L'ASSAUT.
Cependant que Patrocle, à sa tâche empressé,
Soulage les douleurs d'Eurypyle blessé,
Entre les ennemis se poursuit la bataille
Près du fossé des Grecs, jusque
sous leur muraille,
Bientôt ce vain abri ne doit plus protéger
Le peuple Grec ; il eut le tort de négliger,
De ses retranchements lorsqu'il creusa l'enceinte,
Et la
prière au Ciel et l'hécatombe sainte :
Contre le gré des Dieux ce rempart élevé
A la destruction prochaine est réservé.
Tant qu'Hector respira, que la fureur d'Achille
Ne put du Roi Priam anéantir la
ville,
On vit rester debout le mur des Achéens.
Mais quand la Mort a pris les plus braves Troyens,
Quand bien des Grecs aussi sont couchés dans la tombe,
Quand la triste Ilion,
après dix ans succombe,
Et que les fils d'Argos chez eux sont retournés,
Alors, sur le rempart les fleuves déchaînés
Par Neptune et Phébus, furieux viennent battre
Ce mur, maudit des Dieux, qu'ils ont juré d'abattre.
De l'Ida vers la mer
coulent le Rhodius,
L'Heptapore, l'Esèpe et le fougueux Rhésus,
Scamandre et Simoïs, où gisent les
armures
Et les corps des héros : tournant
leurs embouchures
D'un seul côté, le Dieu Phébus pendant neuf jours
Sur le mur chancelant précipite leur
cours.
Se mêlant à ces flots, l'eau du ciel tombe à verse :
Neptune, au noir trident, les dirige, et disperse
Ces pierres et ces bois joints avec tant d'efforts ;
De l'Hellespont ensuite il aplanit les bords,
Les couvre de gravier ; puis dans
leurs lits refoule
Tous les fleuves, dont l'onde avec calme s'écoule.
Ce sont là les desseins
qu'accompliront un jour
Les Dieux... — En ce
moment, le bélier bat la tour ;
Les remparts sont encor debout ; et la mêlée
Poursuit son cours fatal, hurlante, échevelée.
Châtiés par Jupin,
les Grecs sur leurs vaisseaux
Ont fui l'aspect d'Hector, l'artisan de leurs maux.
Lui s'acharne au combat, pareil à la tempête.
Aux chasseurs, à leurs chiens quand un lion fait tête,
Se formant en carré, tous les hommes sont prêts
A repousser le fauve et l'accablent de traits.
Mais l'excès du péril anime son courage :
Loin de fuir, en tout sens il se tourne avec rage
Et voit les rangs s'ouvrir devant lui...
Tel Hector,
Pour franchir le fossé, des siens presse l'essor.
Ses coursiers, arrêtés sur
le bord de la pente,
N'osant aller plus loin,
hennissent d'épouvanté.
Franchir ou traverser ce vide est effrayant,
Car de chaque côté s'offre un talus béant
Tout hérissé des pieux aigus, en nombre immense,
Que plantèrent les Grecs à titre de défense.
Le passage offrirait tant de
difficulté
Pour un char, qu'il pourrait à peine être tenté.
Mais les soldats à pied songeant à l'entreprendre,
Sur le choix des moyens ils cherchent à s'entendre.
Du grand Hector, ce chef que l'audace grandit,
Alors Polydamas se rapproche et lui dit :
« Hector, et vous aussi,
vous qu'Ilion désigne
Pour ses chefs, ce serait une folie insigne
De pousser nos chevaux à travers ce fossé
Protégé par un mur et de pieux hérissé :
Nos braves cavaliers n'y pourraient pas combattre ;
Dans l'abîme je crois déjà les voir s'abattre.
Si le grand Jupiter des peuples Achéens
Veut la perte, et s'il veille au salut des Troyens,
Sur les Grecs qu'il nous donne aujourd'hui la victoire
Et qu'ici, loin d'Argos, ils périssent sans gloire !
Mais si notre ennemi fait volte-face, et fond
Sur nos guerriers, jetés dans ce gouffre profond,
A peine un seul de nous, échappant au carnage,
Pourra-t-il jusqu'à Troie en porter le message.
Suivez donc mes conseils ; que tous
nos écuyers
Sur le bord du fossé retiennent les
coursiers ;
Marchons ensemble, à pied, couverts
de notre armure,
Suivons les pas d'Hector ; les Grecs, je vous le jure,
Accablés sous nos coups, ne résisteront pas,
Si le Ciel les condamne et les voue au trépas. »
Hector de ce discours approuve la prudence.
