Chant XII

Remonter

   
 

  

L'ASSAUT.

 

 Cependant que Patrocle, à sa tâche empressé,

Soulage les douleurs d'Eurypyle blessé,

Entre les ennemis se poursuit la bataille

Près du fossé des Grecs, jusque sous leur muraille,

Bientôt ce vain abri ne doit plus protéger

Le peuple Grec ; il eut le tort de négliger,

De ses retranchements lorsqu'il creusa l'enceinte,

Et la prière au Ciel et l'hécatombe sainte :

Contre le gré des Dieux ce rempart élevé

A la destruction prochaine est réservé.

Tant qu'Hector respira, que la fureur d'Achille

Ne put du Roi Priam anéantir la ville,

On vit rester debout le mur des Achéens.

Mais quand la Mort a pris les plus braves Troyens,

Quand bien des Grecs aussi sont couchés dans la tombe,

Quand la triste Ilion, après dix ans succombe,

Et que les fils d'Argos chez eux sont retournés,

Alors, sur le rempart les fleuves déchaînés

Par Neptune et Phébus, furieux viennent battre

Ce mur, maudit des Dieux, qu'ils ont juré d'abattre.

De l'Ida vers la mer coulent le Rhodius,

L'Heptapore, l'Esèpe et le fougueux Rhésus,

Scamandre et Simoïs, où gisent les armures

Et les corps des héros : tournant leurs embouchures

D'un seul côté, le Dieu Phébus pendant neuf jours

Sur le mur chancelant précipite leur cours.

Se mêlant à ces flots, l'eau du ciel tombe à verse :

Neptune, au noir trident, les dirige, et disperse

Ces pierres et ces bois joints avec tant d'efforts ;

De l'Hellespont ensuite il aplanit les bords,

Les couvre de gravier ; puis dans leurs lits refoule

Tous les fleuves, dont l'onde avec calme s'écoule.

 

Ce sont là les desseins qu'accompliront un jour

Les Dieux... — En ce moment, le bélier bat la tour ;

Les remparts sont encor debout ; et la mêlée

Poursuit son cours fatal, hurlante, échevelée.

Châtiés par Jupin, les Grecs sur leurs vaisseaux

Ont fui l'aspect d'Hector, l'artisan de leurs maux.

Lui s'acharne au combat, pareil à la tempête.

Aux chasseurs, à leurs chiens quand un lion fait tête,

Se formant en carré, tous les hommes sont prêts

A repousser le fauve et l'accablent de traits.

Mais l'excès du péril anime son courage :

Loin de fuir, en tout sens il se tourne avec rage

Et voit les rangs s'ouvrir devant lui... Tel Hector,

Pour franchir le fossé, des siens presse l'essor.

Ses coursiers, arrêtés sur le bord de la pente,

N'osant aller plus loin, hennissent d'épouvanté.

Franchir ou traverser ce vide est effrayant,

Car de chaque côté s'offre un talus béant

Tout hérissé des pieux aigus, en nombre immense,

Que plantèrent les Grecs à titre de défense.

Le passage offrirait tant de difficulté

Pour un char, qu'il pourrait à peine être tenté.

Mais les soldats à pied songeant à l'entreprendre,

Sur le choix des moyens ils cherchent à s'entendre.

Du grand Hector, ce chef que l'audace grandit,

Alors Polydamas se rapproche et lui dit :

 

« Hector, et vous aussi, vous qu'Ilion désigne

Pour ses chefs, ce serait une folie insigne

De pousser nos chevaux à travers ce fossé

Protégé par un mur et de pieux hérissé :

Nos braves cavaliers n'y pourraient pas combattre ;

Dans l'abîme je crois déjà les voir s'abattre.

Si le grand Jupiter des peuples Achéens

Veut la perte, et s'il veille au salut des Troyens,

Sur les Grecs qu'il nous donne aujourd'hui la victoire

Et qu'ici, loin d'Argos, ils périssent sans gloire !

Mais si notre ennemi fait volte-face, et fond

Sur nos guerriers, jetés dans ce gouffre profond,

A peine un seul de nous, échappant au carnage,

Pourra-t-il jusqu'à Troie en porter le message.

Suivez donc mes conseils ; que tous nos écuyers

Sur le bord du fossé retiennent les coursiers ;

Marchons ensemble, à pied, couverts de notre armure,

Suivons les pas d'Hector ; les Grecs, je vous le jure,

Accablés sous nos coups, ne résisteront pas,

Si le Ciel les condamne et les voue au trépas. »

 

Hector de ce discours approuve la prudence.

