Chant VII

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REPRISE DE LA LUTTE

 

Hector, fier et brillant, Hector franchit la porte :

Pâris est près de lui ; l'ardeur qui les transporte

Les ramène au combat qu'ils brûlent d'engager.

Des rameurs, quand un Dieu vient les encourager

Par un souffle propice, alors que leur main rude

A fatiguer la mer tombe de lassitude,

Se raniment... -— Ainsi les Troyens défaillants

Accueillent le retour des deux frères vaillants.

Ménesthius est joint par Pâris, qui le tue :

Fils d'Aréithous à la lourde massue

Et de Philoméduse, il habitait Arné.

Là, c'est le fer d'Hector qui frappe Eïoné

Et traverse la gorge, en passant sous le casque :

Le corps qui se détend retombe inerte et flasque.

Le chef des Lyciens, le valeureux Glaucus

De sa lance à l'épaule atteint Iphinoüs

Qui s'apprête à guider sa rapide cavale :

Le guerrier roule à terre, et son âme s'exhale.

 

Minerve cependant voit les Grecs massacrés ;

Elle quitte l'Olympe et vers les murs sacrés

De la cité Troyenne, ardente, elle s'élance...

Apollon l'aperçoit, et vers elle s'avance,

Apollon, des Troyens protecteur généreux.

Jusqu'au pied du vieux hêtre ils arrivent tous deux.

Et Phœbus à Pallas en ces termes s'adresse :

 

« Fille de Jupiter, quelle fureur te presser

De l'Olympe pourquoi descendre toute en feu ?

Je sais que des Troyens les maux te touchent peu :

Prétends-tu donc aux Grecs apporter la victoire ?

Ne vaudrait-il pas mieux (si tu voulais m'en croire)

Aujourd'hui mettre un terme à ces sanglants débats ?

Les Grecs pourront un jour, reprenant les combats,

Jusqu'au sac d’Ilion poursuivre leurs prouesses,

Puisqu'un si grand désastre est le vœu des Déesses. »

 

« Ton désir, dit Pallas, était le mien aussi

Quand des hauteurs du ciel je vins descendre ici...

Mais toi, l'archer divin, aux traits sûrs et rapides,

Comment vas-tu calmer ces lutteurs intrépides ?

 

Le Dieu reprit : « Poussons Hector à défier

L'un des chefs de la Grèce au combat singulier,

Et si les Achéens trouvent l'offre acceptable

Ils devront désigner l'homme le plus capable

D'affronter seul Hector, ce héros éprouvé. »

Il dit et voit son plan par Minerve approuvé.   .

Fils chéri de Priam, des Dieux sage interprète.

Hélénus a compris la volonté secrète

Des deux divinités : près d'Hector il se rend

Et lui dit : « Noble Hector, ô toi non moins prudent

Que le grand Jupiter, veux-tu croire ton frère ?

Entre Grecs et Troyens fais suspendre la guerre

Et provoque toi-même au combat singulier

De tous nos ennemis le plus vaillant guerrier.

Le Destin ne veut pas encore que tu meures,

J'en ai lu l'assurance aux célestes demeures. »

 

Ces mots charment Hector : par le travers il tient

Sa lance étincelante et, du geste, il contient

Les soldats d'Ilion ; en même temps Atride

Fait arrêter les Grecs à la belle cnémide.

Apollon et Pallas qui, métamorphosés

En deux sombres vautours, sans bruit se sont posés

Sur la cime du hêtre, admirent avec joie

Tout l'appareil guerrier que la plaine déploie.

On peut voir au repos, comme des flots pressés,

Les épais bataillons de piques hérissés.

C'est ainsi que parfois sous le souffle d'Éole

Se hérisse la mer. — Hector prend la parole :

 

« Grecs, Troyens, écoutez ce que j'ai résolu.

De tous nos vains traités les Dieux n'ont pas voulu :

Sans doute Jupiter garde des maux étranges

A nos deux nations, avant que vos phalanges

Puissent voir d'Ilion les remparts écroulés

Ou que sur vos vaisseaux vous soyez refoulés.

