AMBASSADE
AUPRÈS D'ACHILLE.
es
Troyens veillent avec soin,
tandis que la Fuite envoyée par les dieux et compagne
de la Terreur, règne
parmi les Grecs qui sont atteints
d'un violent chagrin.
— Ainsi,
lorsque des montagnes
de la Thrace, Borée et Zéphire
viennent tout à coup agiter la mer poissonneuse
les vagues noires se gonflent et rejettent
en abondance l'algue sur le
rivage : ainsi la crainte et l'effroi viennent agiter tour à tour le
cœur des malheureux Achéens.
Atride, en proie à la plus vive douleur, traverse les rangs et
ordonne
aux hérauts de convoquer sans bruit les nobles guerriers.
Bientôt les chefs, tristes, consternés, abattus, sont réunis et
Agamemnon se lève en versant d'abondantes larmes. Telle une
source profonde répand ses eaux noires du sommet d'un rocher. Le fils d'Atrée,
en soupirant, s'exprime
en ces termes :
« 0 mes
amis, chefs et princes des Argiens, Jupiter m'accable
d'infortunes ! Ce dieu cruel, me promit, me jura même autrefois
que je ne retournerais dans ma patrie qu'après avoir renversé les
hautes murailles d'Ilion ; mais aujourd'hui méditant d'affreux desseins,
il m'ordonne de regagner honteusement Argos, moi qui ai perdu tant de
vaillants guerriers ! Telle est la volonté du puissant
Jupiter, qui a déjà détruit et qui doit détruire encore de
nombreuses cités ; car sa
puissance est sans bornes. Eh bien ! obéissez
tous à mes paroles. Fuyons avec nos vaisseaux, et rentrons dans notre chère patrie puisque nous ne pourrons jamais renverser
la ville de Troie aux larges rues
! »
Il dit, et tous les Grecs abattus par la douleur gardent un
morne silence
; ils restent long-temps sans oser proférer une seule parole
; mais enfin Diomède à la voix sonore se lève et dit :
« Atride, je combattrai tes imprudents discours, selon la coutume
des assemblées(1), et surtout ne va pas t'irriter
de mes paroles.
— Naguère, en présence des Grecs, tu me reprochas d'être faible
et lâche ; cependant tous ces guerriers, jeunes et vieux, savent que
je suis courageux et fort. Le fils de Saturne t'a donné
le sceptre pour être honoré entre tous les hommes ; mais il
t'a refusé la mâle valeur qui seule assure une grande puissance.
Malheureux, crois-tu donc que les fils des Achéens soient sans
force et sans courage, comme tu le supposes toi-même
? Si tu es impatient d'abandonner ces lieux,
fuis, les chemins
te sont ouverts, et les nombreux vaisseaux qui te suivirent de
Mycènes t'attendent sur le rivage ! Nous autres nous ne partirons
que lorsque nous aurons détruit la cité d'Ilion ! Mais s'il est des
guerriers qui veulent aussi retourner dans leur chère patrie, qu'ils
partent donc ! Sthénélus et moi nous combattrons seuls jusqu'à
ce que nous ayons vu tomber les hautes murailles de Troie,
puisque
c'est une déesse qui nous
a conduits sur ces rivages
! »
Il dit, et tous les Grecs, admirant le discours de Diomède, dompteur
de coursiers, applaudissent en poussant de grands cris. Alors
le vieux Nestor se lève et s'exprime en ces termes :
« Fils de Tydée, tu es toujours dans les combats le plus brave,
et dans les conseils tu l'emportes sur tous les héros de ton âge.
Aucun d'entre nous ne pourrait blâmer ou contredire tes paroles ;
mais tu n'as point achevé ton discours. Tu es jeune encore ; tu
pourrais être le moins âgé de tous mes enfants ; pourtant tu parles
avec prudence aux chefs des Argiens, et ce que
tu dis est juste et convenable. Mais, moi qui suis plus âgé que
toi, je vais prendre la parole à mon tour et je ne passerai rien sous
silence. Nul parmi vous ne pourra condamner mes discours, non,
pas même le puissant Agamemnon ! — Celui qui aime les guerres
intestines et les malheurs qu'elles entraînent, est sans famille,
sans lois, sans foyers. Maintenant obéissons à la nuit, préparons
le repas du soir, et plaçons des gardes près du fossé qui borde les
murailles. Tels sont les ordres que je donne aux jeunes guerriers.
Quant à toi, Atride, le plus puissant des rois, commence
le premier à suivre mes conseils, et convie au festin les plus
anciens d'entre les Grecs. Tes tentes sont remplies des vins délicieux que nos vaisseaux t'apportent chaque jour de la Thrace en
traversant la vaste étendue des mers, et tu possèdes tout en abondance
pour recevoir dignement de nombreux guerriers. Lorsque les chefs seront assemblés, tu te soumettras au meilleur avis qui
te sera donné par l'un d'entre nous ; car en ce moment tous les
Grecs ont besoin d'un conseil prudent et salutaire. Déjà nos ennemis
ont allumé près de nos vaisseaux des feux nombreux. Ah! qui
pourrait se réjouir de tous ces malheurs ! Cette nuit doit perdre
ou sauver notre armée ! »
Ainsi parle Nestor ; les chefs l'écoutent en silence et tous
obéissent
à ses ordres. — Les gardes, revêtus de leur armure, sortent des tentes sous la conduite de Thrasymède, fils de Nestor, de
Mérion, d'Àpharéus, de Déipyre, du divin Lycomède, fils de
Gréon, d'Ascalaphe et d'Ialmène, issus tous deux du dieu Mars.
Ces sept héros marchent à la tête des gardes, et chacun d’eux
est suivi de cent guerriers armés de fortes lances. Quand ils sont
dans l'espace qui s'étend entre les murs et le fossé, ils allument
des feux et préparent le repas du soir.
Agamemnon rassemble dans sa tente les plus anciens chefs des Achéens
; il leur offre un festin délicieux, et bientôt ils portent leurs mains
aux mets qu'où leur a servis et préparés. Lorsqu'ils ont bu et
mangé selon les désirs de leur cœur, Nestor, qui déjà leur avait
donné de sages conseils, se lève, prend la parole et dit
avec bienveillance :
« Illustre fils d'Atrée, Agamemnon, roi des hommes, c'est par
toi
que commencera et finira mon discours(2); car tu règnes sur des
peuples
nombreux, et Jupiter t'a donné le sceptre, l'autorité,
la puissance
pour conduire les hommes avec sagesse. Tu peux donc le
premier entre tous donner des conseils ; mais aussi tu dois écouter ceux qu'un autre aura proposés pour notre propre bien, et tu décideras
ensuite quel est celui qui doit l'emporter. Moi, je vais te
dire ce qu'il me semble le plus sage de faire. Nul autre n'a conçu
et ne conçoit encore un avis préférable à celui que je proposai le jour où, malgré nous tous, tu vins enlever la jeune Briséïs des
tentes d'Achille courroucé. Vainement je voulus te faire abandonner
ce projet ; mais cédant à ton cœur orgueilleux, tu outrageas
Achille, le plus brave des héros, Achille qu'honorent les immortels
eux-mêmes, et tu retins sa jeune captive. Voyons aujourd'hui si nous pourrons le fléchir par des dons magnifiques et par
de douces paroles. »
Agamemnon, roi des hommes, lui répond aussitôt :
«
0 vieillard, tu n'as point trahi la vérité en me rappelant mon erreur.
