Chant X

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 ASSEMBLÉE  DES  CHEFS  GRECS PENDANT  LA   NUIT

 

La nuit, près des vaisseaux à la rive enchaînés,

Les chefs au doux repos se sont abandonnés.

Mais, dans le camp des Grecs tandis que tout sommeille,

Seul, l'esprit agité, seul Agamemnon veille.

Tel on voit de Junon aux cheveux ondoyants

L'auguste époux lancer les tonnerres bruyants ;

L'eau, la neige ou la grêle épouvantent la terre ;

Le Dieu va déchaîner le monstre de la guerre...

Tel au cœur du héros le tumulte frémit

Et sous un lourd, fardeau sa poitrine gémit.

 

Il a jeté les yeux vers la cité Troyenne ;

Il admire les feux qui brûlent dans la plaine ;

Les sons des chalumeaux, les bruits des combattants

Arrivent jusqu'à lui ; puis ses regards flottants

Reviennent vers les Grecs soumis à son empire :

S'arrachant les cheveux, tristement il soupire.

Et sa prière monte aux pieds du Roi des Cieux.

 

Une pensée a lui sur son front soucieux :

Il veut, avec Nestor, de sage renommée,

Mûrir un plan qui tourne au salut de l'armée.

Il se lève, il revêt sa tunique, et sa main

Fixe à ses .pieds luisants des sandales ; soudain

On voit d'un fier lion la peau qui se balance

Sur son robuste dos... puis il saisit sa lance.

 

Cependant Ménélas, agité comme lui,

Songeait (car de ses yeux le sommeil avait fui)

Aux périls de ces Grecs venus, pour sa querelle,

Allumer devant Troie une guerre cruelle.

Il jette sur son dos la peau d'un léopard,

De son casque d'airain couvre sa tête et part,

La lance dans la main, pour éveiller son frère,

Celui que comme un Dieu tout le peuple révère.

Il le trouve debout, s'armant près de sa nef.

Agamemnon l'accueille avec joie ; à son chef

Le brave Ménélas adresse ce langage :

 

«  Pourquoi t'armer ? Vas-tu faire appel au courage

D'un de nos compagnons ? Je crains que nul d'entre eux

N'ose aller, en rampant sous un ciel ténébreux,

Épier les Troyens pendant la nuit obscure.

Bien fort qui tenterait une telle aventure !  »

 

Son frère lui répond : « Avisons aux moyens

D'assurer le salut des vaisseaux Achéens.

Jupiter maintenant vers les seuls sacrifices

Du redoutable Hector tourne des yeux propices.

Jamais homme ne fit tant d'exploits en un jour !

Hector pour Jupiter est un objet d'amour

Et pourtant il n'est fils de dieu ni de déesse.

Pour les enfants d'Argos une horrible détresse

Sera longtemps encor le fruit de ses travaux.

Mais sans tarder, ami, va, cours vers les vaisseaux

Appelle Idoménée, Ajax : je vais moi-même

Consulter de Nestor la sagesse suprême ;

Près des gardes du camp j'espère qu'il viendra

Car c'est surtout sa voix que l'on écoutera.

De nos gardes d'ailleurs, troupe déterminée,

Son fils et Mérion, chéri d'Idoménée,

Sont, grâce à notre choix, les deux chefs respectés. »

 

 — Ménélas repartit : « Dis-moi tes volontés :

Quand j'aurai joint Ajax, me faudra-t-il attendre

Ton retour, ou devrai-je auprès de toi me rendre ? »

— Agamemnon lui dit : « Reste auprès des héros

Que tu vas arracher aux douceurs du repos.

L'un l'autre en nous cherchant par ces routes sans nombre

Nous pourrions aisément nous égarer dans l'ombre.

Éveille tout le camp... appelle les guerriers

Par leurs noms — redis-leur les faits particuliers

Et les titres d'honneur ou d'eux ou de leurs pères...

Va, ne sois point superbe... Et nous, veillons en frères,

Puisqu'au joug du malheur le Ciel nous attacha. »

 

Il dit, et vers Nestor aussitôt il marcha.

 

Il le trouve étendu mollement sous sa tente,

Près de son noir vaisseau ; son armure éclatante

A ses côtés gisait : lances et bouclier

Et, chef-d'œuvre de l'art, un riche baudrier

Que le hardi vieillard ceignait pour la bataille,

Lui dont le poids des ans n'a pas courbé la taille.

