres chefs vos  vaisseaux des flammes ennemies. N'a-t-il pas déjà fait sans moi de grands travaux ?... Il a élevé des murailles et creusé un fossé qu'il a bordé de pieux. Malgré tout cela, cependant, il n'a pu arrêter la fureur de l'homicide Hector ! Tant que je combattais dans les rangs achéens, jamais le fils de Priam ne se hasardait loin de ses remparts ; il s'arrêtait toujours près des portes de Scée, sous le hêtre magnifique. Une fois seulement Hector osa m'attendre en ces lieux ; mais il ne put soutenir le choc de ma redoutable lance ! Non, je ne veux plus engager de lutte meurtrière avec le noble Hector ! — Demain j'offrirai des victimes au grand Jupiter ainsi qu'aux autres dieux ; je chargerai mes navires, et je les lancerai à la mer. Demain, vaillant Ulysse, tu verras mes vaisseaux voguer sur les voies poissonneuses du vaste Hellespont, et mes nautoniers agiter de leurs rames les flots de la mer blanchissante. Si le puissant Neptune nous accorde un heureux voyage, nous arriverons le troisième jour après notre départ dans les plaines fertiles de Phthie : là je retrouverai tous les trésors qu'en partant j'ai laissés chez mon vieux père. J'apporterai dans ma demeure de l'or, de l'airain, du fer étincelant, de jeunes captives à la belle ceinture, et enfin toutes les richesses que je reçus en partage. Quant à la seule récompense qu'Agamemnon m'ait donnée, il vient lui même de me la ravir injustement et avec outrage ! — Rapportez-lui donc publiquement mes paroles, afin que les autres chefs s'indignent contre lui, si cet impudent guerrier veut encore tromper quelques-uns d'entre vous. Certes, il n'oserait, malgré son audace, affronter mes regards ! Non, je ne l'aiderai ni de mes conseils, ni de mon bras. Comme j'ai été trompé, outragé, méprisé pas lui, ses discours ne me séduiront plus. Qu'il coure tranquillement à sa perte, puisque Jupiter l'a privé de raison. Ses présents me sont odieux, et je n'ai plus pour lui la moindre estime(7) ! Voulût-il me donner dix et vingt fois plus de richesses qu'il n'en possède et n'en possédera jamais ; voulût-il m'offrir tous les trésors d'Orchomène et toutes les richesses de la populeuse Thèbes aux cent portes, dont chacune s'ouvre pour donner passage à deux cents guerriers avec leurs coursiers et leurs chars, voulût-il me donner autant d'or qu'il y a de sable et de poussière sur la terre et au fond des mers, il ne parviendrait pas à me fléchir!  Il faut qu'il expie le sanglant outrage qui me ronge le cœur. Je ne veux point épouser une de ses filles, non quand même elle l'emporterait par sa beauté sur la blanche Vénus, et qu'elle égalerait par ses superbes travaux Minerve, la déesse aux yeux d'azur ! Qu'il choisisse parmi les Achéens un autre guerrier plus puissant que moi. Si les dieux me conservent la vie, et si je retourne heureusement dans mes foyers, mon vieux père me donnera lui-même une épouse digne de moi. Dans Hellas et dans Phthie, il est de nombreuses Achéennes, belles, nobles, jeunes, et filles des protecteurs des villes : c'est parmi elles que je choisirai mon épouse. Maintenant tout mon désir est de posséder une femme et de jouir en paix des richesses qu'a recueillies mon père ; car la vie, je le sens, vaut mieux que tous les trésors que possédait jadis l'opulente Ilion avant l'arrivée des Grecs, que toutes les richesses renfermées dans le temple d'Apollon-Pythien ! On peut reprendre des troupeaux de bœufs et de brebis, des trépieds magnifiques, des coursiers à la crinière d'or ; mais comment ressaisir l'âme insaisissable de l'homme une fois qu'elle s'est échappée de nos lèvres avec notre dernier soupir ?... — Ma mère, Thétis aux pieds d'argent, m'a dit que deux destinées opposées pouvaient me conduire au terme de la vie. Si je persiste à combattre dans les plaines de Troie, je ne reverrai plus ma patrie ; mais j'acquerrai une gloire immortelle. Si, au contraire, je retourne dans mes foyers, au sein de ma famille et de mes amis, ma renommée périra ; mais une longue existence m'est assurée, et la mort ne viendra qu'à pas lents terminer ma carrière. — Je conseille donc aux autres Grecs de suivre mon exemple et de retourner corne moi dans leur patrie. Vous ne verrez jamais la ruine d'Ilion. Jupiter, qui tonne au loin, protège de son bras puissant cette ville sacrée et soutient le courage des Troyens. Rapportez ma réponse aux chefs des Grecs, selon la coutume, afin que dans leur sagesse ils conçoivent un nouveau dessein qui puisse sauver et vos vaisseaux et vos guerriers. Le projet que vous avez formé reste sans effet, puisque je ne veux point consentir à déposer ma colère. Que Phénix reste avec nous ; qu'il repose dans ma tente, et demain, monté sur un de mes navires, il me suivra dans notre chère patrie : si toutefois il le désire, car je ne veux point le ramener dans Argos contre sa volonté. »