Oui, je fus coupable, et je ne le nie point. Achille, ce
héros chéri de Jupiter, vaut seul de nombreuses phalanges de
guerriers. Le fils de Saturne, pour le venger, accable aujourd'hui de maux sans nombre le peuple des Achéens ! Mais puisque je me
rendis coupable en cédant à mon aveugle fureur, je veux aujourd'hui fléchir ce héros et lui faire d'innombrables présents. Je
lui offrirai sept trépieds que la flamme n'a point encore noircis(3), dix
talents d'or, vingt vases resplendissants, douze chevaux vigoureux,
vainqueurs à la course, et qui de leurs pieds agiles ont remporté
des prix magnifiques. Certes, l'homme qui posséderait tous
ces trésors et les prix que m'ont valus ces nobles coursiers ne craindrait
point l'indigence ; car il aurait beaucoup d'or et de richesses ! Je
lui donnerai encore sept jeunes captives dont on admire les talents et la beauté : moi-même je les choisis dans Lesbos quand Achille
soumit cette contrée à ses lois, et parmi elle se trouvera la fille
de Brisés. J'attesterai par le plus grand des serments que jamais
je n'ai partagé la couche de cette captive, que jamais je ne me suis uni à Briséïs, comme dans la race humaine les hommes ont
coutume de s'unir aux femmes. Je lui
offrirai tous ces présents, et si
les dieux m'accordent un jour de renverser les hautes murailles
de la cité de Priam, les vaisseaux d'Achille seront chargés d'or
et d'airain, quand nos guerriers partageront les dépouilles. Il pourra
choisir encore vingt femmes de Troie, les plus belles après l'Argienne
Hélène. Si jamais nous retournons dans la fertile plaine d'Argos, il deviendra mon gendre, et je l'aimerai comme Oreste,
mon unique enfant, élevé au sein du bonheur. J'ai trois filles
dans mon palais, Chrysothémis, Laodice, Iphianasse ; et Achille
pourra, sans faire aucun présent, conduire celle qu'il préférera dans la demeure de son père Pelée. Je consens encore à donner
à ce héros des trésors tels qu'aucun père n'en
donna jamais à
ses enfants. Je lui céderai sept villes florissantes, Cardamyle, Énope,
la verdoyante Ira, la
divine Phère, la fertile Anthée, la superbe Épéa, et Pédase
féconde en vignes. Toutes ces villes, situées près des bords de la
mer, sont voisines de la sablonneuse Pylos, et habitées par des
hommes riches en troupeaux de bœufs
et de brebis. Ces hommes l'honoreront comme un dieu
en lui offrant d'honorables
présents, et, soumis à son sceptre, ils lui
payeront de riches tributs. Je jure d'accomplir toutes mes promesses
si le divin Achille veut apaiser son courroux ! Qu'il se laisse donc
fléchir. Pluton seul est dur, inflexible ; aussi de tous les immortels
est-il celui que les humains ont le plus en horreur! Qu'il me cède,
enfin, puisque je suis plus âgé que lui et que je le surpasse
en puissance ! »
« Agamemnon, les présents que tu veux offrir au noble Achille
sont
dignes de lui. Mais hâtons-nous de choisir quelques héros et de
les envoyer dans la tente du fils de Pelée. Je vais les désigner moi-même,
et ils obéiront à ma voix.
Que Phénix, guerrier chéri de
Jupiter, marche à la tête de nos envoyés et qu'il soit suivi par Ajax,
par Ulysse, et par deux hérauts, Odius et Eurybate. Qu'on apporte
maintenant de l'eau pour purifier nos mains, et qu'on observe
un religieux silence afin que nous adressions des vœux au fils de
Saturne. Peut-être Jupiter prendra-t-il pitié de nous ! »
Il dit
; ces
paroles plaisent à tous les guerriers. Aussitôt les hérauts
versent une eau pure sur les mains des chefs ; des adolescents
couronnent les cratères de vin, les portent à leurs lèvres et les offrent à tous les convives. Quand les guerriers ont répandu le
vin en l'honneur des dieux et bu selon les désirs de leur cœur, les
envoyés se hâtent de sortir de la tente d'Agamemnon. Nestor, portant
ses regards sur chacun d'eux, leur donne ses ordres et conjure
surtout Ulysse de faire tous ses efforts pour fléchir le noble
fils de Pelée.
Ils prennent congé de Nestor et suivent le rivage de la mer
retentissante
en adressant des prières à Neptune, qui entoure la terre de
ses bras ; ils lui demandent la faveur de pouvoir toucher l'âme superbe
du descendant d'Éacus. Arrivés près des tentes et des vaisseaux thessaliens, ils trouvent le héros qui charmait les ennuis de
sa solitude en écoutant les sons d'une lyre sonore, richement décorée
et surmontée d'un chevalet(4) d'argent : — Achille l'avait prise
en ravageant la ville d'Éétion, est c'est sur cette lyre qu'il calmait ses douleurs en chantant les exploits des héros. — Patrocle seul
se tenait en face du fils de Pelée, et attendait eu silence qu'Achille
eût terminé ses chants. Les envoyés conduits par Ulysse s'avancent
et s'arrêtent devant le héros. Achille, étonné, se lève, et,
tenant toujours sa lyre, il abandonne le siège sur lequel il était
assis. Patrocle imitant son compagnon, se lève aussitôt à la vue de
ces guerriers. Achille
à la course rapide leur
tend la main et leur dit :
« Salut, héros, soyez les bienvenus. La dure nécessité vous
conduit
sans doute en ces lieux,
vous, mes amis, qui,
malgré mon courroux,
me fûtes toujours les plus chers. »
A ces mots le noble Achille les introduit dans sa tente et les
fait asseoir sur des sièges recouverts de tapis de pourpre ; puis, s'adressant
à Patrocle qui se tenait près de lui,
il lui parle en ces termes
:
« Fils de Ménétius, apporte l'urne
la plus grande ; remplis-la du
vin le plus pur et distribue des coupes à chacun de nous : car mes
amis sont aujourd'hui dans ma tente. »
Patrocle obéit aux ordres de son compagnon fidèle. Achille place
près de la lueur du foyer une vaste table(5) sur laquelle il découpe
une brebis, une chèvre sauvage, et le large dos d'un porc
succulent. Automédon tient les viandes tandis que le divin Achille
les dépèce, les divise en morceaux et les perce avec des broches.