Tout armé, de son char aussitôt il s'élance :
Chacun met pied à terre, à l'exemple d'Hector ;
L'écuyer est chargé de tenir sur le bord
Les coursiers hennissants : puis la troupe se range
En cinq groupes, formant chacun une
phalange,
Et tous suivent les pas de leurs
chefs valeureux.
Avec Polydamas, du corps le plus nombreux
Et le plus intrépide Hector prend la conduite ;
Son fidèle écuyer, Cébrion vient
ensuite :
Un autre, moins vaillant, garde le char d'Hector.
Alcathous, Paris et le brave Agénor
Guident le second groupe ; Hélénus et son frère
Déiphobe, cité pour sa beauté sévère,
Commandent le troisième, escortés d'Asius :
Avec ses fiers coursiers, ce chef, fils d'Hyrtacus,
D'Arisbe abandonna la rive fortunée.
Le quatrième corps est conduit par Énée
Ayant à ses côtés Archéloque, Acamas,
Tous deux fils d'Anténor, tous deux
forts aux combats
Des
alliés enfin la phalange est groupée :
Elle suit Sarpédon, le brave Astéropée
Et Glaucus. — Tous ces chefs, Hector les a jugés.
Après lui, les plus forts en face des dangers.
Les guerriers, s'abritant de boucliers splendides,
Se sont bientôt rejoints ; ils marchent intrépides
Droit aux Grecs, convaincus qu'ils vont les immoler
Et qu'à grands flots le sang sur les nefs va couler.
Parmi tous ces guerriers, seul, Asius néglige
L'avis de la sagesse ; et quand il se dirige
Avec son écuyer vers les sombres vaisseaux,
Il n'abandonne pas son char ni ses chevaux.
Fier de ces beaux coursiers que la foule
remarque,
L'insensé ne sait pas que la sinistre
Parque
Doit le faire tomber, sans revoir Ilion,
Sous les coups d'un
héros, fils de Deucalion,
Le noble Idoménée. Asius en délire
Se jette sur la gauche où flotte maint navire.
Or les Grecs, espérant sauver des
combattants,
Des portes n'avaient pas fermé les lourds
battants
Ni le puissant verrou ; le téméraire
excite
La troupe qui le suit et qui se précipite
En tumulte et poussant,
de formidables cris.
Ils pensent que les Grecs, par leur élan
surpris,
Impuissants à tenter une utile défense,
Vont près de leurs vaisseaux tomber sans résistance,
Insensés
! à la porte ils sont d'abord reçus
Par deux guerriers, la fleur des plus
braves, issus
Des Lapithes fameux ; l'un d'eux, âme indomptée,
Se nomme Polypète, et l'autre est Léontée,
Pareil à Mars. Tous deux, près des portes postés,
Sont debout ; on dirait deux grands chênes
plantés
Sur le sommet d'un mont et dont la haute tête
Et les robustes pieds méprisent la tempête
:
Tels ces nobles guerriers, confiants dans
leurs bras,
Attendent Asius et ne s'émeuvent pas.
Asius,
Adamas son fils et la cohorte
Qu'ils
traînent après eux s'avancent vers la porte,
Vociférant,
levant en l'air leurs boucliers.
En
dedans du rempart d'abord nos deux guerriers
Exhortent,
mais en vain, les Grecs à la défense :
Vers
la flotte ils ont fui dans un désordre immense ;
Aussitôt,
au devant des portes s'élançant,
Tous
deux vont s'opposer à ce flot menaçant.
Tels
deux forts sangliers, cernés sur la montagne
Par de nombreux chasseurs qu'une meute
accompagne,
Ravageant
le taillis, font tête aux plus ardents
Et
grincent, furieux, de leurs terribles dents
Jusqu'à leur dernier souffle : ainsi sur la poitrine
Des
héros rebondit et lance et javeline,
Et
l'on entend l'airain grincer et tressaillir
Sous
les coups qui, de front, viennent les assaillir.
Le
couple valeureux s'acharne à la bataille...
Il
lui vient du renfort : du haut de la muraille
Une
troupe de Grecs lutte avec désespoir
Pour
le salut commun, et des tours fait pleuvoir
Sur
la bande Troyenne une grêle de pierres.