    Il dit. Tous les guerriers gardent un profond silence et admirent Achille, qui vient de prononcer son refus avec tant de fermeté, Mais le vieux Phénix, rempli de crainte pour l'armée et les vaisseaux des Grecs, se lève et dit en répandant des larmes :

    « Illustre Achille, si tu as résolu de partir, si tu ne veux point repousser loin de nos vaisseaux les flammes dévorantes parce que la colère a envahi ton âme, comment veux-tu, mon cher fils, que, séparé de toi, je reste seul en ces lieux ? Ton père, le vieux Pelée, m'ordonna de te suivre lorsqu'il te fit quitter Phthie pour marcher contre les Troyens avec le puissant Agamemnon. Impétueux Achille, tu étais jeune alors et tu ne connaissais ni la guerre cruelle, ni les conseils où les hommes s'illustrent également. Pelée me fit partir avec toi pour t'apprendre le métier des armes et pour te rendre à la fois éloquent dans les conseils et brave dans les combats. Mon fils, je ne veux point te quitter, quand même un dieu m'affranchirait du poids de la vieillesse et me promettrait une jeunesse florissante comme au temps où j'abandonnai Hellas, pour fuir le courroux de mon père Amyntor, issu d'Ormènes. — Mon père aimait avec ardeur une jeune fille et méprisait ma mère, qui, embrassant mes genoux et versant des larmes, me supplia de partager la couche de cette esclave afin qu'elle prît le vieillard en horreur. J'obéis à ma mère, et je séduisis cette captive. Alors mon père me chargea d'imprécations et demanda aux Furies vengeresses que jamais un fils né de mon sang ne reposât sur ses genoux. Pluton, le roi des Enfers, et la terrible Proserpine exaucèrent ses vœux. Je voulus immoler mon père Amyntor ; mais un dieu paralysa ma colère en rappelant à mon esprit l'opprobre et l'infamie attachés au nom de parricide ! Depuis lors il me fut impossible de rester dans la demeure de mes aïeux. Mes parents, mes amis, réunis autour de moi, voulaient me retenir dans le palais de mon père ; ils me suppliaient chaque jour avec tendresse ; ils immolaient sans cesse de grasses brebis et des bœufs à la marche pénible et aux cornes tortueuses ; ils faisaient rôtir aux flammes de Vulcain la chair succulente et délicate des porcs et des sangliers ; ils puisaient le nectar dans les urnes de mon père et buvaient abondamment son vin. Durant les neuf premières nuits, ils dormirent à mes côtés et me gardèrent tour à tour : deux foyers étaient allumés, l'un sous les portiques de la cour, l'autre dans le vestibule, devant les portes de la salle où je reposais. Mais quand la dixième nuit eut amené ses ombres ténébreuses, je brisai ces portes solidement construites ; je franchis l'enceinte de la cour, et je me dérobai à la vue de nies gardiens et des esclaves. Je m'enfuis à travers les vastes campagnes d'Hellas, et j'arrivai auprès du roi Pelée, dans la fertile contrée de Phthie. Pelée me reçut avec bienveillance ; il m'aima comme un père aime l'unique enfant qu'il eut dans sa vieillesse et qu'il élève au sein du bonheur. Il me combla de richesses et soumit à mes lois des peuple nombreux. J'habitai les confins de la Phthie, et je régnai sur les vaillants Dolopes. — C'est moi, divin Achille, qui t'ai rendu tel que tu es, car je t'ai toujours chéri. Tu ne voulais jamais prendre tes repas avant que je ne t'eusse placé sur