— « Qui donc, cria Nestor, se levant à demi,

Marche dans l'ombre errant, quand tout est endormi ?

Cherches-tu dans le camp un compagnon, un garde ?

Arrête et réponds-moi : Qui donc es-tu ? »

                                                      — « Regarde

Et reconnais en moi le triste Agamemnon,

O Nestor, toi des Grecs la gloire et le renom.

Aux angoisses sans fin Jupin voua ma vie :

J'erre, car la douceur du sommeil m'est ravie ;

Quand la nuit règne, il fuit mes yeux mornes et secs...

Je veille et mon esprit songe aux malheurs des Grecs.

Je ne puis te cacher la sombre inquiétude

Qu'ils m'inspirent ; je crains que le sort le plus rude

Nous menace bientôt et nous vienne assaillir...

Oui, j'ai peur et je sens mes membres défaillir.

Puisque tu ne dors pas, viens, nous irons ensemble

Visiter dans le camp les gardes ; car je tremble

Que cédant au sommeil on ne mette en oubli

Un devoir qui veut être exactement rempli.

L'ennemi n'est pas loin... contre ses entreprises

Gardons-nous bien la nuit, et craignons les surprises. »

 

 

— « Crois-tu donc, noble Atride (interrompit Nestor

Le hardi cavalier) que du superbe Hector

Le puissant Jupiter accomplisse les rêves ?

Non certe. — Ah ! quels revers lui réservent nos glaives,

Quels désastres fondront sur lui, si seulement

Achille oublie un jour son fier ressentiment !

Viens, allons réveiller Ajax, prompt et terrible,

Et le fils de Tydée, à la lance invincible,

Et le prudent Ulysse ; il serait même bon

Que le second Ajax, le fils de Télamon,

Qu'Idoménée enfin vinssent avec les autres,

Et pourtant leurs vaisseaux sont fort distants des nôtres,

Mais écoute, tu sais si j'aime Ménélas,

Si je l'estime... Eh ! bien, je ne le tairai pas,

Sa conduite m'étonne et doit être blâmée :

Te laissant tout le poids du salut de l'armée

Il dort, quand il devrait vers tous les chefs courir,

Les voir, et les presser tous de nous secourir. »

 

Agamemnon lui dit : « O vieillard, d'ordinaire

Je t'invite moi-même à reprendre mon frère :

Je sais que quelquefois il cède à la langueur,

(Non certes par mollesse ou lâcheté de cœur)

Mais, les regards toujours fixés sur ma personne,

Trop souvent pour agir il attend que j'ordonne.

Aujourd'hui Ménélas a su me devancer,

Puis au milieu du camp je l'ai vu s'avancer ;

Il court, il réunit les chefs aux têtes fortes

Et nous les rejoindrons bientôt devant les portes. »

 

— « Si c'est ainsi, reprit le hardi cavalier.

Le vieux Nestor, personne à ce vaillant guerrier

Ne peut faire un reproche ; et partout sa puissance

Trouvera le respect, la prompte obéissance. »

 

Il dit : de sa tunique il se couvre à l'instant.

Chausse ses brodequins ; puis un manteau flottant

Où la laine se mêle à la pourpre éclatante

Se drape à longs replis sur sa taille puissante :

La lance au fer aigu bientôt arme sa main ;

Ils marchent vers les Grecs aux tuniques d'airain.

Ils vont trouver Ulysse, à la rare sagesse,

 

L'appellent par son nom... Le héros qui se dresse,

Sans efforts du sommeil secouant les pavots,

Bientôt sort de sa tente et prononce ces mots :

 

« Pourquoi donc, au milieu de la nuit embaumée,

Pourquoi vaguer ainsi seuls à travers l'armée ?

Faites-moi donc savoir quel intérêt pressant... »

 

— « Ah ! répondit Nestor, le cavalier puissant,

Divin fils de Laërte, à la rare sagesse,

Nous songeons aux malheurs qui menacent la Grèce.