Des Grecs les plus vaillants vous possédez l'élite :

Or celui d'entre vous que son courage invite

A lutter avec moi, qu'il vienne, je l'attends ;

Que pour combattre Hector il sorte de vos rangs.

Jupiter est témoin de ce que je vais dire :

En ce jour, sous le fer d'un vainqueur si j'expire,

Mes armes sont à lui ; qu'il porte, glorieux,

Sur ses vaisseaux légers ce butin précieux ;

Mais qu'il rende du moins mon corps à ma famille,

Afin que le Troyen. son épouse, sa fille

Honorent mon bûcher ; — Si, propice à mes vœux,

Apollon me donnait la victoire, je veux

Arracher du vaincu l'armure et la suspendre

Dans le temple du Dieu ; mais je promets de rendre

Son cadavre aux enfants de la Grèce ; ils pourront

Lui construire un tombeau près du vaste Hellespont.

Plus tard, quand des vaisseaux longeront cette plage,

On dira : là repose un chef plein de courage

Qui tomba sous les coups du magnanime Hector,

Et chaque jour verra mon nom grandir encor. »

Il dit... et chez les Grecs tous gardent le silence,

Car la honte et l'effroi les tiennent en balance.

Ménélas indigné se lève en gémissant

Et sa voix fait entendre un reproche sanglant.

« O Grecs dégénérés, hommes au cœur de femme,

La menace à la bouche avec la peur dans l'âme,

Quelle honte pour nous si personne aujourd'hui,

A cet appel d'Hector, ne marche contre lui !

Ah ! puisse-je vous voir tous réduits en poussière,

Lâches guerriers ! — C'est moi qui vais, dans la carrière

Affronter le péril, les armes à la main.

Les Immortels sont tout dans le succès humain,

Eux seuls sauront fixer la victoire hésitante. »

 

A ces mots, il revêt son armure éclatante.

C'en était fait de toi, Ménélas ; de tes jours

Le trop puissant Hector aurait tranché le cours,

Si les Rois de la Grèce, en ce moment suprême,

N'eussent su t'arrêter. — Agamemnon lui-même

Prend la main de son frère et lui dit :

                                               « Insensé,

Ton courage inutile à l'excès est poussé.

Contiens donc ta douleur ; je la comprends, sans doute,

Mais Hector est terrible et chacun le redoute,

Même Achille, un héros dont tu n'es pas l'égal :

Crains de te mesurer contre un pareil rival.

Les Grecs lui sauront bien trouver un adversaire ;

Mais celui-ci, fût-il entre tous téméraire,

Trouvera le repos chèrement acheté,

S'il peut sortir vainqueur d'un combat redouté. »

 

Ménélas a compris ces mots pleins de sagesse :

Il cède ; autour de lui maint serviteur s'empresse

Et le désarme. — Alors Nestor se lève et dit :

 

« Pour la Grèce, grands Dieux, quel deuil, quel jour maudit!

Ce Roi sage, éloquent, le brave et vieux Pelée,

Ah ! combien va gémir son âme désolée !

Il se plut aux récits qu'autrefois je lui fis

Des faits de nos aïeux et de ceux de leurs fils.

Mais s'il apprend qu'Hector les glace d'épouvanté.

Les bras levés au ciel, d'une voix suppliante

Il va prier les Dieux de terminer ses jours,

Et d'envoyer son âme aux ténébreux séjours.

O puissant Jupiter, Apollon et Minerve,

Si j'étais jeune encor, plein de force et de verve !

Comme aux jours où, non loin du fleuve Jardanus,

Aux bords du Céladon, les Pyliens venus

Avec ceux d'Arcadie, engageaient la bataille ;

Quand Éreuthalion, fier de sa haute taille.

S'avançait à leur tête et portait sur le dos

Une masse de fer, armure d'un héros

Que tous ont surnommé guerrier à la massue :

Cet Aréithoüs , dont la gloire est connue,

D'arc ni de javelot ne se servant jamais,

Rompait, sous ses grands coups, les bataillons épais.