   

mes genoux, avant que je n'eusse coupé tes viandes et porté à tes lèvres le vin délicieux. Combien de fois, dans ces temps d'une pénible enfance, n'as-tu pas souillé ma tunique en rejetant le vin de ta bouche ! Pour toi, noble Achille, j'ai beaucoup souffert et j'ai supporté des maux sans nombre. Je pensais que si les dieux ne m'avaient point accordé d'enfants, ils m'avaient du moins donné en toi un fils adoptif pour me garantir d'une destinée cruelle. Achille, dompte ton cœur orgueilleux ; car il ne faut pas être impitoyable. Les dieux eux-mêmes se laissent fléchir, et cependant ils l'emportent sur nous en force, en gloire, en puissance ! Les hommes suppliants apaisent les immortels par des sacrifices, des libations, des prières agréables et par la fumée des autels lorsqu'un coupable les a offensés. Les Prières(8) sont filles du grand Jupiter : boiteuses, le front ridé, levant à peine un humble regard, elles marchent sur les pas de la Faute, qui, puissante et agile, les devance de beaucoup, parcourt toute la terre et jette l'égarement parmi les humains ; mais les Prières viennent ensuite apporter un remède aux maux qu'elle a faits. Celui qui révère ces filles de Jupiter, lorsqu'elles s'approchent des mortels, en reçoit un puissant secours, et elles exaucent toujours ses vœux. Mais quand on les repousse avec dureté, les Prières se rendent auprès du fils de Saturne et l'implorent pour que la Faute s'attache aux pas de celui qui les a dédaignées et les venge en le punissant. Achille, rends donc aux filles de Jupiter les hommages qui leur sont dus et qui fléchissent le cœur des plus nobles héros. Si le puissant Atride ne te comblait pas de présents, s'il ne t'en promettait point encore d'autres et s'il se montrait toujours irrité, je ne t'engagerais pas à bannir ton ressentiment et à venir assister les Grecs qui ont besoin de ton secours. Mais Agamemnon t'offre de riches présents ; il t'en réserve d'autres encore, et il envoie pour te supplier les chefs les plus illustres de tous les Achéens. Ne méprise pas leurs discours et ne rends pas leurs vœux inutiles. Jusqu'à présent ton courroux n'a point été blâmable. Nous entendons célébrer tous les jours la gloire des anciens héros ; et si quelquefois la colère enflamma leur âme, ils se laissèrent attendrir par les prières et désarmer par les présents. A ce sujet, mes amis, je me souviens d'une vieille histoire qui est toujours présente à mon esprit, et que je vais vous raconter. — Les Eurytes et les braves Etoliens combattaient autour des remparts de Calydon et s'égorgeaient avec furie : les uns pour défendre la riante Calydon, les autres pour la ravager. Diane, assise sur son trône d'or, leur avait envoyé ce terrible fléau parce qu'elle était irritée contre OEnéus qui ne lui avait point offert les prémices des champs dans ses fertiles campagnes. Tandis que les autres dieux recevaient des hécatombes, la fille du grand Jupiter fut la seule qui, par oubli ou par dédain, n'en eut point en partage. Ah ! combien l'âme d'OEnéus était frappée d'aveuglement ! Dans sa colère, la déesse envoya un sanglier sauvage qui ravagea les champs du roi de Calydon, qui arracha les grands arbres et les renversa sur la terre avec leurs racines, leurs fleurs, et leurs fruits. Méléagre, fils d'OEnéus, ayant appelé de plusieurs villes voisines des chasseurs et des chiens vigoureux, extermina ce monstre qui n'aurait pu être terrassé par une faible troupe, tant il était terrible, et fit monter sur le bûcher funèbre de nombreux héros ! Alors