Lorsque
l'hiver blanchit les glèbes nourricières,
Par
la bise du Nord les nuages chassés
Épandent
sur le sol la neige à flots pressés :
Ainsi
volent les traits qu'avec rage on s'envoie
Et
qui frappent les fils de la Grèce ou de Troie,
Casques
et boucliers cèdent sous le poids lourd
Des
énormes cailloux et rendent un son sourd.
Se
frappant la poitrine, Asius, en furie,
Tourne
un triste regard vers le ciel et s'écrie :
«
Toi-même, ô Jupiter, tu n'es donc qu'un trompeur !
Je
pensais que les Grecs, sous le coup de
la peur,
Céderaient
à l'effort de nos mains sans pareilles ;
Mais non ; — On croirait voir des guêpes,
des abeilles
Qui
bâtissant la ruche au sommet d'un rocher,
Contre
tout agresseur qui tente d'approcher
Défendent
leurs essaims d'un effort énergique.
De
même, je le vois, par ce couple héroïque
Le
poste qu'il défend ne sera pas quitté
S'il
n'y trouve la mort ou la captivité. »
Jupiter
n'entend pas sa plainte ; la journée
A
la gloire d'Hector par lui fut destinée.
Toutes
les portes sont le théâtre à la fois
De
combats furieux. — Il me faudrait la voix
D'un
Dieu, pour raconter ces exploits mémorables.
La flamme autour des murs monte en jets
formidables ;
Les
Grecs désespérés luttent pour leurs vaisseaux
Et tous les Dieux amis s'affligent de leurs
maux.
Des
Lapithes surtout la valeur se signale.
Fils de Pirithoüs, de vertu sans égale,
Polypète à la tête a frappé Damasus
De sa lance ; le casque et les os sont
rompus
Et le fer tout entier pénètre la cervelle
:
Damasus est plongé dans la nuit éternelle
;
Puis Polypète immole Ormène, avec Pilon.
Léontée est de Mars le noble rejeton :
Au fils d'Antimachus tout d'abord il
s'attaque
Et de sa lance envoie à la mort Hippomaque.
Puis, glaive en main, il fond sur Oreste, Ménon,
Iamène : tous trois
vont dormir chez Pluton.
Se
jetant sur les morts aux armures brillantes
Le
Lapithe enlevait leurs dépouilles sanglantes.
Mais
pendant ce temps-là Polydamas, Hector
Entraînent
la jeunesse, au vigoureux essor.
Tous
brûlent d'enfoncer le mur ; leur main hardie
Sur
les vaisseaux des Grecs veut porter l'incendie ;
Mais
au bord du fossé dès qu'ils sont parvenus,
Par
l'hésitation ils semblent retenus.
Un
augure apparaît : dans sa serre puissante
Tenant
un long serpent, que son bec ensanglante,
Un
aigle plane à gauche ; autour de son vainqueur
Le
monstre se replie et le mord près du cœur.
Cédant
à la douleur, l'oiseau lâche sa proie
Qui
tombe dans les rangs des défenseurs de Troie :
L'aigle, en poussant un
cri, dans les cieux prend son vol.
A l'aspect du reptile étendu sur le sol,
Les Troyens ont frémi, tout émus du présage.
Polydamas au prince alors tient ce langage :
« Lorsqu'au sein du Conseil j'émets
quelques avis,
Hector, ils sont par toi bien rarement suivis.
N'importe ; un citoyen ne parle pas pour plaire
Aux chefs ; donc, le parti que je crois salutaire
Je le dirai ; craignons d'aller sur ses vaisseaux
Combattre l'ennemi ; j'y prévois de
grands maux
Dont le Ciel a voulu nous avertir peut-être
Dans l'augure qu'il fit à nos yeux apparaître.
L'aigle, vous l'avez vu, vers la gauche planait :
Le serpent monstrueux que sa serre tenait
Il n'a pu le porter jusqu'au fond de
son aire
A ses jeunes aiglons. — Et nous,
qu'allons-nous faire ?
Supposons que le mur cède sous nos efforts
Et que dans le combat nous soyons les plus forts,
Le retour n'a pas lieu sans désordre ; et l'armée
Par les Grecs, éperdus doit être décimée.
C'est ainsi qu'on peut voir l'augure interprété
Par un devin habile et du peuple écouté. »
Hector, en lui jetant un regard de colère,
Lui répond : « Ton
discours est fait pour me déplaire.
Si tel est ton avis et s'il est sérieux,
Je crains que ton esprit soit troublé par
les Dieux.