Aussi pour le tuer fallut-il le surprendre.

Dans un étroit sentier Lycurgue va l'attendre :

Sa masse ne lui fut d'aucune utilité ;

Lycurgue de son fer lui perça le côté,

Le renversa mourant, et lui prit cette armure,

Riche présent de Mars. Grâce à cette capture,

Lycurgue fut vainqueur en mainte occasion.

Mais lorsqu'il eut vieilli, c'est Ereuthalion

Qu'il rendit possesseur de cette arme terrible.

Celui-ci provoquait, se croyant invincible,

Les plus forts ; mais pas un ne vint se présenter.

Le plus jeune de tous, seul, j'osai l'affronter ;

Je le tuai : Pallas couronna mon audace.

J'étendis sur le sol, couvrant un large espace,

Le corps de ce géant. Ah ! si j'avais encor

Et jeunesse et vigueur, certes le grand Hector.

Trouverait un rival... — Mais vous, chefs de la Grèce,

A marcher contre lui nul de vous ne s'empresse. »

 

Ainsi les gourmandait le vieillard : A sa voix,

On put voir neuf guerriers se lever à la fois,

Agamemnon d'abord, puis le fils de Tydèe,

Les deux bouillants Ajax, le brave Idoménée,

Mérion, cher à Mars ; et le fils d'Evémon,

Eurypyle ; et Thoas dont l'illustre Andrémon

 Est fier d'être le père ; enfin le sage Ulysse :

Chacun d'eux contre Hector veut entrer dans la lice.

 

Nestor reprend : « Guerriers, le sort décidera

A qui d'entre vous tous cet honneur reviendra.

Celui-là comblera les désirs de la Grèce ;

Lui-même aura le cœur tout rempli d'allégresse

S'il échappe aux périls du combat redouté. »

 

Chacun marque son sort, qui soudain est jeté

Dans le casque d'Atride. Alors l'armée entière

A Jupiter adresse une même prière :

 

« Que le sort nomme Ajax, le fils de Télamon,

« Ou Diomède, ou bien le grand Agamemnon. »

 

Dans le casque agitant les sorts, Nestor en tire

Celui du grand Ajax, celui que l'on désire.

Un héraut tour-à-tour l'offre à chaque guerrier

Et le voit refuser ; mais quand vient le dernier,

Ajax, qui le saisit, y reconnaît bien vite

La marque qu'à l'instant sa main avait inscrite.

« Oui, ce sort est le mien, j'en ai la joie au cœur,

S'écria-t-il ; Amis, j'espère être vainqueur.

Je vais me revêtir de mes armes guerrières,

Et vous, pendant ce temps, adressez vos prières

au puissant Jupiter : implorez-le tout bas

Afin que les Troyens ne vous entendent pas,

Ou, si vous l'aimez mieux, tout haut : rien ne m'étonne ; 

Me faire reculer n'appartient à personne.

Je suis de Salamine : en moi cette cité

N'aura point un lutteur inexpérimenté. »

 

Alors, les yeux levés vers la céleste voûte,

Les Grecs priaient Celui que l'univers redoute.

 

Ils disaient : Jupiter, ô le plus grand des Dieux,

Aujourd'hui daigne rendre Ajax victorieux,

Ou du moins (si d'Hector tu chéris le courage)

Qu'entre ces deux héros la gloire se partage.

   

 

 

COMBAT D’AJAX ET HECTOR  

 

Ajax a revêtu son armure d'airain.

A grands pas il s'éloigne, et son clan soudain

Est celui du Dieu Mars dont l'ardeur inhumaine

Stimule les combats qui rougissent la plaine.

Quand ce rempart des Grecs s'avance, l'on dirait

Que sur sa face mâle un sourire apparaît.

Son effrayant aspect, qui des Grecs fait la joie,

Imprime la terreur aux défenseurs de Troie.

Hector lui-même, Hector sent son cœur palpiter...

Il a voulu la lutte, il ne peut hésiter.