Patrocle allume un grand feu, et dès que le bois consumé ne jette plus qu'une flamme languissante, il place au-dessus de la braise
des broches qu'il élève sur des supports ;
puis il répand le sel sacré. Quand Patrocle a fait rôtir les
viandes et qu'il les a mises sur
des tables, il distribue le pain renfermé dans de riches corbeilles. Achille sert les viandes,
s'assied en face du divin
Ulysse, à l'autre extrémité
de la salle, et
ordonne à son compagnon
fidèle d'offrir des sacrifices aux dieux. Patrocle jette dans les
flammes les prémices du repas. Alors tous les convives portent leurs mains aux mets qu'on leur a servis et préparés. Quand ils
ont tous bu et mangé selon les désirs de leurs cœurs, Ajax fait un
signe à Phénix. Ulysse, qui l'aperçoit, remplit aussitôt sa coupe,
et, la
présentant au héros, il lui dit :
« Salut, noble Achille. Certes,
les mets succulents ne manquent
ni dans ta tente, ni dans celle du puissant Agamemnon : on
trouve en abondance dans l'une et dans l'autre des viandes délicieuses.
Mais la joie des
festins ne nous occupe plus, en ce moment,
et quand nous portons nos regards autour de nous, nous tremblons
à la vue des malheurs dont nous sommes accablés. Hélas ! si
tu nous abandonnes nous ignorons si nos navires seront sauvés ou
perdus ! Déjà les fiers Troyens et leurs alliés venus des terres lointaines
ont placé leurs tentes près de notre flotte et de nos murailles
; ils ont allumé de grands feux sur le rivage en disant que
nous ne résisterons plus et que nous périrons tous sur nos sombres
navires(6). Le fils de Saturne, leur montrant d'heureux présages,
a fait gronder sa foudre à leur droite. Hector, emporté par sa
force et se confiant en Jupiter, ne met plus de bornes à ses fureurs
; il ne respecte ni les hommes, ni les dieux : car une rage
belliqueuse s'est emparée de lui ! Il désire ardemment le prompt
retour de la divine Aurore, et il jure d'enlever les poupes
qui décorent nos navires, d'embraser notre flotte dans un funeste incendie et d'exterminer les Grecs au milieu des tourbillons de
flamme et de fumée ! Je crains que les dieux n'accomplissent ces
menaces, et que nous ne soyons tous destinés à périr devant Ilion,
loin des fertiles plaines d'Argos ! — Achille, lève-toi et suis-nous
si tu veux enfin arracher à la fureur des Troyens les Grecs
qui périssent ! Si tu balances plus long-temps, tu seras toi-même en proie à de pénibles regrets. On ne trouve plus de remède au
mal une fois qu'il est fait.
Songe maintenant à éloigner de nous ce jour funeste. Ami, ton père
Pelée te donna ce conseil lorsqu'il t'envoya de Phthie pour te
joindre au puissant Agamemnon. —
« Mon fils, te disait-il, Minerve et Junon t'accorderont
la vaillance si
tel est leur désir ; mais dompte surtout ton âme orgueilleuse ; car la douceur est toujours préférable à l'altière
fierté. Fuis la discorde, source des plus grands malheurs,
afin que les jeunes gens et les vieillards
t'aiment, te respectent et t'honorent
entre tous les guerriers de l'Achaïe. » — Ainsi t'exhortait
ton vieux père, et tu as oublié ses paroles. Eh bien, Achille
! apaise maintenant ta colère et chasse le courroux qui consume ton cœur. Agamemnon te comblera de superbes présents ; il te
donnera sept trépieds que la flamme n'a
point encore noircis, dix talents d'or, vingt vases resplendissants, douze chevaux
vigoureux, vainqueurs à la course, et qui de leurs pieds agiles
ont remporté des prix magnifiques. Certes, l'homme qui posséderait
tous ces trésors et les prix que lui ont valus ces nobles coursiers
ne craindrait pas la pauvreté ; car il aurait de l'or en abondance !
Il te donnera encore sept jeunes captives dont on admire
les talents, la beauté, et qu'il choisit lui-même dans Lesbos quand tu soumis cette contrée à tes lois ; parmi elles se trouvera la
fille de Brisés. Il t'affirmera par serment que jamais il n'a partagé
la couche de cette jeune fille ; que jamais il ne s'est uni à
Briséïs, comme les hommes ont coutume de s'unir aux femmes. Si les
dieux lui accordent un jour de renverser les hautes murailles de
la cité de Priam, tes vaisseaux seront chargés d'or et d'airain quand nos guerriers partageront les dépouilles. Tu pourras encore choisir
vingt femmes de Troie, les plus belles après l'Argienne Hélène. Si
jamais nous retournons dans les plaines d'Argos, tu deviendras son
gendre et il t'aimera comme Oreste, son unique enfant,
élevé au sein du bonheur. Atride a trois filles dans son palais,
Chrysothémis, Laodice, Iphianasse ; tu pourras, sans faire aucun
présent, conduire celle que tu préféreras dans les demeures
de ton père. Il consent encore à te donner des trésors tels qu'aucun
père n'en donna jamais à ses enfants. Tu auras sept villes
florissantes, Cardamyle, Énope, la verdoyante Ira, la divine Phère,
la fertile Ânthée, la superbe Epéa, et Pédase fertile en vignes.
Toutes ces îles, situées près des bords de la mer, sont voisines
de la sablonneuse Pylos, et habitées par des hommes riches
en troupeaux de bœufs et de brebis. Ces hommes t'honoreront
comme un dieu en t'offrant d'honorables présents, et, soumis
à ton sceptre, ils te payeront de riches tributs. Telles sont les
promesses qu'il a juré d'accomplir si tu veux étouffer ton ressentiment.
Mais si Atride t'est toujours odieux, si tu le hais ainsi que
ses richesses, ah ! du moins prends pitié des Grecs, et ils te
respecteront comme une divinité ! Tu te couvriras de gloire
à leurs yeux en immolant Hector, qui, dans sa rage belliqueuse,
voudra te vaincre ; car il prétend que nul d'entre nous ne
saurait l'égaler en force, en adresse, en valeur ! »
L'impétueux Achille lui répond aussitôt :
« Noble fils de Laërte, Ulysse fertile en sages conseils, je
te dirai
sincèrement ma pensée, afin que tu cesses de m'assiéger tour à
tour par tes plaintes, par tes offres, par tes gémissements. — Je
hais autant que les portes de l'enfer l'homme dont la bouche dément
ce que pense son cœur. — Voici le parti qui me semble préférable
: ni Atride, ni les autres Achéens ne pourront jamais me
fléchir ; car ils n'ont point eu de reconnaissance pour celui qui, sans cesse, a poursuivi leurs vaillants ennemis ! — Un sort semblable
attend le guerrier qui fuit les périls et le héros qui les affronte. Le lâche et le brave jouissent des mêmes honneurs. La
même tombe attend l'homme oisif et celui qui, pendant sa vie, accomplit
de nombreux et laborieux travaux. Que m'a donc servi d'avoir
tant souffert et d'avoir combattu sans relâche en exposant
tous les jours ma vie? — Semblable à la mère qui apporte à
ses petits oiseaux une nourriture qu'elle a ramassée au péril de
sa vie, et dont elle se prive elle-même, j'ai passé de longues nuits
sans sommeil ; mes jours se sont écoulés au milieu d'un sanglant
carnage, combattant mes ennemis pour venger les femmes des Atrides.