Tout armé, de son char aussitôt il s'élance :

Chacun met pied à terre, à l'exemple d'Hector ;

L'écuyer est chargé de tenir sur le bord

Les coursiers hennissants : puis la troupe se range

En cinq groupes, formant chacun une phalange,

Et tous suivent les pas de leurs chefs valeureux.

Avec Polydamas, du corps le plus nombreux

Et le plus intrépide Hector prend la conduite ;

Son fidèle écuyer, Cébrion vient ensuite :

Un autre, moins vaillant, garde le char d'Hector.

Alcathous, Paris et le brave Agénor

Guident le second groupe ; Hélénus et son frère

Déiphobe, cité pour sa beauté sévère,

Commandent le troisième, escortés d'Asius :

Avec ses fiers coursiers, ce chef, fils d'Hyrtacus,

D'Arisbe abandonna la rive fortunée.

Le quatrième corps est conduit par Énée

Ayant à ses côtés Archéloque, Acamas,

Tous deux fils d'Anténor, tous deux forts aux combats

Des alliés enfin la phalange est groupée :

Elle suit Sarpédon, le brave Astéropée

Et Glaucus. — Tous ces chefs, Hector les a jugés.

Après lui, les plus forts en face des dangers.

Les guerriers, s'abritant de boucliers splendides,

Se sont bientôt rejoints ; ils marchent intrépides

Droit aux Grecs, convaincus qu'ils vont les immoler

Et qu'à grands flots le sang sur les nefs va couler.

 

Parmi tous ces guerriers, seul, Asius néglige

L'avis de la sagesse ; et quand il se dirige

Avec son écuyer vers les sombres vaisseaux,

Il n'abandonne pas son char ni ses chevaux.

Fier de ces beaux coursiers que la foule remarque,

L'insensé ne sait pas que la sinistre Parque

Doit le faire tomber, sans revoir Ilion,

Sous les coups d'un héros, fils de Deucalion,

Le noble Idoménée. Asius en délire

Se jette sur la gauche où flotte maint navire.

Or les Grecs, espérant sauver des combattants,

Des portes n'avaient pas fermé les lourds battants

Ni le puissant verrou ; le téméraire excite

La troupe qui le suit et qui se précipite

En tumulte et poussant, de formidables cris.

Ils pensent que les Grecs, par leur élan surpris,

Impuissants à tenter une utile défense,

Vont près de leurs vaisseaux tomber sans résistance,

Insensés ! à la porte ils sont d'abord reçus

Par deux guerriers, la fleur des plus braves, issus

Des Lapithes fameux ; l'un d'eux, âme indomptée,

Se nomme Polypète, et l'autre est Léontée,

Pareil à Mars. Tous deux, près des portes postés,

Sont debout ; on dirait deux grands chênes plantés

Sur le sommet d'un mont et dont la haute tête

Et les robustes pieds méprisent la tempête :

Tels ces nobles guerriers, confiants dans leurs bras,

Attendent Asius et ne s'émeuvent pas.

Asius, Adamas son fils et la cohorte

Qu'ils traînent après eux s'avancent vers la porte,

Vociférant, levant en l'air leurs boucliers.

En dedans du rempart d'abord nos deux guerriers

Exhortent, mais en vain, les Grecs à la défense :

Vers la flotte ils ont fui dans un désordre immense ;

Aussitôt, au devant des portes s'élançant,

Tous deux vont s'opposer à ce flot menaçant.

Tels deux forts sangliers, cernés sur la montagne

Par de nombreux chasseurs qu'une meute accompagne,

Ravageant le taillis, font tête aux plus ardents

Et grincent, furieux, de leurs terribles dents

Jusqu'à leur dernier souffle : ainsi sur la poitrine

Des héros rebondit et lance et javeline,

Et l'on entend l'airain grincer et tressaillir

Sous les coups qui, de front, viennent les assaillir.

Le couple valeureux s'acharne à la bataille...

Il lui vient du renfort : du haut de la muraille

Une troupe de Grecs lutte avec désespoir

Pour le salut commun, et des tours fait pleuvoir

Sur la bande Troyenne une grêle de pierres.