Ne t'étonne donc pas de nous voir en éveil :

Il faut que tous les chefs s'assemblent en conseil ;

Suis-nous, car l'heure presse, et nous devons débattre

S'il convient aujourd'hui de fuir ou de combattre. »

Il dit, et le héros ne lui réplique pas ;

Il prend son bouclier, s'en couvre et suit leurs pas.

Tous trois vont éveiller Diomède. — Hors des tentes

Il est couché, la main sur ses armes brillantes.

Ses braves compagnons dorment autour de lui :

Le rude bouclier à leur front sert d'appui ;

Le fer de chaque lance en la terre plantée

Brille comme l'éclair dans la nuit argentée.

La peau d'un bœuf sauvage est le lit du héros.

Le vieux Nestor s'approche et l'arrache au repos

Et le gourmande ainsi : « Tu dors, ô Diomède,

Tu dors lorsque les Grecs ont besoin de ton aide,

Quand les soldats Troyens, campés sur les coteaux,

Sont là tout près de nous, menaçant nos vaisseaux ! »

 

Diomède aussitôt abandonne sa couche

Et ces rapides mots s'échappent de sa bouche :

 

« Nul travail ne t'arrête, ô Nestor : est-ce toi

Qui devrais sous sa tente éveiller chaque roi,

Quand la jeunesse goûte un repos regrettable ?

Mais ton corps est de fer, ô vieillard indomptable. »

 

— « Tu dis vrai, lui répond le hardi cavalier,

Le vieux Nestor ; mes fils et maint jeune guerrier

Pourraient bien appeler tous les chefs de l'armée.

Mais sur le sort des Grecs mon âme est alarmée,

Je songe à leur fortune... il me semble la voir

Osciller, suspendue au tranchant d'un rasoir.

Qu'adviendra-t-il hélas! leur salut ou leur perte ?

Mais va, réveille Ajax, à la démarche alerte,

Et le fils de Phylée ; et tu pourras ainsi

Épargner à mon âge et fatigue et souci. »

 

De la peau d'un lion à la fauve nuance

Diomède se couvre, et, saisissant sa lance,

Va trouver les héros qui sommeillaient encor,

Puis revient avec eux près du sage Nestor.

Ils s'avancent ensemble ; ils vont voir si l'on veille

A la garde du camp. Pas un chef ne sommeille ;

Les gardes, dont les yeux ne se sont pas fermés,

Sont tous l'oreille au guet, debout et bien armés.

Tels des chiens vigilants gardent la bergerie :

Ils écoutent les pas de la louve en furie

Qui descend des hauteurs de la sombre forêt

Et pour le dur combat ils restent en arrêt :

Tels ces braves soldats, dans cette nuit d'alarmes,

Oubliant le repos se tenaient sous les armes,

Épiant tous les bruits partis du camp Troyen.

« Courage ! mes enfants, dit Nestor : veillez bien !

Veillez... un seul instant de prudence endormie

Pourrait nous livrer tous à la rage ennemie. »

Il dit, et satisfait du contrôle exercé.

Suivi des autres chefs il franchit le fossé.

Son fils et Mérion, tous deux d'illustre race.

Convoqués au conseil viennent y prendre place.

On choisit à l'écart un lieu pur, loin des morts

Qui gisent sur le sol, tombés sous les efforts

Du terrible Troyen avant que la nuit sombre

Sur la plaine sanglante eût épaissi son ombre.

On délibère... Alors, le hardi cavalier,

Le sage et vieux Nestor parle ainsi le premier :

 

« Amis, qui d'entre vous se sent la noble audace

D'aller vers l'ennemi, pour épier la trace

De ses desseins secrets ? un prisonnier pourrait

Tomber entre les mains du guerrier... l'on saurait

S'ils veulent, ces Troyens, rester près du rivage

Ou rentrer dans leurs murs, satisfaits du carnage.

Celui qui reviendrait sain et sauf parmi nous

Après un tel exploit, aurait aux yeux de tous

Un renom glorieux qui vivrait, d'âge en âge.

De plus il recevrait le prix de son courage,

Car chacun de nos rois, d'un cœur reconnaissant,

A ce brave guerrier offrirait en présent

( Et quelle ambition n'en serait satisfaite ? )

Une noire brebis et l'agneau qu'elle allaite ;

Puis, il aurait toujours sa place en nos festins. »

Les guerriers demeuraient hésitants, incertains.