J'ai pris douze cités avec le secours de ma flotte, et j'ai
ravagé onze villes à pied dans les plaines de Troie. J'ai
enlevé de
riches et abondantes dépouilles, et je les ai toutes portées au puissant
Agamemnon, fils d'Atrée. Lui, tranquille près de ses navires,
attendait sa proie, distribuait la plus faible part aux soldats,
et se réservait toujours la plus grande. Il a donné des récompenses
aux plus illustres chefs qui en jouissent encore, tandis que moi, seul
de tous les Achéens, j'ai
été dépouillé du prix de ma
valeur ! On
m'a ravi Briséïs, ma captive chérie, et Agamemnon la retient encore dans sa tente ! Eh bien ! qu'il repose auprès
d'elle et s'enivre de voluptés ! — Pourquoi les Grecs font-ils
la guerre aux Troyens ? Pourquoi le fils d'Atrée a-t-il conduit
sur ces bords une puissante armée ? Est-ce pour ramener dans sa patrie Hélène à la belle chevelure ? Les Atrides sont-ils donc les
seuls qui aiment et chérissent leurs épouses ? — Tout homme sage
et bon aime avec tendresse celle qui partage sa couche comme j'aimais, moi, Briséïs,
quoiqu'elle ne fût qu'une captive !
Puisqu'Agamemnon m'a traîtreusement ravi cette jeune fille conquise par
mon bras, qu'il ne tente plus
de me fléchir. Je le connais trop
bien maintenant pour que jamais il puisse me faire changer de résolution
! — Noble Ulysse, qu'il sauve avec toi et avec les
autres chefs vos
vaisseaux des flammes ennemies. N'a-t-il pas déjà fait
sans moi de grands travaux ?...
Il a élevé des murailles et
creusé un fossé qu'il a bordé de pieux. Malgré tout cela, cependant,
il n'a pu arrêter la fureur de l'homicide Hector ! Tant que je
combattais dans les rangs achéens, jamais le fils de Priam ne se hasardait loin de ses remparts ; il s'arrêtait toujours près des portes
de Scée, sous le hêtre magnifique. Une fois seulement Hector osa
m'attendre en ces lieux ; mais il ne put soutenir le choc
de ma redoutable lance !
Non, je ne veux plus engager de lutte
meurtrière avec le noble Hector ! — Demain j'offrirai des victimes
au grand Jupiter ainsi qu'aux autres dieux ; je chargerai mes navires, et
je les lancerai à la mer. Demain, vaillant
Ulysse, tu verras mes vaisseaux voguer sur les voies poissonneuses du
vaste Hellespont, et mes nautoniers agiter de leurs rames les flots de
la mer blanchissante. Si le puissant Neptune nous accorde
un heureux voyage, nous arriverons le troisième jour après notre
départ dans les plaines fertiles de Phthie : là je retrouverai tous
les trésors qu'en partant j'ai
laissés chez mon vieux père. J'apporterai
dans ma demeure de l'or, de l'airain,
du fer étincelant, de
jeunes captives à la belle ceinture, et enfin toutes les richesses
que je reçus en partage. Quant à la seule récompense qu'Agamemnon
m'ait donnée, il vient
lui même
de me la ravir injustement
et avec outrage ! — Rapportez-lui donc publiquement mes paroles, afin que les autres chefs s'indignent contre lui,
si cet impudent
guerrier veut encore tromper quelques-uns d'entre vous. Certes,
il n'oserait, malgré son audace, affronter mes regards ! Non,
je ne l'aiderai ni de mes conseils, ni de mon bras. Comme j'ai
été trompé, outragé, méprisé
pas lui, ses discours ne me séduiront
plus. Qu'il coure tranquillement à sa perte, puisque Jupiter l'a
privé de raison. Ses présents me sont odieux, et je n'ai plus pour
lui la moindre estime(7) ! Voulût-il me donner dix et vingt fois plus
de richesses qu'il n'en possède et n'en possédera jamais ; voulût-il m'offrir tous les trésors d'Orchomène et toutes les richesses
de la populeuse Thèbes aux cent portes, dont chacune s'ouvre
pour donner passage à deux cents guerriers avec leurs coursiers
et leurs chars, voulût-il me donner autant d'or qu'il y a de
sable et de poussière sur la terre et au fond des mers, il ne parviendrait
pas à me fléchir! Il
faut qu'il expie le sanglant outrage qui
me ronge le cœur. Je ne veux point épouser une de ses filles, non
quand même elle l'emporterait par sa beauté sur la blanche Vénus,
et qu'elle égalerait par ses superbes travaux Minerve, la déesse
aux yeux d'azur ! Qu'il
choisisse parmi les Achéens un autre guerrier
plus puissant que moi. Si les dieux me conservent la vie, et
si je retourne heureusement dans mes foyers, mon vieux père me
donnera lui-même une épouse digne de moi. Dans Hellas et dans
Phthie, il est de nombreuses Achéennes, belles, nobles, jeunes,
et filles des protecteurs des
villes : c'est parmi elles que je
choisirai mon épouse. Maintenant tout mon désir est de posséder
une femme et de jouir en paix des richesses qu'a recueillies mon
père ; car la vie, je
le sens, vaut
mieux que tous les trésors que
possédait jadis l'opulente Ilion avant l'arrivée des Grecs, que toutes
les richesses renfermées dans le temple d'Apollon-Pythien ! On
peut reprendre des troupeaux de bœufs et de brebis, des trépieds
magnifiques, des coursiers à la crinière d'or ; mais comment ressaisir l'âme insaisissable de l'homme une fois qu'elle s'est échappée
de nos lèvres avec notre dernier soupir
?... — Ma mère, Thétis aux
pieds d'argent, m'a dit que deux destinées opposées pouvaient me conduire au terme de la vie. Si je persiste à combattre
dans les plaines de Troie, je ne reverrai plus ma patrie ; mais
j'acquerrai une gloire immortelle. Si,
au contraire, je retourne
dans mes foyers, au sein de ma famille et de mes amis, ma
renommée périra ; mais une longue existence m'est assurée, et la
mort ne viendra qu'à pas lents terminer ma carrière. — Je
conseille donc aux autres Grecs de suivre mon exemple et de retourner corne moi dans leur patrie. Vous ne verrez jamais la ruine d'Ilion.