Diane jeta parmi les deux peuples le flambeau de la discorde. Les Eurytes et les Étoliens se disputèrent la tête et la dépouille du sanglier. Tant que le vaillant Méléagre parut dans les combats meurtriers, les Eurytes éprouvèrent de grands maux, et ne purent, malgré leur nombre, se tenir hors des murailles ; mais lorsque la colère, qui enfle quelquefois le cœur des plus sages héros, se fut emparée du fils d'OEnéus, il se courrouça contre sa mère Althée, et alla reposer près de la belle Cléopâtre son épouse chérie (Cléopâtre était fille de Marpesse aux beaux pieds, et d'Idée, qui fut le plus fort, le plus vaillant, le plus courageux des hommes parmi ceux des temps passés, puisqu'un jour il s'arma d'un arc pour disputer au puissant Apollon Marpesse aux pieds légers. Cléopâtre fut appelée Alcyonée, parce que sa mère, souffrant les malheurs de la plaintive Alcyon(9), versa d'abondantes larmes quand sa fille lui fut enlevée par Phœbus-Apollon). Méléagre, restant près de son épouse, nourrissait sa colère et était en proie au plus violent chagrin. Il devint furieux des imprécations de sa mère, qui, dans sa vive douleur, demandait vengeance du meurtre de son frère(10), et qui, le sein baigné de larmes, se tenait à genoux et frappait la terre de ses mains en suppliant Pluton et l'horrible Proserpine de donner la mort à son fils. Érinnys(11), qui erre au sein des ténèbres, et dont le cœur est implacable, l'entendit des profondeurs de l’Érèbe. Bientôt le tumulte et le bruit éclatent autour de la ville, et les tours sont ébranlées ; les vieillards de l'Etolie, pour implorer Méléagre, envoient près de lui de vénérables prêtres qui lui promettent des présents magnifiques s'il veut se hâter de les suivre et repousser l'ennemi ; ils lui offrent de choisir dans les champs fertiles de la riante Calydon cinquante arpents d'une terre féconde dont une partie était plantée de vignes et dont l'autre était propre au labourage. Son vieux père OEnéus le supplie en versant des torrents de larmes, et debout sur le seuil de la chambre il l'implore en secouant les portes solides qui le séparent de son fils. La mère et les sœurs du héros l'implorent aussi, mais il reste toujours inflexible. Enfin, ses amis les plus chers, les plus fidèles, les plus dévoués ne parviennent pas à le fléchir. Cependant les traits ennemis frappent de toutes parts les murs de son appartement, et les Eurytes escaladent les tours du palais, embrasent la ville, portent en eux la terreur et la mort. Alors la jeune épouse de Méléagre se jette à ses pieds et lui retrace les malheurs qui sont toujours réservés aux vaincus quand leur ville est prise, leurs soldats immolés, leurs murailles réduites en cendre, et leurs femmes, leurs enfants entraînés par les ennemis et réduits à l'esclavage(12). Le héros ému se lève aussitôt, couvre son corps d'une armure étincelante et, calmant son courroux, il repousse loin des Étoliens le jour fatal de leur ruine. Méléagre ne reçut point les présents que les Étoliens lui avaient promis : il les préserva du malheur et n'obtint aucune récompense. — Achille, ne garde point dans ton âme un tel ressentiment et ne te laisse pas égarer par une divinité funeste. Il serait affreux pour toi de n'avoir à secourir que des vaisseaux embrasés. Suis-nous, accepte nos richesses, et désormais les Grecs t'honoreront comme un immortel. Mais si jamais tu reparaissais dans les combats sans avoir reçu nos présents, tu ne jouirais pas d'un égal honneur, quand bien même alors tu repousserais nos ennemis ! »