Ajax porte en avant un bouclier énorme,

Comme une tour ; Tychus en dessina la forme :

Cet habitant d'Hylé  n'avait pas son égal

Dans l’art de travailler le cuir et le métal.

Sept fortes peaux de bœuf avec soin assemblées,

D'une couche d'airain solidement doublées,

Tel était l'appareil que l'habile ouvrier

Fabriqua pour Ajax. Fier de ce bouclier

Bien digne d'abriter sa poitrine puissante,

Le guerrier s'écria d'une voix menaçante :

 

« Hector, tu vas savoir, dans ce duel fameux,

S'il est encor chez nous quelques chefs valeureux.

Alors même qu'Achille, au fond de sa galère,

Contre le noble Atride entretient sa colère

Et laisse sommeiller son grand cœur de lion,

Le camp des Achéens a plus d'un champion.

Commence le combat sans tarder davantage. »

 

« As-tu le fol espoir d'éprouver mon courage ?

 Lui répondit Hector ; Ajax, me croirais-tu

Une femme, un enfant sans force et sans vertu :  

Dans les sanglants combats je sais ce qu'il faut faire

Le bouclier au bras, je crains peu l'adversaire ;

A lancer mes coursiers, s'il le faut, je suis prompt,

Ou j'attends l'ennemi de pied ferme et de front.

Mars pourrait l'attester. Pour toi, je veux ta perte,

Non par surprise, mais en face, à force ouverte. »

 

Le javelot lancé par sa robuste main,

Perçant du bouclier l'enveloppe d'airain

Et six couches de cuir, s'arrête à la dernière.

Ajax a riposté : la pointe meurtrière,

En traversant d'Hector le riche bouclier,

Déchire sa tunique au flanc ; mais le guerrier

Évite en se baissant la Parque menaçante.

Lors, arrachant les fers d'une main frémissante

Ils fondent l'un sur l'autre avec la même ardeur,

Comme deux sangliers, deux lions en fureur,

Avides de carnage... — Hector vainement pousse

Contre l'airain son fer dont la pointe s'émousse.

Au contraire, d'Ajax la lance a traversé

Le bouclier d'Hector, et lui-même est blessé :

De sa gorge un sang noir a jailli jusqu'à terre ;

Mais, bien loin que par là son courage s'altère,

Il s'écarte et saisit de sa puissante main

Une pierre gisant sur le sol du chemin,

Noire, énorme ; il la lance ; et l'airain qu'elle frappe

Rend un gémissement qui dans les airs s'échappe.

Mais Ajax en ramasse une plus grosse encor

Et d'un bras vigoureux la lance sur Hector.

Du malheureux Troyen bouclier et cuirasse

Sont broyés sous le poids de cette lourde masse

Dont un angle l'atteint et le blesse au genou.

Renversé par le choc du monstrueux caillou

Il tombe... mais Phébus aussitôt le relève.

Les deux guerriers, bouillant d'ardeur, tirent le glaive,

Se prennent corps à corps... ils allaient se percer

Sans doute tous les deux, quand on voit s'avancer

Deux hérauts, messagers que Jupiter envoie,

Le Grec Talthybius, Idéus fils de Troie :

Ils étendent leur sceptre entre les combattants,

Et le sage Idéus leur dit en même temps :

 

« Ne luttez plus, enfants; des Dieux le puissant

Maître Vous aime tous les deux ; vous avez fait connaître

Combien vous êtes forts et vaillants ; il convient

De céder à la Nuit : or, voici qu'elle vient. »

 

« Au fils du vieux Priam adresse ce langage,

Car c'est lui qui des Grecs défia le courage,

Répond Ajax : par lui que le fer soit posé,

Alors à t'obéir je serai disposé. »

 

Hector lut dit : « Ajax, par dessus la vaillance

Et la taille, les Dieux t'ont donné la prudence :

A la lance nul Grec ne peut te surpasser.

Mettons fin au combat, pour le recommencer

Plus tard, jusqu'au moment où quelque dieu propice

Voudra faire sortir triomphant de la lice

L'un de nous deux : déjà la clarté du jour fuit

Et je crois qu'il est bon de céder à la Nuit.