Jupiter, qui tonne au loin,
protège de son bras puissant cette
ville sacrée
et soutient le courage des Troyens. Rapportez ma réponse aux
chefs des Grecs, selon la coutume, afin que dans
leur sagesse ils conçoivent un nouveau dessein qui puisse sauver
et vos vaisseaux et vos guerriers. Le projet que vous avez formé
reste sans effet, puisque je ne veux point consentir à déposer ma colère. Que Phénix reste avec nous ; qu'il repose dans ma tente,
et demain, monté sur un de mes navires, il me suivra dans notre
chère patrie : si toutefois il le désire, car je ne veux point le ramener
dans Argos contre sa volonté. »
Il dit. Tous les guerriers gardent un profond silence et admirent
Achille, qui vient de prononcer son refus avec tant de fermeté, Mais
le vieux Phénix, rempli de crainte pour l'armée et
les vaisseaux des Grecs, se lève et dit en répandant des larmes :
« Illustre Achille, si tu as résolu de partir, si tu ne veux point
repousser loin de nos vaisseaux les flammes dévorantes parce
que la colère a envahi ton âme, comment veux-tu, mon cher fils,
que, séparé de toi, je reste seul
en ces lieux ? Ton
père, le vieux Pelée,
m'ordonna de te suivre lorsqu'il te fit quitter Phthie pour marcher
contre les Troyens avec le puissant Agamemnon. Impétueux
Achille, tu
étais jeune alors et tu ne connaissais ni la guerre cruelle, ni les conseils où les hommes s'illustrent également. Pelée
me fit partir avec toi pour t'apprendre le métier des armes et pour
te rendre à la fois éloquent dans les conseils et brave dans les combats.
Mon fils, je ne veux point te quitter, quand même un dieu
m'affranchirait du poids de la vieillesse et me promettrait une
jeunesse florissante comme au temps où j'abandonnai Hellas, pour
fuir le courroux de mon père Amyntor, issu d'Ormènes. —
Mon père aimait avec ardeur une jeune fille et méprisait ma mère,
qui, embrassant mes genoux et versant des larmes, me supplia de
partager la couche de cette esclave afin qu'elle prît le vieillard
en horreur. J'obéis à ma mère,
et je séduisis cette captive. Alors mon père me chargea d'imprécations
et demanda aux Furies vengeresses que jamais un fils né de mon sang
ne reposât sur ses genoux. Pluton, le roi des Enfers, et la
terrible Proserpine exaucèrent
ses vœux. Je voulus immoler mon père Amyntor ; mais
un dieu paralysa ma colère en rappelant à mon esprit l'opprobre
et l'infamie attachés au nom de parricide ! Depuis lors il me fut
impossible de rester dans la demeure de mes aïeux. Mes parents, mes
amis, réunis autour de moi, voulaient me retenir dans le palais de
mon père ; ils me suppliaient chaque jour avec tendresse
; ils immolaient sans cesse de grasses brebis et des bœufs à
la marche pénible et aux cornes tortueuses ; ils faisaient rôtir aux
flammes de Vulcain la chair succulente et délicate des porcs et
des sangliers ; ils puisaient le nectar dans les urnes de mon père et
buvaient abondamment son vin. Durant les neuf premières nuits,
ils dormirent à mes côtés et me gardèrent tour à tour : deux
foyers étaient allumés, l'un sous les portiques de la cour, l'autre
dans le vestibule, devant les portes de la salle où je reposais.
Mais quand la dixième nuit eut amené ses ombres ténébreuses,
je brisai ces portes solidement construites ; je franchis l'enceinte
de la cour, et je me dérobai à la vue de nies gardiens et
des esclaves. Je m'enfuis à travers
les vastes campagnes d'Hellas,
et j'arrivai auprès
du roi Pelée, dans la fertile contrée de
Phthie. Pelée me reçut avec bienveillance ; il m'aima comme un père aime l'unique enfant qu'il eut dans sa vieillesse et qu'il élève
au sein du bonheur. Il me combla de richesses et soumit à
mes lois des peuple nombreux. J'habitai les confins de la Phthie,
et je régnai sur les
vaillants Dolopes. — C'est moi, divin Achille, qui
t'ai rendu
tel que tu es, car je t'ai toujours chéri. Tu ne voulais
jamais prendre tes repas avant que je ne t'eusse placé sur
mes
genoux, avant que je n'eusse coupé tes viandes et porté à tes
lèvres le vin délicieux. Combien de fois,
dans ces temps d'une pénible
enfance, n'as-tu pas souillé ma tunique en rejetant le vin de
ta bouche ! Pour toi, noble Achille, j'ai
beaucoup souffert et j'ai
supporté des maux sans nombre. Je
pensais que si les dieux ne m'avaient
point accordé d'enfants, ils m'avaient du moins donné en toi un fils adoptif pour me garantir d'une destinée cruelle. Achille,
dompte ton cœur
orgueilleux ; car il ne faut pas être impitoyable. Les
dieux eux-mêmes se laissent fléchir, et cependant ils l'emportent
sur nous en force, en gloire, en puissance ! Les hommes suppliants
apaisent les immortels par des sacrifices, des libations, des prières agréables et par la fumée des autels lorsqu'un coupable
les a offensés. Les Prières(8) sont filles du grand Jupiter :
boiteuses, le front ridé, levant à peine un humble regard, elles marchent
sur les pas de la Faute, qui, puissante et agile, les devance de beaucoup, parcourt toute
la terre et jette l'égarement
parmi les humains ; mais les Prières viennent ensuite apporter
un remède aux maux qu'elle a faits. Celui qui révère ces filles de
Jupiter, lorsqu'elles s'approchent des mortels, en reçoit un puissant
secours, et elles exaucent toujours ses vœux. Mais quand on
les repousse avec dureté, les Prières se rendent auprès du fils de
Saturne et l'implorent pour que la Faute s'attache aux pas de celui
qui les a dédaignées et les venge en le punissant. Achille, rends
donc aux filles de Jupiter les hommages qui leur sont dus et
qui fléchissent le cœur des plus nobles héros. Si le puissant Atride
ne te comblait pas de présents, s'il ne t'en promettait point encore
d'autres et s'il se montrait toujours irrité, je ne t'engagerais
pas à bannir ton ressentiment et à venir assister les Grecs qui
ont besoin de ton secours. Mais Agamemnon t'offre de riches présents
; il t'en réserve d'autres encore, et il envoie pour te supplier
les chefs les plus illustres de tous les Achéens. Ne méprise pas
leurs discours et ne rends pas leurs vœux inutiles. Jusqu'à
présent ton courroux n'a point été blâmable. Nous entendons
célébrer tous les jours la gloire des anciens héros ; et si quelquefois la colère enflamma leur âme, ils se laissèrent attendrir
par les prières et désarmer par les présents. A ce sujet,
mes amis,
je me souviens d'une vieille histoire qui est toujours présente à
mon esprit, et que je vais vous raconter. — Les Eurytes et les braves Etoliens combattaient autour des remparts de Calydon et