Lorsque l'hiver blanchit les glèbes nourricières,

Par la bise du Nord les nuages chassés

Épandent sur le sol la neige à flots pressés :

Ainsi volent les traits qu'avec rage on s'envoie

Et qui frappent les fils de la Grèce ou de Troie, 

Casques et boucliers cèdent sous le poids lourd

Des énormes cailloux et rendent un son sourd.

Se frappant la poitrine, Asius, en furie,

Tourne un triste regard vers le ciel et s'écrie :

 

« Toi-même, ô Jupiter, tu n'es donc qu'un trompeur !

Je pensais que les Grecs, sous le coup de la peur,

Céderaient à l'effort de nos mains sans pareilles ;

Mais non ; — On croirait voir des guêpes, des abeilles

Qui bâtissant la ruche au sommet d'un rocher,

Contre tout agresseur qui tente d'approcher

Défendent leurs essaims d'un effort énergique.

De même, je le vois, par ce couple héroïque

Le poste qu'il défend ne sera pas quitté

S'il n'y trouve la mort ou la captivité. »

 

Jupiter n'entend pas sa plainte ; la journée

A la gloire d'Hector par lui fut destinée.

 

Toutes les portes sont le théâtre à la fois

De combats furieux. — Il me faudrait la voix

D'un Dieu, pour raconter ces exploits mémorables.

La flamme autour des murs monte en jets formidables ;

Les Grecs désespérés luttent pour leurs vaisseaux

Et tous les Dieux amis s'affligent de leurs maux.

Des Lapithes surtout la valeur se signale.

Fils de Pirithoüs, de vertu sans égale,

Polypète à la tête a frappé Damasus

De sa lance ; le casque et les os sont rompus

Et le fer tout entier pénètre la cervelle :

Damasus est plongé dans la nuit éternelle ;

Puis Polypète immole Ormène, avec Pilon.

Léontée est de Mars le noble rejeton :

Au fils d'Antimachus tout d'abord il s'attaque

Et de sa lance envoie à la mort Hippomaque.

Puis, glaive en main, il fond sur Oreste, Ménon,

Iamène : tous trois vont dormir chez Pluton.   

 

Se jetant sur les morts aux armures brillantes

Le Lapithe enlevait leurs dépouilles sanglantes.

Mais pendant ce temps-là Polydamas, Hector

Entraînent la jeunesse, au vigoureux essor.

Tous brûlent d'enfoncer le mur ; leur main hardie

Sur les vaisseaux des Grecs veut porter l'incendie ;

Mais au bord du fossé dès qu'ils sont parvenus,

Par l'hésitation ils semblent retenus.

Un augure apparaît : dans sa serre puissante

Tenant un long serpent, que son bec ensanglante,

Un aigle plane à gauche ; autour de son vainqueur

Le monstre se replie et le mord près du cœur.

Cédant à la douleur, l'oiseau lâche sa proie

Qui tombe dans les rangs des défenseurs de Troie :

L'aigle, en poussant un cri, dans les cieux prend son vol.

A l'aspect du reptile étendu sur le sol,

Les Troyens ont frémi, tout émus du présage.

Polydamas au prince alors tient ce langage :

 

« Lorsqu'au sein du Conseil j'émets quelques avis,

 Hector, ils sont par toi bien rarement suivis.

N'importe ; un citoyen ne parle pas pour plaire

Aux chefs ; donc, le parti que je crois salutaire

Je le dirai ; craignons d'aller sur ses vaisseaux

Combattre l'ennemi ; j'y prévois de grands maux

Dont le Ciel a voulu nous avertir peut-être

Dans l'augure qu'il fit à nos yeux apparaître.

L'aigle, vous l'avez vu, vers la gauche planait :

Le serpent monstrueux que sa serre tenait

Il n'a pu le porter jusqu'au fond de son aire

A ses jeunes aiglons. — Et nous, qu'allons-nous faire ?

Supposons que le mur cède sous nos efforts

Et que dans le combat nous soyons les plus forts,

Le retour n'a pas lieu sans désordre ; et l'armée

Par les Grecs, éperdus doit être décimée.

C'est ainsi qu'on peut voir l'augure interprété

Par un devin habile et du peuple écouté. »

 

Hector, en lui jetant un regard de colère,

Lui répond : « Ton discours est fait pour me déplaire.

Si tel est ton avis et s'il est sérieux,

Je crains que ton esprit soit troublé par les Dieux.