Eh ! quoi ! Polydamas, c'est ta voix qui
m'ordonne
D'oublier le décret de Jupiter qui tonne
— Ce décret que le Dieu lui-même a révélé
Par un signe — et de voir par où l'aigle
a volé.
Ah ! que l'oiseau s'élance à droite, vers
l'aurore,
Ou qu'à gauche, au couchant qu'un dernier
rayon dore,
Il dirige son vol, qu'importé ? Obéissons
Au puissant Jupiter qui nous parle ;
unissons
Les efforts de nos bras ; combattons sans
murmure ;
Lutter pour la patrie est le meilleur
augure.
D'ailleurs, quand nous aurons, nous autres,
combattu
Près des nefs et bravé mille
morts, que crains-tu ?
Des glorieux hasards n'ayant aucune envie
Tu ne redoutes pas de péril pour ta vie.
Mais si je te vois fuir et nous abandonner,
Ou même si ta voix tente de détourner
De la lutte un soldat, ma lance vengeresse
Punira de la mort ta coupable faiblesse. »
A ces mots il s'élance et la foule le suit.
Les clameurs des guerriers emplissent l'air
de bruit.
Des sommets de l'Ida
le Maître de la foudre
Soulève tout-à-coup des nuages de poudre
Que le vent porte droit aux vaisseaux Achéens,
Car
le Dieu favorise Hector et les Troyens.
Confiants
dans le ciel, dans leur propre
courage,
Ils
attaquent du mur le gigantesque ouvrage,
Brisant
les parapets, arrachant les créneaux,
Ébranlant les piliers qui flanquaient ces
travaux
Et
devaient leur servir de fondements solides.
Les
Grecs contre le choc demeurent intrépides,
Et
de leurs boucliers se faisant un rempart,
Ils
repoussent l'assaut livré de toute part.
EFFORTS DES AJAX ET DE TEUCER CONTRE
L'ÉLAN D'HECTOR.
Partout
où le péril imminent les appelle
Les
Ajax sur les tours rivalisent de zèle.
Encourageant
les uns dans leurs nobles élans,
Ils
gourmandent tous ceux qui semblent chancelants.
« Compagnons, vous dont rien n'ébranle
la constance,
Et
vous, au second rang placés pour la vaillance,
Vous
même à qui le Ciel refusa des cœurs forts,
Tous,
le salut l'exige, unissez vos efforts.
Aux clameurs des Troyens que nul ne
s'intimide,
Que nul ne cherche à fuir sur son vaisseau
rapide,
Et par Jupin peut-être il nous sera permis
De refouler au loin le flot des ennemis. »
Ces cris ont ranimé les enfants de la Grèce.
Quand, dans un jour d'hiver, la neige tombe
épaisse ;
Quand Jupiter en a déchaîné les amas
Et qu'il verse à grands flots sur l'homme
les frimas,
La neige couvre tout, la cime des montagnes,
Les lotus, les sillons tracés dans les
campagnes ;
Elle vient envahir
jusqu'aux bords de la mer
De ses flocons, que baise et fond le flot
amer ;
Sur la terre bientôt il n'est point un
espace
Qui ne soit enfoui sous un linceul de glace
:
Non moins pressés les traits volaient de
toutes parts ;
Un tumulte effrayant régnait
sur les remparts.
Hector, pourtant, avec ses Troyens intrépides,
N'aurait pas renversé les barrières
solides ;
Mais, fils de Jupiter, par son père excité,
Sur la troupe des Grecs Sarpédon s'est jeté.
Son bouclier d'airain, à la lame luisante,
Avec soin fut forgé
par une main savante ;
Le dedans par des peaux de bœuf est
rembourré
Et de baguettes d'or le disque est entouré.
C'est
dans cet appareil que Sarpédon s'avance :
Chacune
de ses mains tient une forte lance.
Un
lion affamé, bravant tous les dangers,
Vient
fondre sur l'étable où veillent les bergers
Et
les chiens, dont la meute avec fureur aboie :
Il
ne veut s'éloigner qu'en tenant une proie ;
Pour
la ravir de force on le voit s'élancer,
A
moins qu'un trait mortel ne vienne le percer :
Tel
Sarpédon se lance au fort de la bataille,
Brûlant
de renverser parapets et muraille ;
Mais
avant de courir au combat, le héros
Interpelle
le fils d'Hippoloque en ces mots :
«
Glaucus, sais-tu pourquoi nous avons, en Lycie,
Toujours
la coupe pleine et la place choisie,
Et
pourquoi, révérés presque à l'égal des Dieux,
Près
des rives du Xanthe un terrain spacieux
Nous
offre abondamment et les blés et les vignes ?