s'égorgeaient avec furie : les uns pour défendre la riante Calydon,
les autres pour la ravager. Diane, assise sur son trône d'or, leur
avait envoyé ce terrible fléau parce qu'elle était irritée contre OEnéus
qui ne lui avait point offert les prémices des champs dans ses
fertiles campagnes. Tandis que les autres dieux recevaient des
hécatombes, la fille du grand Jupiter fut la seule qui, par oubli ou
par dédain, n'en eut point en partage. Ah ! combien l'âme
d'OEnéus était frappée d'aveuglement ! Dans sa colère, la déesse
envoya un sanglier sauvage qui ravagea les champs du roi de
Calydon, qui arracha les grands arbres et les renversa sur
la terre avec leurs racines, leurs fleurs, et leurs fruits. Méléagre,
fils d'OEnéus, ayant appelé de plusieurs villes voisines des chasseurs
et des chiens vigoureux, extermina ce monstre qui n'aurait pu être
terrassé par une faible troupe, tant il était terrible, et fit
monter sur le bûcher funèbre de nombreux héros ! Alors
Diane jeta parmi les deux peuples le flambeau de la discorde. Les Eurytes et les Étoliens se disputèrent la tête et la dépouille du
sanglier. Tant que le vaillant Méléagre parut dans les combats
meurtriers, les Eurytes éprouvèrent de grands maux, et ne purent, malgré
leur nombre, se tenir hors des murailles ; mais lorsque la colère,
qui enfle quelquefois le cœur des plus sages héros, se fut emparée
du fils d'OEnéus, il se courrouça contre sa mère Althée, et alla
reposer près de la belle Cléopâtre son épouse chérie (Cléopâtre
était fille de Marpesse aux beaux pieds, et d'Idée, qui fut
le plus fort, le plus vaillant, le plus courageux des hommes parmi
ceux des temps passés, puisqu'un jour il s'arma d'un arc pour
disputer au puissant Apollon Marpesse aux pieds légers. Cléopâtre
fut appelée Alcyonée, parce que sa mère, souffrant les
malheurs de la plaintive Alcyon(9), versa d'abondantes larmes quand sa
fille lui fut enlevée par Phœbus-Apollon). Méléagre, restant près de son épouse, nourrissait sa colère et était en proie
au plus violent chagrin. Il devint
furieux des imprécations de sa mère,
qui, dans sa vive douleur, demandait vengeance du meurtre de
son frère(10), et qui, le sein
baigné de larmes, se tenait à genoux
et frappait la terre de ses mains en suppliant Pluton et l'horrible
Proserpine de donner la mort à son fils. Érinnys(11), qui erre au sein
des ténèbres, et dont le cœur est implacable, l'entendit des profondeurs de
l’Érèbe. Bientôt le tumulte et le bruit éclatent autour de la ville, et les tours sont ébranlées ; les vieillards
de l'Etolie, pour implorer Méléagre, envoient près de lui de
vénérables prêtres qui lui promettent des présents magnifiques s'il
veut se hâter de les suivre et repousser l'ennemi ; ils lui offrent
de choisir dans les champs fertiles de la riante Calydon cinquante
arpents d'une terre féconde dont une partie était plantée de vignes
et dont l'autre était propre au labourage. Son vieux père OEnéus
le supplie en versant des torrents de larmes, et debout sur
le seuil de la chambre il l'implore en secouant les portes solides
qui le séparent de son fils. La mère et les sœurs du héros l'implorent aussi, mais il reste toujours inflexible. Enfin, ses amis les
plus chers, les plus fidèles, les plus dévoués ne parviennent pas
à le fléchir. Cependant les traits ennemis frappent de toutes parts
les murs de son appartement, et les Eurytes escaladent les tours du palais, embrasent la ville, portent en eux
la terreur
et la mort. Alors la jeune épouse de Méléagre se jette à ses pieds
et lui retrace les malheurs qui sont toujours réservés aux vaincus
quand leur ville est prise,
leurs soldats immolés, leurs murailles
réduites en cendre, et leurs femmes, leurs enfants entraînés par
les ennemis et réduits à l'esclavage(12). Le héros ému se
lève aussitôt, couvre son corps d'une armure étincelante et, calmant
son courroux, il repousse loin des Étoliens le jour fatal de
leur ruine. Méléagre ne reçut point les présents que les Étoliens
lui avaient promis : il les préserva du malheur et n'obtint aucune
récompense. — Achille, ne garde point dans ton âme un tel
ressentiment et ne te laisse pas égarer par une divinité
funeste. Il
serait affreux pour toi de n'avoir à secourir que des vaisseaux
embrasés. Suis-nous, accepte nos richesses, et désormais les Grecs
t'honoreront comme un immortel. Mais si jamais tu reparaissais
dans les combats sans avoir reçu nos présents, tu ne jouirais pas d'un égal honneur, quand bien même alors tu repousserais
nos ennemis ! »
Achille lui répond aussitôt en disant :
« 0 Phénix, enfant chéri de Jupiter, je puis me passer de la
gloire que tu viens de m'offrir.
Je suis assez honoré par le puissant Jupiter,
qui ne m'abandonnera pas tant qu'un souffle de vie résidera
dans ma poitrine et tant que mes genoux soutiendront mon corps. Écoute-moi, Phénix, et grave bien ces paroles dans ton âme
: ne viens pas ici pleurer et gémir en faveur du fils d'Atrée ; ce
n'est pas lui que tu dois chérir, car alors je serais forcé de te haïr,
moi qui t'aime ! Il faut au contraire t'unir à moi et outrager
celui qui m'outrage. Phénix, règne avec le fils de Pelée et partage
ses richesses. Les autres chefs rapporteront ma réponse aux
vaillants Achéens. Toi, reste en ces lieux, repose tes membres
fatigués sur cette couche moelleuse, et demain, au lever de l'aurore, nous délibérerons si nous devons retourner dans notre patrie
ou rester sur ces rivages. »
Il dit et ordonne à Patrocle, en lui faisant signe des yeux,
de préparer
la couche moelleuse de Phénix, afin que les autres guerriers
songent à hâter leur départ. Alors Ajax, fils de Télamon, s'exprime
en ces termes :
« Noble fils de Laërte, Ulysse fertile en ruses, partons.
Jamais, par des discours, nous n'atteindrons notre but. Hâtons-nous
donc de rapporter ce refus à nos braves guerriers qui nous attendent
avec impatience. Achille porte dans sa poitrine une âme orgueilleuse et farouche ! Le cruel ne se laisse point toucher par
la franche amitié dont nous l'avons toujours honoré! Impitoyable
Achille ! un frère pardonne à l'assassin de son frère, un père au
meurtrier de son fils, et ils reçoivent du coupable le
prix du sang qu'il a versé ; l'auteur de leur perte, en sacrifiant ses
richesses, repose tranquille au sein de ses foyers, et son ennemi
satisfait abandonne sa vengeance. Mais les dieux t'ont rendu
cruel, inflexible, et c'est une captive qui a fait naître cette haine!