    Achille lui répond aussitôt en disant :

     « 0 Phénix, enfant chéri de Jupiter, je puis me passer de la gloire que tu viens de m'offrir. Je suis assez honoré par le puissant Jupiter, qui ne m'abandonnera pas tant qu'un souffle de vie résidera dans ma poitrine et tant que mes genoux soutiendront mon corps. Écoute-moi, Phénix, et grave bien ces paroles dans ton âme : ne viens pas ici pleurer et gémir en faveur du fils d'Atrée ; ce n'est pas lui que tu dois chérir, car alors je serais forcé de te haïr, moi qui t'aime ! Il faut au contraire t'unir à moi et outrager celui qui m'outrage. Phénix, règne avec le fils de Pelée et partage ses richesses. Les autres chefs rapporteront ma réponse aux vaillants Achéens. Toi, reste en ces lieux, repose tes membres fatigués sur cette couche moelleuse, et demain, au lever de l'aurore, nous délibérerons si nous devons retourner dans notre patrie ou rester sur ces rivages. »

     Il dit et ordonne à Patrocle, en lui faisant signe des yeux, de préparer la couche moelleuse de Phénix, afin que les autres guerriers songent à hâter leur départ. Alors Ajax, fils de Télamon, s'exprime en ces termes :

    « Noble fils de Laërte, Ulysse fertile en ruses, partons. Jamais, par des discours, nous n'atteindrons notre but. Hâtons-nous donc de rapporter ce refus à nos braves guerriers qui nous attendent avec impatience. Achille porte dans sa poitrine une âme orgueilleuse et farouche ! Le cruel ne se laisse point toucher par la franche amitié dont nous l'avons toujours honoré! Impitoyable Achille ! un frère pardonne à l'assassin de son frère, un père au meurtrier de son fils, et ils reçoivent du coupable le prix du sang qu'il a versé ; l'auteur de leur perte, en sacrifiant ses richesses, repose tranquille au sein de ses foyers, et son ennemi satisfait abandonne sa vengeance. Mais les dieux t'ont rendu cruel, inflexible, et c'est une captive qui a fait naître cette haine! Achille, puisque nous venons t'offrir sept esclaves de la plus rare beauté, et de nombreux présents, montre-nous donc des sentiments plus doux et respecte ton toit hospitalier. Nous avons quitté nos compagnons, et nous sommes venus près de tes navires, parce que nous voulons toujours rester tes amis les plus chers. »

    Achille prend la parole et dit :

    « Pasteur des peuples, illustre Ajax, fils de Télamon, tes discours sont dictés par la raison ; mais mon cœur se gonfle de colère quand je songe à celui qui m'outragea parmi les Grecs, à cet Atride qui me traita naguère comme un vil transfuge ! Allez maintenant porter ma réponse au puissant Agamemnon : je ne combattrai pas avant que le vaillant Hector, immolant les Argiens et livrant leur flotte aux flammes, ne soit parvenu jusqu'aux tentes et aux vaisseaux  des  braves Thessaliens. S'il ose venir en ces lieux, j'espère alors que, malgré sa rage belliqueuse, il s'abstiendra de combattre ! »  

 