Eh ! quoi ! Polydamas, c'est ta voix qui m'ordonne

D'oublier le décret de Jupiter qui tonne

— Ce décret que le Dieu lui-même a révélé

Par un signe — et de voir par où l'aigle a volé.

Ah ! que l'oiseau s'élance à droite, vers l'aurore,

Ou qu'à gauche, au couchant qu'un dernier rayon dore,

Il dirige son vol, qu'importé ? Obéissons

Au puissant Jupiter qui nous parle ; unissons

Les efforts de nos bras ; combattons sans murmure ;

Lutter pour la patrie est le meilleur augure.

D'ailleurs, quand nous aurons, nous autres, combattu

Près des nefs et bravé mille morts, que crains-tu ?

Des glorieux hasards n'ayant aucune envie

Tu ne redoutes pas de péril pour ta vie.

Mais si je te vois fuir et nous abandonner,

Ou même si ta voix tente de détourner

De la lutte un soldat, ma lance vengeresse

Punira de la mort ta coupable faiblesse. »

 

A ces mots il s'élance et la foule le suit.

Les clameurs des guerriers emplissent l'air de bruit.

Des sommets de l'Ida le Maître de la foudre

Soulève tout-à-coup des nuages de poudre

Que le vent porte droit aux vaisseaux Achéens,

Car le Dieu favorise Hector et les Troyens.

Confiants dans le ciel, dans leur propre courage,

Ils attaquent du mur le gigantesque ouvrage,

Brisant les parapets, arrachant les créneaux,

Ébranlant les piliers qui flanquaient ces travaux

Et devaient leur servir de fondements solides.

Les Grecs contre le choc demeurent intrépides,

Et de leurs boucliers se faisant un rempart,

Ils repoussent l'assaut livré de toute part.

 

 

EFFORTS  DES  AJAX  ET  DE  TEUCER  CONTRE  L'ÉLAN D'HECTOR.

 

 

Partout où le péril imminent les appelle

Les Ajax sur les tours rivalisent de zèle.

Encourageant les uns dans leurs nobles élans,

Ils gourmandent tous ceux qui semblent chancelants.

« Compagnons, vous dont rien n'ébranle la constance,

Et vous, au second rang placés pour la vaillance,

Vous même à qui le Ciel refusa des cœurs forts,

Tous, le salut l'exige, unissez vos efforts.

Aux clameurs des Troyens que nul ne s'intimide,

Que nul ne cherche à fuir sur son vaisseau rapide,

Et par Jupin peut-être il nous sera permis

De refouler au loin le flot des ennemis. »

 

Ces cris ont ranimé les enfants de la Grèce.

Quand, dans un jour d'hiver, la neige tombe épaisse ;

Quand Jupiter en a déchaîné les amas

Et qu'il verse à grands flots sur l'homme les frimas,

La neige couvre tout, la cime des montagnes,

Les lotus, les sillons tracés dans les campagnes ;

Elle vient envahir jusqu'aux bords de la mer

De ses flocons, que baise et fond le flot amer ;

Sur la terre bientôt il n'est point un espace

Qui ne soit enfoui sous un linceul de glace :

Non moins pressés les traits volaient de toutes parts ;

Un tumulte effrayant régnait sur les remparts.

 

Hector, pourtant, avec ses Troyens intrépides,

N'aurait pas renversé les barrières solides ;

Mais, fils de Jupiter, par son père excité,

Sur la troupe des Grecs Sarpédon s'est jeté.

Son bouclier d'airain, à la lame luisante,

Avec soin fut forgé par une main savante ;

Le dedans par des peaux de bœuf est rembourré

Et de baguettes d'or le disque est entouré.

C'est dans cet appareil que Sarpédon s'avance :

Chacune de ses mains tient une forte lance.

Un lion affamé, bravant tous les dangers,

Vient fondre sur l'étable où veillent les bergers

Et les chiens, dont la meute avec fureur aboie :

Il ne veut s'éloigner qu'en tenant une proie ;

Pour la ravir de force on le voit s'élancer,

A moins qu'un trait mortel ne vienne le percer :

Tel Sarpédon se lance au fort de la bataille,

Brûlant de renverser parapets et muraille ;

Mais avant de courir au combat, le héros

Interpelle le fils d'Hippoloque en ces mots :

 

« Glaucus, sais-tu pourquoi nous avons, en Lycie,  

Toujours la coupe pleine et la place choisie,

Et pourquoi, révérés presque à l'égal des Dieux,

Près des rives du Xanthe un terrain spacieux

Nous offre abondamment et les blés et les vignes ?