Achille, puisque nous venons t'offrir sept esclaves de la plus rare
beauté, et de nombreux présents, montre-nous donc des sentiments
plus doux et respecte ton toit hospitalier. Nous avons quitté
nos compagnons, et nous sommes venus près de tes navires, parce
que nous voulons toujours rester tes amis les plus chers. »
Achille prend la parole et dit :
« Pasteur des peuples, illustre Ajax, fils de Télamon, tes
discours
sont dictés par la raison ; mais mon cœur se gonfle de colère quand
je songe à celui qui m'outragea parmi les Grecs, à cet Atride qui
me traita naguère comme un vil transfuge ! Allez maintenant porter
ma réponse au puissant Agamemnon : je ne combattrai pas
avant que le vaillant Hector, immolant les Argiens et livrant leur
flotte aux flammes, ne soit parvenu jusqu'aux tentes et aux vaisseaux
des braves Thessaliens. S'il ose venir en ces lieux,
j'espère
alors que, malgré sa rage belliqueuse, il s'abstiendra de
combattre ! »
A ces mots, ils prennent des doubles coupes et les portent à leurs
lèvres. Les envoyés, après avoir
fait les libations, retournent
auprès des Grecs, et Ulysse marche à leur tête. Patrocle ordonne
à ses compagnons et aux esclaves de préparer la couche moelleuse de Phénix. Ils dressent le lit, le couvrent de peaux de
brebis, de tapis magnifiques et de tissus délicats. Le vieillard se place
sur cette couche, et attend le retour de la divine Aurore. Achille se
retire dans la retraite la plus profonde de sa tente, et près
de lui repose une femme qu'il amena de Lesbos, la belle Diomédée,
fille de Phorbas. Patrocle se dirige aussi vers sa couche, et
il est accompagné de la jeune Iphis, que lui céda naguère le
vaillant Achille lorsque ce héros prit la superbe Scyros, ville d'Ényée(13).
Quand les envoyés sont entrés dans la tente d'Atride, les Grecs
les saluent en leur présentant des coupes d'or
; ils s'empressent autour d'eux et les interrogent. Agamemnon,
roi des hommes, prend la parole et dit :
« Glorieux fils de Laërte, Ulysse, toi la gloire et le soutien
des Achéens, dis-moi si le vaillant Achille consent à repousser loin
de nos vaisseaux les flammes ennemies, s'il refuse mes présents,
et si la colère est encore dans cette âme orgueilleuse. »
Le divin Ulysse lui répond en disant :
« Noble fils d'Atrée, Achille, loin d'abandonner son courroux,
est rempli d'une nouvelle fureur. Il te méprise ainsi que tes présents,
et il t'engage à méditer avec nos chefs sur les moyens de sauver la
flotte et l'armée des Achéens. Il nous menace de lancer, au lever de
l'aurore, ses navires à la mer, et il nous engage à retourner dans
notre chère patrie. Jamais, nous a-t-il dit, vous ne verrez la ruine
d'Ilion : Jupiter la protège, et les Troyens sont pleins de courage.
Voilà sa réponse ; Ajax et ces deux hérauts te la diront comme moi.
Phénix repose cette nuit dans la tente du fils de Pelée. Achille veut
que demain le vieillard puisse partir
dans ses vaisseaux pour revoir ses foyers, si tel est son désir
; car Achille ne le forcera point de l'y suivre malgré
lui. »
A ces paroles tous les Grecs gardent un morne silence, et la douleur
les accable. Enfin, Diomède prend la parole et dit :
« Puissant Atride, Agamemnon, roi des hommes, tu n'aurais jamais
dû supplier le fils de Pelée en lui offrant des présents nombreux
: son âme est fière et tu l'as rendue plus orgueilleuse encore !
Ne songeons plus à lui.
Qu'il parte pour revoir sa patrie ou
qu'il reste en ces lieux ; peu nous importe. Achille reparaîtra dans
les combats, soit poussé par son courage, soit conduit par un dieu.
Quant à vous, braves
guerriers, obéissez-moi. Vous goûterez le repos quand vous
aurez pris le pain et le vin
qui donnent de la force et de la
vigueur au cœur de l'homme. Demain, dès que brillera
la divine Aurore aux doigts de rosé,
Agamemnon rassemblera devant
nos vaisseaux les cavaliers et les fantassins, et lui-même combattra aux premiers rangs. »
Il dit, et tous les chefs applaudissent. Les guerriers offrent
des libations aux immortels ; puis ils vont dans leurs tentes se livrer
aux charmes du repos.
Notes, explications et commentaires
(1) Pour la traduction de ce passage (ἣ
θέμις
ἐστὶν)(vers 33), nous
avons suivi les explications de Thiersch, de Spitzner et de Bothe, qui
rapportent le pronom relatif
ἣ au mot
ἀγορῆ. Voss dit : wie es gebührt im rath (ainsi que
cela convient au conseil).
(2) Nous avons traduit littéralement ce passage :
ἐν
σοὶ
μὲν
λήξω,
σέο
δ᾽
ἄρξομαι
(vers 97) (par toi je finirai et
commencerai par toi, c'est-à-dire, tu seras le commencement et la fin de
mes paroles). Voss dit : Dir soll beginnen das wort, dir endigen (pour
toi commencera ma parole, pour toi elle finira).
(3) Athénée fait les réflexions suivantes sur ce passage :
« Anciennement, dit-il, il y avait deux espèces de trépieds, que l’on
avait coutume d'appeler l'un et l'autre des bassins (λέβητας)(vers 123). Les uns,
destinés à aller an feu, étaient les vases on l’on faisait chauffer
l'eau des bains : c'est de cette espèce de trépieds que parle Eschyle
dans ce vers : « Le trépied domestique, toujours placé sur le feu, le
reçut. Les autres étaient appelés coupes (κρατἡρ)
; ce sont ceux dont parle Homère : sept trépieds qui ne sont point
destinés au feu (ἀπύρους) ;
c'est dans ces derniers qu'on faisait le mélange du vin. Dugas-Montbel
adopte l'explication d'Athénée, et traduit
ἀπύρους
τρίποδας (vers 122) par
trépied qui n'est pas destiné au feu. Nous, nous avons suivi les
traductions latines de Clarke et de Dubner (igni-non-admotas tripodes),
la version allemande de Voss (dazu dreifussiger kessel sieben, vom
feuer noch rein, sept trépieds vierges des flammes), et nous
avons ἕπτ᾽
ἀπύρους
τρίποδας (vers 121) par sept
trépieds que la flamme n'a point encore noircis.