C'est
afin qu'au combat nous soyons les plus dignes
Et
que le Lycien s'écrie en nous voyant :
Les Rois que nous suivons montrent un cœur
vaillant ;
Sans
doute, les meilleurs morceaux, on les découpe
Pour
eux seuls ; un vin pur ruisselle dans leur coupe ;
Mais
ils sont les premiers au péril. — Cher ami,
Si nous devions, sauvés des coups de l'ennemi,
Être
à jamais exempts de mort et de vieillesse,
Je ne céderais point à l'ardeur qui me
presse
Et toi-même au combat je ne t'enverrais pas
;
Mais non ; pour arriver tôt ou tard au trépas
Il est mille chemins ; des Parques
tributaire,
Aucun mortel ne peut à leurs coups se
soustraire :
Marchons, donnons la
gloire, en sachant bien mourir,
Ou dans un beau triomphe allons la conquérir
! »
Glaucus n'hésite pas, ce discours le
transporte ;
Des Lyciens tous deux entraînent la
cohorte.
Ménesthée aperçoit alors en frémissant
Ce flot qui vers la tour s'avance menaçant.
Pour trouver du secours son regard se promène
Parmi les chefs vaillants de la troupe Achéenne
;
Il voit les deux Ajax, au combat toujours prêts
:
Teucer sort de sa tente et s'est placé tout
près.
La voix de Ménesthée, en ce tumulte étrange.
Ne peut se faire entendre ; et de l'affreux
mélange
D'armes, de boucliers, d'assaillants furieux
Sort un immense bruit
qui monte jusqu'aux cieux,
Pendant que sur les murs les phalanges de
Troie
Redoublent leurs efforts. Aux Ajax il envoie
Le héraut Thootès.
« Va vite, lui dit-il,
Va, que l'un
des Ajax nous arrache au péril.
S'ils venaient tous les deux, ce serait préférable
:
Nous sommes menacés d'un choc épouvantable
Par les chefs Lyciens, terribles aux combats
;
Si la lutte pourtant retient l'un d'eux là-bas,
Qu'à notre aide le fils de Télamon
s'empresse
Avec Teucer, l'archer connu pour son
adresse. »
Thootès obéit à ses ordres ; il part
Et court jusqu'aux Ajax en longeant le
rempart.
« Nobles Ajax, dit-il, chefs d'Argos, Ménesthée
Appelle à son secours votre force indomptée
Et je viens en son nom réclamer cet appui.
Il faut que l'un
ou l'autre accoure auprès de lui ;
Si vous veniez tous deux, ce serait préférable,
Car il est menacé d'un choc épouvantable
Par les chefs Lyciens, terribles aux combats
;
Si la lutte (a-t-il dit) retient l'un d'eux là-bas,
Qu'à notre aide le fils de Télamon
s'empresse
Avec Teucer, l'archer connu pour son
adresse. »
Ajax, le grand Ajax obéit à l'instant
Et dit ces mots au fils d'Oïlée, en
partant :
« Ajax, que tes efforts et ceux de Lycomède
Soutiennent bien les Grecs. Je vais porter
de l'aide
A ceux qui de mon bras réclament le
secours,
Puis, redevenu libre, auprès de vous
j'accours. »
Il s'éloigne à ces mots, escorté de son
frère
Teucer, l'habile archer, issu
du même père :
Pandion de Teucer porte l'arc redouté.
Menesthée attendait, cerné de tout côté,
Quand Ajax vient le
joindre ; alors, leurs chefs en tête,
Les ardents Lyciens, prompts comme la tempête,
Escaladent des murs les parapets puissants,
Et la lutte s'engage avec des cris perçants.
Du fils de Télamon la
première victime
Fut Epiclès, guerrier
fameux et magnanime,
Ami de Sarpédon. Un caillou raboteux
Gisait sur le rempart
; un homme vigoureux,
Un homme de nos jours, plein de force et de
sève
Le pourrait remuer à peine ; Ajax l'enlève,
Il le lance du haut des tours, et sous ce
poids
Il fracasse la tête et le casque à la fois
Du vaillant Epiclès ;
comme un plongeur il tombe,
Puis le souffle vital
l'abandonne ; il succombe.
Sur Glaucus décochant une flèche, Teucer
Lui traverse le bras
un instant découvert.