Diomède rompit le silence en ces termes :

 

« Nestor, je sens mon bras et mon cœur assez fermes

Pour tenter le péril... j'irai chez l'ennemi,..

Cependant, avec moi si j'avais un ami,

Sa présence pourrait doubler ma confiance :

Quand on est deux, on a bien plus de clairvoyance ;

On s'aide ; l'un agit dès que l'autre a voulu ;

Mais parfois l'homme seul demeure irrésolu. »

 

Ainsi dit Diomède et son noble langage

Aussitôt à le suivre excite maint courage.

Les deux Ajax sont prêts, et le fils de Nestor

Et l'ardent Mérion et vingt autres encor,

Mais surtout Ménélas et le prudent Ulysse :

Ulysse, en déployant l'audace ou l'artifice,

Veut à tout prix entrer dans le camp des Troyens.

 

— « Diomède si cher à tous les Achéens,

S'écrie Agamemnon, dans la troupe héroïque

Qui t'offre un compagnon, prends le plus énergique :

Ne cherche pas celui qui compte des aïeux...

Mais désigne entre tous le plus brave à tes yeux. »

 

Ainsi parle le chef d'une secrète crainte

Pour le blond Ménélas son âme était atteinte.

 

— Diomède reprit : « Si j'ai la liberté

De choisir, roi des rois, mon choix est arrêté.

Quel meilleur compagnon qu'Ulysse au fier courage,

Guerrier cher à Minerve, ardent autant que sage ?

Aidé par ce héros à l'esprit avisé,

Je sortirais intact d'un palais embrâsé. »

 

— « Diomède, abstiens toi de blâme ou de louange,

Dit le prudent Ulysse : il serait trop étrange

Qu'à cette heure la Grèce ignorât qui je suis.

Mais hâtons-nous, crois-moi ; déjà l'astre des nuits,

Aux deux tiers de son cours, baisse et se décolore...

Le temps presse... il nous faut agir avant l'aurore. »

 

 

 

 EXPÉDITION   DE  DIOMÈDE  ET  D'ULYSSE. 

  

Pour armer les héros chacun s'est empressé.

Auprès de ses vaisseaux Diomède a laissé

Son épée ; aussitôt le bouillant Thrasymède

Vient offrir en échange au brave Diomède

Un glaive à deux tranchants; puis au front du guerrier

Il ajuste avec soin un casque sans cimier :

Dans une peau de bœuf la forme en fut coupée.

Mérion arme Ulysse : il lui donne une épée,

Un arc et son carquois, le couvre également

D'un casque en peau, solide et sans vain ornement.

Le dedans est tressé de lanières puissantes ;

On admire au dehors les dents éblouissantes

D'un sanglier. — Jadis le fier Autolycus

A conquis ce butin sur le fils d'Orménus,

Lorsque dans son palais il porta l'incendie ;

Amphidamas de lui le reçut dans Scandie ;

Plus tard enfin ce casque à Molus  fut donné ;

Le front d'Ulysse en est maintenant couronné.

 

Alors les deux guerriers aux âmes invincibles

S'éloignent, recouverts de leurs armes terribles.

Tout à coup un héron, par Minerve envoyé,

Dans l'ombre de la nuit, à leur droite, a crié.

L'oiseau qu'il ne peut voir semble au prudent

Ulysse Dans ce cri leur jeter un présage propice.

 

Il invoque Pallas : « Fille du roi des Dieux

Qui dirigeas toujours mes travaux glorieux,

J'ai besoin aujourd'hui de ta puissante égide :

Tu sais quel espoir luit à mon cœur intrépide...

Ramène-nous vainqueurs aux vaisseaux Achéens

A la suite d'exploits funestes aux Troyens ! »

 

Diomède à son tour implore la Déesse :

« Écoute aussi, dit-il, les vœux que je t'adresse.

A mon père, ô Pallas, tu prêtas ton appui,

Tu protégeas Tydée autrefois : c'était lui

Que les Grecs députaient vers la ville Thébaine,

Et tu daignas veiller sur sa marche incertaine

Quand il portait, quittant les bords de l'Asopus,

Des paroles de paix aux enfants de Cadmus.

S'il fit, à son retour, maint exploit mémorable,

C'est qu'il était guidé par ta main secourable.