C'est afin qu'au combat nous soyons les plus dignes

Et que le Lycien s'écrie en nous voyant :

Les Rois que nous suivons montrent un cœur vaillant ;

Sans doute, les meilleurs morceaux, on les découpe

Pour eux seuls ; un vin pur ruisselle dans leur coupe ;

Mais ils sont les premiers au péril. — Cher ami,

Si nous devions, sauvés des coups de l'ennemi,

Être à jamais exempts de mort et de vieillesse,

Je ne céderais point à l'ardeur qui me presse

Et toi-même au combat je ne t'enverrais pas ;

Mais non ; pour arriver tôt ou tard au trépas

Il est mille chemins ; des Parques tributaire,

Aucun mortel ne peut à leurs coups se soustraire :

Marchons, donnons la gloire, en sachant bien mourir,

Ou dans un beau triomphe allons la conquérir ! »

 

Glaucus n'hésite pas, ce discours le transporte ;

Des Lyciens tous deux entraînent la cohorte.

 

Ménesthée aperçoit alors en frémissant

Ce flot qui vers la tour s'avance menaçant.

Pour trouver du secours son regard se promène

Parmi les chefs vaillants de la troupe Achéenne ;

Il voit les deux Ajax, au combat toujours prêts :

Teucer sort de sa tente et s'est placé tout près.

La voix de Ménesthée, en ce tumulte étrange.

Ne peut se faire entendre ; et de l'affreux mélange

D'armes, de boucliers, d'assaillants furieux

Sort un immense bruit qui monte jusqu'aux cieux,

Pendant que sur les murs les phalanges de Troie

Redoublent leurs efforts. Aux Ajax il envoie

Le héraut Thootès.

                                 « Va vite, lui dit-il,

Va, que l'un des Ajax nous arrache au péril.

S'ils venaient tous les deux, ce serait préférable :

Nous sommes menacés d'un choc épouvantable

Par les chefs Lyciens, terribles aux combats ;

Si la lutte pourtant retient l'un d'eux là-bas,

Qu'à notre aide le fils de Télamon s'empresse

Avec Teucer, l'archer connu pour son adresse. »

 

Thootès obéit à ses ordres ; il part

Et court jusqu'aux Ajax en longeant le rempart.

 

« Nobles Ajax, dit-il, chefs d'Argos, Ménesthée

Appelle à son secours votre force indomptée

Et je viens en son nom réclamer cet appui.

Il faut que l'un ou l'autre accoure auprès de lui ;

Si vous veniez tous deux, ce serait préférable,

Car il est menacé d'un choc épouvantable

Par les chefs Lyciens, terribles aux combats ;

Si la lutte (a-t-il dit) retient l'un d'eux là-bas,

Qu'à notre aide le fils de Télamon s'empresse

Avec Teucer, l'archer connu pour son adresse. »

 

Ajax, le grand Ajax obéit à l'instant

Et dit ces mots au fils d'Oïlée, en partant :

 

« Ajax, que tes efforts et ceux de Lycomède

Soutiennent bien les Grecs. Je vais porter de l'aide

A ceux qui de mon bras réclament le secours,

Puis, redevenu libre, auprès de vous j'accours. »

Il s'éloigne à ces mots, escorté de son frère

Teucer, l'habile archer, issu du même père :

Pandion de Teucer porte l'arc redouté.

Menesthée attendait, cerné de tout côté,

Quand Ajax vient le joindre ; alors, leurs chefs en tête,

Les ardents Lyciens, prompts comme la tempête,

Escaladent des murs les parapets puissants,

Et la lutte s'engage avec des cris perçants.

Du fils de Télamon la première victime

Fut Epiclès, guerrier fameux et magnanime,

Ami de Sarpédon. Un caillou raboteux

Gisait sur le rempart ; un homme vigoureux,

Un homme de nos jours, plein de force et de sève

Le pourrait remuer à peine ; Ajax l'enlève,

Il le lance du haut des tours, et sous ce poids

Il fracasse la tête et le casque à la fois

Du vaillant Epiclès ; comme un plongeur il tombe,

Puis le souffle vital l'abandonne ; il succombe.

Sur Glaucus décochant une flèche, Teucer

Lui traverse le bras un instant découvert.