(4) On entend par ζυγὸν
(vers 187) (chevalet) la
traverse par laquelle les deux bras de l'espèce de lyre dite phormynx
étaient réunis, et à laquelle étaient attachées les chevilles.
(5) Le mot κρεῖον (vers 206),
venant de κρέας (viande), ne veut pas dire un vase, comme
l'ont traduit Clarke, Dubner, Bitaubé et Dugas-Montbel ; mais il
signifie charnier, table de cuisine, table où l'on découpait
les viandes.
(6) Ce passage :
….ἔτι
φασὶ
σχήσεσθ᾽,
ἀλλ᾽
ἐν
νηυσὶ μελαίνηισιν
πεσέεσθαι.
(vers 234/235)
a été compris de diverses manières par les commentateurs ;
les uns le traduisent par : « ils pensent que les Troyens n'auront plus
besoin de se retenir, et qu'ils se jetteront sur les vaisseaux noirs ; »
les autres : « ils pensent que rien ne les empêche plus, et que les
Grecs mourront sur leurs sombres navires. » Les auteurs du Dictionnaire
des Homérides disent à ce sujet : « Nous nous étonnons qu'il y ait pu
avoir deux opinions différentes sur une question aussi simple : σχήσεσθαι,
dans tous ces passages, se rapporte aux Grecs, ce qui ressort
naturellement du second membre de la phrase :
ἀλλ᾽
ἐν
νηυσὶ μελαίνηισιν
πεσέεσθαι
; σχήσεσθαι
doit être pris dans le sens de contenir le choc, résister, et
πεσέεσθαι dans celui, non pas de se jeter sur, mais de
succomber, en latin occidere ; ainsi : « ils pensent que (les
Grecs) ne pourront plus résister, ni repousser l'attaque des Troyens,
mais qu'ils succomberont dans leurs noirs vaisseaux. » Clarke, Dubner
et Voss ont mal compris ce passage Clarke dit : neque amplius aiunt
prohiberi se posse, quin in naves nigias invadant, Dubner : nec
amplius aiunt se prohibitum-iri, sed in naves nigras incasuras ;
Voss : und es hemme sie, trozt man, nichts annoch, sich hinein in die
dun-kelen schiffe zu sturzen (et ils disent fièrement (les
Troyens) que rien ne les empêchera de se jeter dans les sombres
navires).
(7) τίω δέ
μιν ἐν
καρὸς
αἴσηι
(vers 378)
Ce passage a été diversement compris par les traducteurs.
Dugas-Montbel a suivi les explications anciennes en prenant κάρ
pour κήρ
(mort), et en traduisant cette phrase par : je le hais à l'égal de la
mort. Clarke et Dubner, s'en tenant aux explications modernes,
traduisent ce passage par : œstimoque eum nihili. Voss dit :
und ich acht' ihn selber richt so viel (je ne l'aime pas plus que rien).
(8) Homère entend par αιταί les Prières, personnifiées comme êtres mythologiques ; elles
étaient filles de Jupiter et sœurs d'Até. Le poète les représente sous
la forme de filles boiteuses, ridées et louches : en effet l'homme qui a
commis une faute ne se décide qu'à regret à en demander pardon. Ἂτη, Até, fille de Jupiter, est la déesse qui pousse les
hommes aux actes insensés, et les plonge dans le malheur ; selon les
antiques traditions, ses pieds délicats et légers ne touchaient point la
terre ( Dictionnaire des Homérides, aux mots αιταί
et Ἂτη).
(9) Pour l'explication de ce passage nous avons suivi le
texte de Wolf et la traduction latine de Dubner.
(10) Homère dit κασιγνήτοιο
φόνοιο
(vers 568) (à cause du meurtre
fraternel). Nous ne savons pas à quoi se rapporte le mot κασιγνήτος
; car, dans ce long récit, Homère n'a pas encore parle du meurtre d'un
frère.
(11) Les Errinyes, est-il dit dans le Dictionnaire des
Homérides, étaient les déesses de la vengeance ; Homère n'en dit ni le
nombre, ni le nom, ni la forme. Elles étaient le symbole des remords de
conscience qui poursuivaient le crime, et particulièrement de la
malédiction qui pesait sur le coupable qui avait violé les saints
devoirs de l'humanité. Ainsi elles punissaient la désobéissance des
enfants envers leurs parents ; mais, en même temps qu'elles punissaient
les coupables, on les voyait se montrer ennemies des hommes et les
pousser au crime. Elles ont par là quelque analogie avec les Μοῖραι
; et comme déesses présidant aux destinées, elles ne permettaient pas à
l'homme de pénétrer trop avant dans l'avenir qui lui est réservé. Elles
habitaient l'Érèbe, et punissaient encore les coupables après la mort.
(12) Dugas-Montbel dit : « Aristote cite ce passage comme
un modèle d'amplification, et observe que les événements ainsi détaillés
en parue paraissent plus grands. Ce n'est pas qu'Homère ait fait cette
réflexion ; mais le philosophe développe la cause d'un mouvement
d'éloquence que la nature avait inspirée an poète. Aristote, en
rapportant ce passage, ne le donne pas exactement tel qu'il se trouve
dans nos éditions. Ainsi, au lieu de κήδε᾽,
ὅσ᾽
ἀνθρώποισι
πέλει
(vers 592) (tous les malheurs qui
arrivent aux hommes), Aristote dit : Sua. δσα κακ
ἀνθρώποισι
πέλει (combien de maux arrivent aux hommes) ; et au vers
suivant, au lieu
ἄνδρας
μὲν
κτείνουσι
(ils tuent les hommes), on lit dans Aristote : λαοὶ
μὲν
φθινύθουσι
(les peuples périssent). Il est possible que l'Homère d'Aristote
différât dans ce passage de celui que nous avons aujourd'hui. Cependant
je crois que la différence entre les deux textes tient à ce qu'Aristote
citait de mémoire.»
(13) Pausanias loue Homère d'avoir peint Achille prenant
Scyros, et non point y passant sa vie au milieu de jeunes filles ; je ne
crois pas que ce soit là un sujet d'éloges. Si Homère n'a pas parlé de
cette aventure, c'est qu'elle n'était pas connue de son temps. Une
scolie du manuscrit de Pierre Victor, citée par Barnès, dit
positivement, en parlant de Scyros : « C'est là que les poètes modernes
(οι νεώτεροι)
prétendent qu'Achille se déguisa en jeune fille.» La preuve évidente,
comme l'observe Heyne avec beaucoup de raison, qu'Achille n'était point
à Scyros quand on décida l'expédition contre Troie, c'est qu'on deux
endroits de l’Iliade, il est rapporté que ce héros quitta la maison de
son père pour se rendre auprès d'Agamemnon. Il faut aussi remarquer
qu'Homère nomme le roi de Scyros Ényée et non pas Lycomède. Ainsi toute
l'histoire d'Achille racontée par Stane est postérieure aux temps
homériques. (Observation sur le livre XI de l'Iliade)
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