Assiste-moi de même et dirige mon bras !

Comme pieux tribut de moi tu recevras

Une blanche génisse à la corne dorée

Et que le joug n'a point encor déshonorée. »

 

Pallas les entendit et recueillit leurs vœux.

A travers la nuit noire ils marchent tous les deux

Pareils à des lions, heurtant sur leur passage

Cadavres et débris dans ces champs de carnage.

 

 

 

MORT  DE  DOLON.

   

Hector, de son côté, s'arrachant au sommeil,

Avec les chefs Troyens assemblés en conseil

Dans ces heures de nuit prudemment délibère,

Et son esprit médite une ruse de guerre.

« Qui de vous tous, dit-il, pour un prix glorieux,

Ose aujourd'hui tenter un effort périlleux ?

Je donne, avec un char éclatant de richesse,

Les deux plus beaux coursiers que possède la Grèce

Au guerrier généreux et fort qui, cette nuit,

Près des vaisseaux des Grecs s'étant glissé sans bruit,

Saura si l'ennemi garde encor le rivage

Ou bien si, reculant devant notre courage,

Par de récents revers instruit, désabusé,

A fuir loin de ces bords il n'est pas disposé. »

 

Un seul Troyen répond, c'est Dolon, fils d'Eumède.

Agiles sont ses pieds, si sa figure est laide.

Il est seul de sa race au milieu de cinq sœurs.

On le compte parmi les heureux possesseurs

De l'airain et de l'or, ces dons de la richesse ;

Dolon au grand Hector en ces termes s'adresse :

« Ta promesse m'enflamme. Oui, je prétends aller

Vers les vaisseaux des Grecs ; je veux te révéler

Tous leurs secrets, tu peux en croire ma parole.

Mais prends ton sceptre, ô Roi : sur ce noble symbole

Jure de me donner pour prix de mes travaux

Le char d'Achille avec ses superbes chevaux.

Pour moi, jusques aux nefs d'Agamemnon lui-même

J'oserai pénétrer — sous l'œil du chef suprême

C'est là, n'en doutons pas, qu'à cette heure on débat

S'il faut faire retraite ou bien livrer combat. »

 

Hector, le sceptre en main, d'une voix solennelle,

Jure par Jupiter dont la foudre étincelle :

« Ces coursiers, lui dit-il, ne porteront jamais

» Aucun autre Troyen ; c'est ton bien désormais ! »

 

Dolon part, sur la foi d'un serment téméraire.

La lance et l'arc courbé sont ses armes de guerre ;

D'un loup blanc il saisit la dépouille ; il est prompt

A s'en vêtir ; un casque en peau couvre son front.

Vers les vaisseaux des Grecs dans la nuit il s'enfonce,

Mais c'est en vain qu'Hector attendra sa réponse !

 

Déjà loin des Troyens il marchait à grands pas...

Ulysse l'aperçoit et murmure tout bas :

« Que veut-il, Diomède ? épier le rivage

Ou dépouiller les morts ? — Livrons-lui le passage

En nous cachant; bientôt nous nous élancerons

Vivement sur sa trace et nous le saisirons.

Si sa course pourtant de trop loin nous devance,

Coupe-lui la retraite, et, brandissant ta lance,

Serre-le de plus près, pour que nous soyons sûrs

Que ce Troyen ne peut retourner vers ses murs. »

 

Tous deux parmi les morts se couchent en silence.

Dolon passe... Aussitôt qu'il est à la distance

Du sillon dans les champs par la mule tracé

Lorsque le laboureur guide son pas pressé,

(On sait qu'il la préfère au bœuf pour la charrue)

Vers le Troyen qui fuit l'un et l'autre se rue.

Dolon qui les entend s'arrête, espère encor

Qu'on vient le rappeler par les ordres d'Hector.

Bientôt des ennemis il comprend la poursuite :

L'effroi qui le saisit accélère sa fuite ;

Mais sur sa piste, ardents, s'élancent nos guerriers :

A travers les grands bois tels on voit deux limiers

Poursuivre, en agitant leur mâchoire cruelle,

Ou le lièvre timide ou le chevreuil qui bêle.

Dolon traqué par eux, séparé des Troyens,

Va se jeter peut être au camp des Achéens...