Glaucus saute en arrière et cache sa blessure

Qu'accueilleraient les Grecs par un joyeux murmure.

Sarpédon voit partir Glaucus avec douleur,

Mais rien n'arrêtera l'élan de sa valeur.

De sa lance perçant Alcmaon, il la tire ;

Le guerrier suit le fer et sur le sol expire.

Sarpédon a saisi de sa robuste main

Un parapet entier ; pour ouvrir un chemin,

Il l'arrache, il le brise, et cette énorme entaille

Aux yeux des assaillants met à nu la muraille.

 

Par Teucer, par Ajax Sarpédon est blessé

En même temps ; le trait que Teucer a lancé

Du baudrier brillant a frappé la courroie ;

Mais Jupin ne veut pas que sous les murs de Troie

Son fils trouve la mort ; Ajax a du guerrier

Par sa lance percé le puissant bouclier.

Sarpédon se recule un peu de la muraille.

Mais sans abandonner la terrible bataille

Et l'espoir du succès ; sa voix a retenti :

 

« Lyciens, verrait-on votre feu ralenti ?

Je ne puis renverser seul, malgré mon courage,

Ces murs, et vers les nefs vous ouvrir un passage ;

L'union fait la force ; allons donc, suivez-moi. »

 

Les Lyciens, craignant les reproches du Roi,

L'entourent, décidés à des efforts étranges.

Les Grecs, de leur côté, resserrent leurs phalanges

Et le combat s'engage ardent et furieux.

Cependant des partis nul n'est victorieux :

Le Lycien ne peut, en dépit de sa rage,

En dépassant le mur, marcher jusqu'au rivage

Et gagner les vaisseaux ; le Grec est, d'autre part,

Impuissant à chasser l'ennemi du rempart.

Des limites d'un champ prêts à fixer la place

Deux voisins, contestant sur un étroit espace,

Veulent chacun leur part, la mesure à la main :

Ainsi les combattants disputent le terrain.

Les larges boucliers, les fortes javelines

Sont avec grand fracas brisés sur les poitrines.

Par le fer, des soldats sans nombre sont blessés.

Quelques-uns en fuyant par le dos traversés.

Les créneaux sont rougis de sang ; les fils de Troie

Ne peuvent cependant se frayer une voie.

La mère dont le gain, en tournant les fuseaux,

Nourrira ses enfants, posant sur les plateaux

Et la laine et le poids, tient juste la balance :

De même, du combat s'équilibrait la chance

Jusqu'à l'instant fatal où le Maître des Dieux

Voulut par un haut fait rendre Hector glorieux.

Le premier sur le mur il saute… et sa voix forte

Appelle des Troyens la puissante cohorte :

« Élancez-vous, Troyens, fiers dompteurs de chevaux,

Venez livrer au feu ces odieux vaisseaux ! »

 

Ses hardis compagnons, que sa parole excite,

Escaladent le mur ; chacun se précipite,

Monte sur le revers des créneaux abattus

Et brandit dans ses mains les dards aux fers pointus.

 

Près des portes Hector voit une énorme pierre

Que par un bout termine une pointe grossière.

Deux hommes de nos jours, de ceux qu'on peut compter

Au nombre des plus forts, ne sauraient la porter

Sur un char ; mais Hector la soulève de terre

Et la brandit : Jupin la lui rendit légère.

Comme on voit un berger porter facilement

La toison d'un bélier, de même, en ce moment,

Hector lève la pierre ; il marche, plein de force,

Vers les solides ais dont l'ensemble renforce

Les lourds battants fermés par deux verrous croisés,

D'un fort boulon de fer par surcroît traversés.

Il s'arrête, écartant les jambes ; la puissance

Du coup est assurée ; et la pierre qu'il lance

Sous son terrible choc fait voler en éclats

Les ais et les verrous qui n'y résistent pas.

Il s'élance au dedans, pareil à la nuit sombre ;

Son armure projette une lueur dans l'ombre

Et la flamme jaillit des yeux du grand Hector :

Un Dieu seul tenterait d'arrêter son essor.

Se tournant vers les siens, le héros les exhorte

A franchir comme lui la muraille et la porte.

On le suit, on se presse, on passe... et dans le camp

La troupe des Troyens à grands flots se répand.

Les Grecs gagnent leurs nefs en fuyant sur la grève,

Et partout un tumulte effroyable s'élève.