Auprès des noirs vaisseaux va donc, par ta présence

Réjouir tes amis, tes compagnons d'enfance

Et tous les Achéens ; j'irai de mon côté

Par mon retour porter la joie en ma cité ;

Les femmes d'Ilion, traînant leurs voiles amples,

A flots pressés, pour moi vont prier dans les temples,

De riches dons faisons l'échange, le veux-tu ?

Et les peuples diront : tous deux ont combattu

Noblement, en montrant une valeur égale,

Et sont sortis amis d'une lutte loyale. »

Il lui donne, à ces mots, avec le baudrier

Une superbe épée, où l'art de l'ouvrier

Sema des clous d'argent ; — pour Ajax, il présente

Un riche ceinturon à la pourpre éclatante.

Ils se quittent... Hector retourne vers les siens.

Heureuse de le voir, la foule des Troyens

L'entoure, après avoir tremblé pour cette vie

Qui par le bras d'Ajax pouvait être ravie.

Ajax, fier d'un combat qui grandit son renom,

Par les Grecs est conduit auprès d'Agamemnon.

   

 

 

TRÊVE POUR ENSEVELIR  LES MORTS.

 

Quand ils sont arrivés dans la tente d'Atride,

Au Souverain des Dieux dont la main tient l'égide,

Le Prince sacrifie un taureau de cinq ans.

La victime coupée en morceaux palpitants,

Plus d'une habile main les perçant d'une broche,

Pour les faire rôtir, des flammes les approche.

Les apprêts terminés, un festin abondant,

Égal pour tous, aux Grecs est offert : cependant

Au glorieux Ajax, comme marque d'estime,

Atride fait servir le dos de la victime.

De la faim, de la soif le besoin a cessé.

Celui dont le conseil parut toujours sensé,

Dont la Sagesse inspire et dirige la langue,

Le sage et vieux Nestor leur fait cette harangue :

« Fils d'Atrée, et vous tous, chefs au cœur aguerri,

Sous les coups du Dieu Mars bien des Grecs ont péri ;

Leur sang noir a coulé sur les bords du Scamandre :

Que d'âmes chez Pluton nous avons vu descendre !

Dès demain, faisons trêve aux combats ; de nos morts

Les bœufs et les mulets transporteront les corps.

Il nous faut les brûler et les réduire en cendre

Auprès de nos vaisseaux, afin de pouvoir rendre

Aux fils ces ossements, restes si précieux,

Quand nous aurons revu le sol de nos aïeux.

Près du bûcher, avec la terre de la plaine,

Afin d'y réunir cette dépouille humaine

Faisons un seul tombeau ; construisons avec art

Des tours qui pour nos nefs serviront de rempart ;

Des portes s'y joindront, d'assez large ouverture

Pour nos chars ; d'un fossé la profonde ceinture

Permettra d'arrêter et guerriers et chevaux,

Si jusque vers la mer viennent nos fiers rivaux. »

 

Au discours de Nestor tous les rois applaudissent.

D'autre part, les Troyens nombreux se réunissent

Aux portes de Priam, tumultueux, troublés ;

Mais Anténor s'adresse aux peuples assemblés :

 

« Alliés, fils de Troie, écoutez : je veux dire

A vous tous, sans détour, ce que mon cœur m'inspire.

Rendons Hélène aux Grecs, avec tous ses trésors.

Au mépris des serments, nous avons jusqu'alors

Soutenu le combat ; pour moi, je ne crois guère

A l'heureux avenir d'une pareille guerre. »

 

Anténor se rassied quand il a dit ces mots.

D'Hélène aux longs cheveux, cause de tous les maux,

Le séduisant époux, le beau Pâris se lève :

 

« Anténor, lui dit-il, à tes conseils fais trêve,

Puisque tu n'en as pas de meilleur à donner.