Un autre Grec pourrait ravir à Diomède

L'honneur du premier coup !... Pallas vient à son aide,

Diomède s'écrie : « arrête ou sois certain

Que si tu fais un pas-tu péris de ma main. »

Il dit : son javelot part, effleure la tête

Du fuyard éperdu qui tout-à-coup s'arrête.

Son corps tremble ; ses dents s'entre-choquent ; la peur

Sur tous ses traits étend sa livide pâleur.

Enfin, il tombe aux mains des héros hors d'haleine.

Il gémit et ces mots s'échappent avec peine

De sa bouche tremblante : « O guerriers généreux,

Que j'implore, prenez pitié d'un malheureux.

Je suis riche et mon père aussi ; le vieil Eumède

Vous paiera ma rançon de tout l'or qu'il possède

Si vous sauvez son fils... de grâce, épargnez-moi ! »

 

Ulysse à l'esprit fin lui dit : « Rassure-toi ;

De tes esprits calmés tu peux bannir la crainte :

Mais réponds-nous et songe à nous parler sans feinte.

Pourquoi vers nos vaisseaux osais-tu donc marcher

Dans la nuit, loin des tiens, seul ? — venais-tu chercher

La dépouille des morts ? Est-ce Hector qui t'envoie

Épier nos secrets pour les livrer à Troie ?

Ou viens-tu de toi-même ?... »

 

                         — « Oh ! non ; c'est bien Hector

Qui m'a perdu, répond Dolon tremblant encor,

C'est l'espoir qu'il offrit à mon âme troublée :

Il m'a promis le char que le fils de Pelée

Fait voler sur le sable et ses fougueux chevaux,

En me chargeant d'aller, la nuit, vers les vaisseaux

Pour apprendre ( devais-je accepter ce message !)

Si vous gardiez encore avec soin le rivage

Ou si par vos revers instruits, désabusés,

A fuir loin de ces bords vous étiez disposés. »

 

Ulysse en souriant lui dit : « La récompense

Etait faite, à coup sûr, pour tenter ta vaillance ;

Le char étincelant et les chevaux fougueux

Du petit-fils d'Eaque ! — Il est pourtant douteux

Que, dans leur noble ardeur, ils voulussent connaître

Et subir d'autre main que celle de leur maître,

Du fier Achille, à qui Thétis donna le jour.

Mais réponds-nous encore et dis nous, sans détour,

En quel lieu campe Hector, où sa tente est placée,

Ses armes, ses chevaux et sa garde avancée,

Enfin, à quel parti s'arrêtent les Troyens :

Veulent-ils rester près des vaisseaux Achéens,

Ou bien, favorisés par le sort des batailles,

Se retirer vainqueurs derrière leurs murailles ? »

 

Dolon reprit : « Je vais, sans nul déguisement,

Vous donner ces détails. Hector en ce moment

Près tu tombeau d'Ilus, à l'écart, délibère

Et, des chefs entouré, tient conseil sur la guerre.

A la garde aucun corps spécial n'est commis ;

Autour des feux Troyens les uns sont endormis,

D'autres sont occupés à faire bonne garde.

Laissant aux seuls Troyens ce soin qui les regarde,

Les alliés, venus sans familles ici,

Se livrent au repos, libres de tout souci. »

 

— « Dis-nous donc où le corps des alliés repose,

Reprend Ulysse : il faut m'expliquer toute chose.

Dorment-ils confondus dans les rangs des Troyens

Ou sont-ils seuls ? »

                               — « Sachez donc tout.

Les Cariens, Lui repartit Dolon, campent sur nos rivages,

Les Lélèges aussi, les Caucons, les Pelasges. 

Du côté de Thymbrée, on voit les Lyciens,

Les fils de la Phrygie et les fiers Misiens,

Puis des Méoniens le cavalier farouche.

Mais pourquoi ces détails que vous donne ma bouche ?

Voulez-vous donc, guerriers, pénétrer dans le camp ?

Alors vous trouverez placés au premier rang,

Les derniers arrivés, les enfants de la Thrace,

Au milieu d'eux leur roi Rhésus, d'illustre race.

Il amène avec lui de superbes chevaux :

Non, je n'en vis jamais d'aussi grands, d'aussi beaux ;

D'un blanc de neige, ils sont comme le vent rapides.