    A ces mots, ils prennent des doubles coupes et les portent à leurs lèvres. Les envoyés, après avoir fait les libations, retournent auprès des Grecs, et Ulysse marche à leur tête. Patrocle ordonne à ses compagnons et aux esclaves de préparer la couche moelleuse de Phénix. Ils dressent le lit, le couvrent de peaux de brebis, de tapis magnifiques et de tissus délicats. Le vieillard se place sur cette couche, et attend le retour de la divine Aurore. Achille se retire dans la retraite la plus profonde de sa tente, et près de lui repose une femme qu'il amena de Lesbos, la belle Diomédée, fille de Phorbas. Patrocle se dirige aussi vers sa couche, et il est accompagné de la jeune Iphis, que lui céda naguère le vaillant Achille lorsque ce héros prit la superbe Scyros, ville d'Ényée(13).

    Quand les envoyés sont entrés dans la tente d'Atride, les Grecs les saluent en leur présentant des coupes d'or ; ils s'empressent autour d'eux et les interrogent. Agamemnon, roi des hommes, prend la parole et dit :

    « Glorieux fils de Laërte, Ulysse, toi la gloire et le soutien des Achéens, dis-moi si le vaillant Achille consent à repousser loin de nos vaisseaux les flammes ennemies, s'il refuse mes présents, et si la colère est encore dans cette âme orgueilleuse. »

    Le divin Ulysse lui répond en disant :

    « Noble fils d'Atrée, Achille, loin d'abandonner son courroux, est rempli d'une nouvelle fureur. Il te méprise ainsi que tes présents, et il t'engage à méditer avec nos chefs sur les moyens de sauver la flotte et l'armée des Achéens. Il nous menace de lancer, au lever de l'aurore, ses navires à la mer, et il nous engage à retourner dans notre chère patrie. Jamais, nous a-t-il dit, vous ne verrez la ruine d'Ilion : Jupiter la protège, et les Troyens sont pleins de courage. Voilà sa réponse ; Ajax et ces deux hérauts te la diront comme moi. Phénix repose cette nuit dans la tente du fils de Pelée. Achille veut que demain le vieillard puisse partir dans ses vaisseaux pour revoir ses foyers, si tel est son désir ; car Achille ne le forcera point de l'y suivre malgré lui. »

    A ces paroles tous les Grecs gardent un morne silence, et la douleur les accable. Enfin, Diomède prend la parole et dit :

    « Puissant Atride, Agamemnon, roi des hommes, tu n'aurais jamais dû supplier le fils de Pelée en lui offrant des présents nombreux : son âme est fière et tu l'as rendue plus orgueilleuse encore ! Ne songeons plus à lui. Qu'il parte pour revoir sa patrie ou qu'il reste en ces lieux ; peu nous importe. Achille reparaîtra dans les combats, soit poussé par son courage, soit conduit par un dieu. Quant à vous, braves guerriers, obéissez-moi. Vous goûterez le repos quand vous aurez pris le pain et le vin qui donnent de la force et de la vigueur au cœur de l'homme. Demain, dès que brillera la divine Aurore aux doigts de rosé, Agamemnon rassemblera devant nos vaisseaux les cavaliers et les fantassins, et lui-même combattra aux premiers rangs. »

    Il dit, et tous les chefs applaudissent. Les guerriers offrent des libations aux immortels ; puis ils vont dans leurs tentes se livrer aux charmes du repos.  

 

Notes, explications et commentaires

 

(1) Pour la traduction de ce passage ( θμις στν)(vers 33), nous avons suivi les explications de Thiersch, de Spitzner et de Bothe, qui rapportent le pronom relatif au mot γορ. Voss dit : wie es gebührt im rath (ainsi que cela convient au conseil).

 

(2) Nous avons traduit littéralement ce passage : ν σο μν λξω, σο δ ρξομαι (vers 97) (par toi je finirai et commencerai par toi, c'est-à-dire, tu seras le commencement et la fin de mes paroles). Voss dit : Dir soll beginnen das wort, dir endigen (pour toi commencera ma parole, pour toi elle finira).