Certes, d'un tel discours j'ai droit de m'étonner,

Et s'il est sérieux, je crains que le ciel même

Ne t'ait ravi le sens. A cette heure suprême,

Aux fiers Troyens aussi, moi, je veux m'adresser :

Eh ! bien, je le déclare ici sans balancer,

Je ne rendrai jamais une épouse chérie,

Jamais ! — Quant aux trésors que d'Argos sa patrie

J'emportai, je suis prêt à rendre tous ces biens

Et même à les grossir en y joignant des miens. »

 

Il s'assied. A son tour, le vieux Priam se lève.

Le fils de Dardanus, que sa prudence élève

Presque au niveau des Dieux, au peuple parle ainsi :

 

« Alliés et Troyens, je veux vous dire ici,

En consultant mon cœur, ce qui me semble utile :

Selon votre coutume, au sein de notre ville

Prenez votre repas ; mais restez éveillés.

Faites autour des murs bonne garde, et veillez.

Demain, quand paraîtra l'Aurore, au souffle humide,

Idéus ira dire à l'un et l'autre Atride

Ce que Pâris propose ; il devra demander

Si, pour brûler nos morts, ils veulent accorder

Une trêve aux combats. Nous reprendrons les armes

Plus tard, jusqu'à ce jour, terme de tant d'alarmes,

Où nous verrons enfin décider par les Dieux

Qui de nous ou des Grecs sera victorieux. »

 

Il dit : avec respect sa parole écoutée

Est par tous les Troyens sans peine exécutée :

Dans les rangs de l'armée on se livre au repas.

Dès l'aurore, Idéus part et marche à grands pas

Vers les vaisseaux ; il voit les enfants de la Grèce

Rangés autour du Roi ; le héraut leur adresse

Ces mots à haute voix :

                                   « Fils d'Atrée, et vous tous,

Nobles Grecs, les Troyens m'ont envoyé vers vous,

Pour vous faire savoir ce qu'aujourd'hui propose

Paris, qui de la guerre est la première cause.

Les trésors que d'Argos il prit sur ses vaisseaux

(Que ne fut-il alors englouti sous les eaux !)

Ces trésors précieux il consent à les rendre

Et même sur ses biens il est tout prêt à prendre

De quoi les augmenter ; mais il ne rendra pas

Hélène, cette femme aux célestes appas.

Les Troyens cependant l'exhortent à le faire.

Ils demandent en outre une trêve à la guerre

Pour nous laisser le soin de réunir nos morts,

D'élever un bûcher et de brûler leurs corps.

Et plus tard nous pourrons, en reprenant les armes,

Combattre jusqu'au jour, terme de tant d'alarmes,

Où nous verrons enfin décider par les Dieux

Qui de vous ou de nous sera victorieux. »

 

Au discours d'Idéus le silence succède

Chez les Grecs ; mais il est rompu par Diomède :

 

« Ni les biens, ni d'Argos la fatale beauté,

Rien ne saurait, dit-il, par nous être accepté.

A cette heure (un enfant lui-même le devine ;

L'orgueilleuse Ilion penche vers sa ruine. »

Il dit... au camp des Grecs un immense concours

Du vaillant Diomède acclame le discours.

Au héraut des Troyens Agamemnon s'adresse :

 

« Tu l'entends, Idéus ; ce que pense la Grèce

Est à mes sentiments conforme de tout point.

Pourtant, brûlez vos morts, je ne l'empêche point,

Car il faut se hâter d'apaiser par la flamme

Les mânes des guerriers et d'honorer leur âme.

 Mes serments sont reçus par le Maître éternel

Dont le tonnerre ébranle et la terre et le ciel. »

Il tend son sceptre d'or vers la céleste voûte.

De la ville Idéus, triste, reprend la route.

Les Troyens assemblés attendaient son retour :

Aussitôt qu'il arrive, on se presse à l'entour ;

Debout au milieu d'eux, le messager annonce

Quel fut l'accueil des Grecs, quelle fut leur réponse.

Chacun s'empresse alors; on relève les morts,

On ramasse du bois pour en brûler les corps.