Son char éclatant d'or et ses armes splendides

Des mortels étonnés éblouissent les yeux :

Il semble qu'on les fit pour servir à des Dieux.

J'ai dit : à vos vaisseaux conduisez-moi sur l'heure

Ou, si vous préférez qu'en ce lieu je demeure,

De chaînes chargez-moi : vous saurez promptement

Si votre prisonnier est sincère ou s'il ment. »

 

Diomède lui lance un regard formidable.

«  Même en nous fournissant un avis profitable,

Dolon, peux-tu songer, quand je t'ai dans la main,

A racheter ta vie ? Ah ! ton espoir est vain !

Si tu restais vivant, tu reviendrais peut-être

Nous combattre, ou ramper encore comme un traître

Autour de nos vaisseaux. Meurs donc ! et, grâce à moi,

Les Grecs n'auront plus rien à redouter de toi.  »

 

Dolon veut l'implorer et, d'une main tremblante,

Il cherche à caresser sa barbe menaçante...

Diomède brandit son glaive, et d'un seul coup

Du malheureux Dolon il a tranché le cou.

Les lèvres s'entr'ouvraient encor pour la prière

Quand la tête déjà roulait dans la poussière.

Ils enlèvent alors les armes qu'il portait,

La blanche peau de loup qui sur son dos flottait ;

Puis Ulysse, élevant ces dépouilles, adresse

Une invocation à Minerve : « O Déesse,

Cette offrande est pour toi, toi qu'entre tous les Dieux

Nous honorons — Rends-nous encor victorieux,

Conduis-nous aux quartiers des enfants de la Thrace. »

Il dit, et prenant soin de remarquer la place,

Il joint d'un tamaris les branches en faisceaux

Et cache son butin sous les épais rameaux ;

Puis, tous deux, éclairés par la lueur de l'Ourse,

Dans la plaine sanglante ils reprennent leur course.

  

 

LES  DEUX  HÉROS  GRECS  ENLÉVENT  LES  CHEVAUX  DE RHÉSUS.

  

Ils parviennent aux lieux où les Thraces dormaient

Épuisés de fatigue ; auprès d'eux se trouvaient

Leurs chevaux accouplés deux à deux et leurs armes.

Couché parmi les siens, Rhésus goûtait les charmes

D'un bienfaisant sommeil, et des liens puissants

Attachaient à son char ses coursiers frémissants.

Ulysse en le voyant s'écrie : « O Diomède,

C'est le roi dont parlait ce fils du riche Eumède

Que tu viens d'immoler... Rappelle ta valeur,

Car le moment l'exige, et frappe avec vigueur ;

Pour moi, je ravirai ces coursiers magnifiques. »

Il dit... saisi soudain de transports frénétiques,

 Son hardi compagnon, dont Pallas est l'appui,

Frappe, égorge tous ceux qu'il trouve autour de lui ;

Le sang rougit la terre, et des plaintes funèbres

Résonnent un moment dans l'horreur des ténèbres.

C'est un lion portant le meurtre et la terreur

Au milieu d'un troupeau ; déjà sous sa fureur

Douze morts sont tombés ; Ulysse, toujours sage,

Les tirant à l'écart, fraie un libre passage

Aux chevaux qui pourraient bondir effarouchés

 S'ils foulaient sous leurs pieds ces cadavres couchés.

Jusque auprès de Rhésus pénètre Diomède ;

L'horrible vision d'un songe qui l'obsède

S'offre au malheureux roi... son œil avec effort

S'entr'ouvre et se referme à jamais dans la mort.

Ulysse, cependant, sans bruit et sans secousse

Détache les chevaux ; hors du camp il les pousse

Et donne à son ami le signal du départ.

 

Celui-ci veut encor tenter quelque hasard,

De nouveau dans le sang tremper ses mains sanglantes,

Ravir ce char superbe et ces armes brillantes ;

Mais Pallas le retient par un prudent conseil :

Crains, lui dit-elle, crains qu'un dieu donne l'éveil

Aux Troyens endormis ; pars, l'âme satisfaite.

Pars vite, si tu veux assurer ta retraite.

Diomède obéit ; vers les Grecs nos guerriers

Volent, en excitant les rapides coursiers.