Glaucus saute en arrière et cache sa
blessure
Qu'accueilleraient les Grecs par un joyeux
murmure.
Sarpédon voit partir
Glaucus avec douleur,
Mais rien n'arrêtera l'élan de sa valeur.
De sa lance perçant Alcmaon, il la tire ;
Le guerrier suit le fer et sur le sol
expire.
Sarpédon a saisi de sa robuste main
Un parapet entier ; pour ouvrir un chemin,
Il l'arrache, il le brise, et cette énorme
entaille
Aux yeux des
assaillants met à nu la muraille.
Par Teucer, par Ajax Sarpédon est blessé
En même temps ; le trait que Teucer a lancé
Du baudrier brillant a frappé la courroie ;
Mais Jupin ne veut pas que sous les murs de
Troie
Son fils trouve la mort ; Ajax a du guerrier
Par sa lance percé le puissant bouclier.
Sarpédon se recule un peu de la muraille.
Mais sans abandonner
la terrible bataille
Et l'espoir du succès ; sa voix a retenti :
« Lyciens, verrait-on
votre feu ralenti ?
Je ne puis renverser seul,
malgré mon courage,
Ces murs, et vers les nefs vous ouvrir un
passage ;
L'union fait la force ; allons donc,
suivez-moi. »
Les Lyciens, craignant les reproches du Roi,
L'entourent, décidés à des efforts étranges.
Les Grecs, de leur côté, resserrent leurs
phalanges
Et le combat s'engage ardent et furieux.
Cependant des partis nul n'est victorieux :
Le Lycien ne peut, en dépit de sa rage,
En dépassant le mur,
marcher jusqu'au rivage
Et gagner les vaisseaux ; le Grec est,
d'autre part,
Impuissant à chasser
l'ennemi du rempart.
Des limites d'un champ
prêts à fixer la place
Deux voisins, contestant sur un étroit
espace,
Veulent chacun leur part, la mesure à la
main :
Ainsi les combattants
disputent le terrain.
Les larges boucliers,
les fortes javelines
Sont avec grand fracas brisés sur les
poitrines.
Par le fer, des soldats sans nombre sont
blessés.
Quelques-uns en fuyant par le dos traversés.
Les créneaux sont rougis de sang ; les fils
de Troie
Ne peuvent cependant se frayer une voie.
La mère dont le gain, en tournant les
fuseaux,
Nourrira ses enfants, posant sur les
plateaux
Et la laine et le poids, tient juste la balance :
De même, du combat s'équilibrait la chance
Jusqu'à l'instant fatal où le Maître des
Dieux
Voulut par un haut
fait rendre Hector glorieux.
Le premier sur le mur il saute… et sa voix
forte
Appelle des Troyens la puissante cohorte :
« Élancez-vous,
Troyens, fiers dompteurs de chevaux,
Venez livrer au feu ces
odieux vaisseaux ! »
Ses hardis compagnons, que sa parole excite,
Escaladent le mur ; chacun se précipite,
Monte sur le revers des créneaux abattus
Et brandit dans ses mains les dards aux fers
pointus.
Près des portes Hector voit une énorme
pierre
Que par un bout termine une pointe grossière.
Deux hommes de nos jours, de ceux qu'on peut
compter
Au nombre des plus forts, ne sauraient la
porter
Sur un char ; mais Hector la soulève de
terre
Et la brandit : Jupin la lui
rendit légère.
Comme on voit un berger porter facilement
La toison d'un bélier, de même, en ce
moment,
Hector lève la pierre
; il marche, plein de force,
Vers les solides ais dont l'ensemble
renforce
Les lourds battants
fermés par deux verrous croisés,
D'un fort boulon de fer par surcroît
traversés.
Il s'arrête, écartant les jambes ; la
puissance
Du coup est assurée ; et la pierre qu'il
lance
Sous son terrible choc fait voler en éclats
Les ais et les verrous qui n'y résistent pas.
Il s'élance au dedans, pareil à la nuit
sombre ;
Son armure projette une lueur dans l'ombre
Et
la flamme jaillit des yeux du grand Hector :
Un
Dieu seul tenterait d'arrêter son essor.
Se
tournant vers les siens, le héros les exhorte
A franchir comme lui la muraille et la
porte.
On
le suit, on se presse, on passe... et
dans le camp
La
troupe des Troyens à grands flots se répand.
Les
Grecs gagnent leurs nefs en fuyant sur la grève,
Et
partout un tumulte effroyable s'élève.