Les Grecs, de leur côté, pour ce pieux ouvrage

Livrés aux mêmes soins, parcourent le rivage.

 

Le soleil commençait à monter radieux

Du lit de l'Océan vers le dôme des cieux.

Grecs, Troyens confondus s'efforcent, non sans peine,

De distinguer leurs morts dans la sanglante plaine.

Les corps percés, meurtris, avec soin sont lavés,

Puis, à l'aide des bras et des chars, enlevés.

Dans ce funèbre emploi, ces rudes hommes d'armes

Pleuraient tous ; mais Priam ne permet pas les larmes.

Les Troyens doivent donc, tout en livrant les leurs

Au bûcher, contenir de muettes douleurs ;

Puis, quand ces restes sont consumés par la flamme,

Ils rentrent dans les murs de la sainte Pergame.

Non moins tristes, les Grecs brûlent aussi leurs morts

Et de la sombre mer ils regagnent les bords.

 

L'Aurore de la nuit n'a pas dissipé l'ombre,

Déjà des Grecs choisis s'assemblent en grand nombre

 Près du bûcher ; la terre a formé, sous leurs mains,

Un vaste et seul tombeau pour ces restes humains.

Une muraille avec des tours hautes et fortes.

S'élève ; on y ménage aussi de larges portes

Pour les chars ; alentour on creuse des fossés

Que l'on garnit de pieux fortement enfoncés.

 

 

 

DISCOURS DE NEPTUNE A JUPITER.

 

Des Grecs aux longs cheveux tels étaient les ouvrages,

Auprès de Jupiter qui forme les nuages

Les Dieux étaient assis, contemplant ces travaux ;

Neptune cependant, le Souverain des eaux,

Prend la parole et dit :

                           « Jupiter, puissant Maître,

Sur terre désormais qui voudra reconnaître

La sagesse des Dieux ? Les Grecs, sous tes regards,

Pour couvrir leurs vaisseaux ont bâti des remparts,

Puis d'un fossé profond ils ont creusé l'enceinte,

Tout cela sans t'offrir une hécatombe sainte.

Cet ouvrage doit vivre et demeurer fameux

Aux bords les plus lointains éclairés par les feux

De la brillante aurore ; et sans doute sa gloire

Va parmi les humains effacer la mémoire

Des remparts élevés par nous deux Apollon

En fondant la cité du roi Laomédon. »

 

Jupiter indigné répond : « Qu'oses-tu dire ?

La terre, tu le sais, tremble sous ton empire.

Tes craintes se pourraient à peine concevoir

Dans la bouche d'un dieu n'ayant pas ton pouvoir ;

Mais, Neptune, le tien, je le répète encore,

S'étend à tous les lieux que visite l'aurore.

Patience ! Les Grecs retourneront chez eux :

Abats cette muraille alors, si tu le veux,

De tes sables au loin recouvre le rivage

Et fais des Achéens disparaître l'ouvrage. »

Ainsi parlaient les Dieux. Le soleil s'est couché

Et le travail des Grecs à son terme a touché.

Des bœufs sont immolés ; sous les tentes, dans l'ombre

S'apprête le repas. Des vaisseaux en grand nombre

Apportaient de Lemnos une ample cargaison

D'un vieux vin envoyé par le fils de Jason.

Eunée  a de ce vin offert mille mesures

Aux Atrides ; les Grecs aux longues chevelures,

Achetant le surplus, en échange ont offert

Des esclaves, des peaux, de l'airain ou du fer.

Dans le camp, les apprêts du repas sont splendides :

Toute la nuit les Grecs aux brillantes cnémides

S'y livrent ; les Troyens goûtent de leur côté,

Les douceurs du festin au sein de leur cité.

Toute la nuit aussi, le Souverain du monde

Annonce de nouveaux malheurs : la foudre gronde...

Les guerriers, pâlissant et l'effroi dans le cœur,

De leurs coupes laissant s'échapper la liqueur,

Font des libations au fils du vieux Saturne ;

Puis ils cherchent l'oubli dans le repos nocturne.