 

Cependant de Phébus l'œil ardent les observe.

Courroucé de l'appui que leur prêta Minerve,

Dans le camp des Troyens le Dieu darde un rayon

Et réveille d'abord le brave Hippocoon,

Le cousin de Rhésus, l'un des chefs de la Thrace.

Hippocoon se lève, accourt... il voit la place

Où furent attachés les coursiers généreux ;

Il compte avec horreur les guerriers valeureux

Qui gisent égorgés ; en vain sa voix plaintive

Appelle son ami, son roi : la foule arrive

Regarde et frappe l'air de ses cris furieux

Quand l'œuvre de carnage apparaît à ses yeux.

 

Aux approches du camp, Diomède s'arrête

Au pied du tamaris qui garde sa conquête,

Le butin qu'il ravit au malheureux Dolon :

Ulysse prend des mains de son fier compagnon

Et la triste dépouille et la sanglante armure,

Puis tous deux, des coursiers pressant la noble allure,

Se hâtent de gagner les rapides vaisseaux.

 

Nestor est le premier que le bruit des chevaux

A frappé : « Chers amis, nobles chefs de la Grèce,

Si quelque illusion n'abuse ma vieillesse

Dit-il, j'entends venir vers nous des cavaliers.

Fassent les Immortels que nos braves guerriers

Ramènent des chevaux à la course rapide,

Conquis par les efforts de leur bras intrépide !

Mais ils sont partis seuls hélas ! je crains pour eux

Les coups des ennemis si forts et si nombreux. »

 

On l'écoutait encor quand les héros paraissent...

Ils mettent pied à terre et tous les Grecs s'empressent

De leur tendre la main, de les féliciter

Sur l'exploit que tous deux viennent d'exécuter.

Nestor prend le premier la parole en ces termes :

 

« O toi l'un des appuis, les plus sûrs, les plus fermes

Que possèdent les Grecs, sage Ulysse, dis-nous

D'où viennent ces chevaux que je vois avec vous.

Est-ce un présent des Dieux ? ou bien est-ce une proie

Que vous avez ravie aux vaillants fils de Troie ?

Pour moi qui, bien que vieux, ne suis pas des derniers

A marcher au combat, jamais pareils coursiers

N'ont frappé mes regards ; aussi je le devine

Vous les avez reçus de quelque main divine,

Car je sais que tu fus à Pallas toujours cher

Et vous êtes tous deux aimés de Jupiter.

 

« Il est vrai que les Dieux, lui répondit Ulysse,

Auraient pu nous donner, dans leur bonté propice,

Des chevaux plus brillants, plus rapides encor

Que les coursiers qui sont sous tes yeux, ô Nestor ;

Mais si tu veux l'apprendre, ils viennent de la Thrace,

Tandis que Diomède, en sa bouillante audace,

Tuait Rhésus, leur maître, avec douze guerriers

Couchés autour du Roi, j'emmenais ces coursiers.

Un autre sous les coups du brave Diomède

Est encore tombé, c'est Dolon, fils d'Eumède :

Envoyé par Hector et tous les chefs Troyens

Il venait épier les vaisseaux Achéens. »

 

Il dit... et les chevaux que soudain il excite

Franchissent le fossé ; puis, suivis par l'élite

Des chefs que ces exploits rendent fiers et joyeux

Au milieu de l'armée ils s'avancent tous deux.

Ils gagnent à grands pas la tente bien construite

Du brave Diomède ; il attache de suite

Les coursiers qu'il ramène, avec de forts liens,

A la crèche luisante où, paisibles, les siens

Savourent le froment. Pendant ce temps,

Ulysse Suspend, en attendant l'heure du sacrifice,

Les armes de Dolon au front de ses vaisseaux.

 

La mer leur offre alors le bienfait de ses eaux :

Ils s'y plongent trois fois et la vague profonde

Lave leur torse nu que la sueur inonde.

Quand ils ont ranimé leurs membres assouplis,

Ils les baignent encor dans des bassins polis,

Puis, ayant enlevé la dernière souillure,

Ils parfument leur corps avec une huile pure.

 

Le moment est venu de s'asseoir au festin ;

Les héros triomphants prennent place... et le vin

Qu'en un cratère plein l'on tenait en réserve

Coule en libations offertes à Minerve.