 

(3) Athénée fait les réflexions suivantes sur ce passage : « Anciennement, dit-il, il y avait deux espèces de trépieds, que l’on avait coutume d'appeler l'un et l'autre des bassins (λβητας)(vers 123). Les uns, destinés à aller an feu, étaient les vases on l’on faisait chauffer l'eau des bains : c'est de cette espèce de trépieds que parle Eschyle dans ce vers : « Le trépied domestique, toujours placé sur le feu, le reçut. Les autres étaient appelés coupes (κρατρ) ; ce sont ceux dont parle Homère : sept trépieds qui ne sont point destinés au feu (πρους) ; c'est dans ces derniers qu'on faisait le mélange du vin.  Dugas-Montbel adopte l'explication d'Athénée, et traduit πρους τρποδας (vers 122) par trépied qui n'est pas destiné au feu. Nous, nous avons suivi les traductions latines de Clarke et de Dubner (igni-non-admotas tripodes), la version allemande de Voss (dazu dreifussiger kessel sieben, vom feuer noch rein, sept trépieds vierges des flammes), et nous avons πτ πρους τρποδας (vers 121) par sept trépieds que la flamme n'a point encore noircis.

 

(4) On entend par ζυγν (vers 187) (chevalet) la traverse par laquelle les deux bras de l'espèce de lyre dite phormynx étaient réunis, et à laquelle étaient attachées les chevilles.

 

(5) Le mot κρεον (vers 206), venant de κρας (viande), ne veut pas dire un vase, comme l'ont traduit Clarke, Dubner, Bitaubé et Dugas-Montbel ; mais il signifie charnier, table de cuisine, table où l'on découpait les viandes.

 

(6) Ce passage :

                             ….τι φασ

σχσεσθ, λλ ν νηυσ μελανηισιν πεσεσθαι.

(vers 234/235)

a été compris de diverses manières par les commentateurs ; les uns le traduisent par : « ils pensent que les Troyens n'auront plus besoin de se retenir, et qu'ils se jetteront sur les vaisseaux noirs ; » les autres : « ils pensent que rien ne les empêche plus, et que les Grecs mourront sur leurs sombres navires. » Les auteurs du Dictionnaire des Homérides disent à ce sujet : « Nous nous étonnons qu'il y ait pu avoir deux opinions différentes sur une question aussi simple : σχσεσθαι, dans tous ces passages, se rapporte aux Grecs, ce qui ressort naturellement du second membre de la phrase : λλ ν νηυσ μελανηισιν πεσεσθαι ; σχσεσθαι doit être pris dans le sens de contenir le choc, résister, et πεσεσθαι dans celui, non pas de se jeter sur, mais de succomber, en latin occidere ; ainsi : « ils pensent que (les Grecs) ne pourront plus résister, ni repousser l'attaque des Troyens, mais qu'ils succomberont dans leurs noirs vaisseaux. » Clarke, Dubner et Voss ont mal compris ce passage Clarke dit : neque amplius aiunt prohiberi se posse, quin in naves nigias invadant, Dubner : nec amplius aiunt se prohibitum-iri, sed in naves nigras incasuras ; Voss : und es hemme sie, trozt man, nichts annoch, sich hinein in die dun-kelen schiffe zu sturzen (et ils disent fièrement (les Troyens) que rien ne les empêchera de se jeter dans les sombres navires).

  

(7) τω δ μιν ν καρς ασηι (vers 378)

Ce passage a été diversement compris par les traducteurs. Dugas-Montbel a suivi les explications anciennes en prenant κρ pour κρ (mort), et en traduisant cette phrase par : je le hais à l'égal de la mort. Clarke et Dubner, s'en tenant aux explications modernes, traduisent ce passage par : œstimoque eum nihili. Voss dit : und ich acht' ihn selber richt so viel (je ne l'aime pas plus que rien).

 

(8) Homère entend par αιτα les Prières, personnifiées comme êtres mythologiques ; elles étaient filles de Jupiter et sœurs d'Até. Le poète les représente sous la forme de filles boiteuses, ridées et louches : en effet l'homme qui a commis une faute ne se décide qu'à regret à en demander pardon.  τη, Até, fille de Jupiter, est la déesse qui pousse les hommes aux actes insensés, et les plonge dans le malheur ; selon les antiques traditions, ses pieds délicats et légers ne touchaient point la terre ( Dictionnaire des Homérides, aux mots αιτα et τη).

 

(9) Pour l'explication de ce passage nous avons suivi le texte de Wolf et la traduction latine de Dubner.

 

(10)  Homère dit κασιγντοιο φνοιο (vers 568) (à cause du meurtre fraternel). Nous ne savons pas à quoi se rapporte le mot κασιγντος ; car, dans ce long récit, Homère n'a pas encore parle du meurtre d'un frère.

 

(11) Les Errinyes, est-il dit dans le Dictionnaire des Homérides, étaient les déesses de la vengeance ; Homère n'en dit ni le nombre, ni le nom, ni la forme. Elles étaient le symbole des remords de conscience qui poursuivaient le crime, et particulièrement de la malédiction qui pesait sur le coupable qui avait violé les saints devoirs de l'humanité. Ainsi elles punissaient la désobéissance des enfants envers leurs parents ; mais, en même temps qu'elles punissaient les coupables, on les voyait se montrer ennemies des hommes et les pousser au crime. Elles ont par là quelque analogie avec les Μοραι ; et comme déesses présidant aux destinées, elles ne permettaient pas à l'homme de pénétrer trop avant dans l'avenir qui lui est réservé. Elles habitaient l'Érèbe, et punissaient encore les coupables après la mort.

 

(12) Dugas-Montbel dit : « Aristote cite ce passage comme un modèle d'amplification, et observe que les événements ainsi détaillés en parue paraissent plus grands. Ce n'est pas qu'Homère ait fait cette réflexion ; mais le philosophe développe la cause d'un mouvement d'éloquence que la nature avait inspirée an poète. Aristote, en rapportant ce passage, ne le donne pas exactement tel qu'il se trouve dans nos éditions. Ainsi, au lieu de κδε, σ νθρποισι πλει (vers 592) (tous les malheurs qui arrivent aux hommes), Aristote dit : Sua. δσα κακ νθρποισι πλει (combien de maux arrivent aux hommes) ; et au vers suivant, au lieu νδρας μν κτενουσι (ils tuent les hommes), on lit dans Aristote : λαο μν φθινθουσι (les peuples périssent). Il est possible que l'Homère d'Aristote différât dans ce passage de celui que nous avons aujourd'hui. Cependant je crois que la différence entre les deux textes tient à ce qu'Aristote citait de mémoire.»

 

(13) Pausanias loue Homère d'avoir peint Achille prenant Scyros, et non point y passant sa vie au milieu de jeunes filles ; je ne crois pas que ce soit là un sujet d'éloges. Si Homère n'a pas parlé de cette aventure, c'est qu'elle n'était pas connue de son temps. Une scolie du manuscrit de Pierre Victor, citée par Barnès, dit positivement, en parlant de Scyros : « C'est là que les poètes modernes (οι νετεροι) prétendent qu'Achille se déguisa en jeune fille.» La preuve évidente, comme l'observe Heyne avec beaucoup de raison, qu'Achille n'était point à Scyros quand on décida l'expédition contre Troie, c'est qu'on deux endroits de l’Iliade, il est rapporté que ce héros quitta la maison de son père pour se rendre auprès d'Agamemnon. Il faut aussi remarquer qu'Homère nomme le roi de Scyros Ényée et non pas Lycomède. Ainsi toute l'histoire d'Achille racontée par Stane est postérieure aux temps homériques. (Observation sur le livre XI de l'Iliade)