Chant VI

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SUCCÈS  DES  GRECS.

 Les Troyens et les Grecs restés seuls dans la plaine

Redoublent les ardeurs de la lutte inhumaine :

Du Xanthe au Simoïs, dans les mains des guerriers

Étincellent le fer et l'airain meurtriers.

 

Le fils de Télamon, ce rempart des Hellènes,

Ajax rompt le premier les phalanges Troyennes

Et ranime l'espoir des Grecs, en renversant

Un Thrace valeureux, Acamas le puissant.

Le fer perçant le casque à l'épaisse crinière

S'enfonce dans le crâne, et soudain la paupière

Du fils d'Eüssorus se ferme pour jamais.

Tydide immole Axile : en son riche palais,

Dans Arisbe, ce prince à l'âme généreuse

Accueillait d'étrangers une foule nombreuse ;

Mais de ceux qu'il admit dans son riant séjour

Nul ne pare le coup qui lui ravit le jour.

Avec Calésius, son serviteur, il tombe :

Diomède tous deux les plonge dans la tombe.

Drésus, Opheltius sont livrés à la mort

Par le bras d'Euryale : il tourne son effort

Contre Esèpe et Pédase ; ils ont tous deux pour mère

Une nymphe des eaux ; Bucolion, leur père,

Lui-même fils aîné du grand Laomédon,

Pendant que ses brebis erraient à l'abandon,

De la belle Naïade a partagé la couche.

Sur ces charmants jumeaux fond le guerrier farouche,

Le fils de Mécistée... il tranche leur destin ;

Les armes qu'ils portaient deviennent son butin.

 

Polypétès immole Astyale ; la vie

Par la lance d'Ulysse à Pédyte est ravie ;

Là, tombe Arétaon sous les coups de Teucer ;

Antiloque traverse Ablérus de son fer.

Elatus vint des bords que baigne l'eau limpide

Du beau Satnioïs : le Roi des Rois, Atride

L'égorge de sa main; le brave Léitus

Arrête dans sa fuite et perce Phylacus ;

Mélanthius périt, tué par Eurypyle.

 

Ménélas, au combat aussi brave qu'habile,

Voit tomber en ses mains Adraste épouvanté.

L'attelage, brisant son char, s'est emporté :

Un tamaris, courbant ses branches dans la plaine

Effraya les chevaux ; ils fuyaient, hors d'haleine,

Vers la ville, entraînant d'autres coursiers fougueux

Qu'une terreur subite avait saisis comme eux.

Adraste de son char roule dans la poussière :

Près de lui, Ménélas, debout, la tête altière,

Tient la lance à la main... terrible, il la brandit ;

Adraste, à ses genoux, en suppliant lui dit :

 

« Grâce ! Épargne ma vie, et compte, noble Atride,

Recevoir de mon père une rançon splendide.

De métaux précieux il possède un trésor ;

Heureux de mon salut, il prodiguera l’or

Si sur vos nefs je trouve un abri tutélaire. »

Ces mots de Ménélas ont fléchi la colère.

Par son ordre sans doute on allait diriger

Le malheureux captif vers le vaisseau léger...

Agamemnon accourt, et la fureur l'enflamme.

 

« Quelle indigne pitié s'empare de ton âme,

Trop faible Ménélas ? Montre donc ta bonté

Pour ces fils d'Ilion qui Vont si bien traité !

Qu'à nos coups nul d'entre eux ne puisse se soustraire,

Nul, pas même l'enfant dans les flancs de sa mère !

Que le dernier Troyen, sans être enseveli,

Succombe — et que son nom périsse dans l'oubli ! »

Il dit : tout est changé dans le cœur de son frère.

Ménélas repoussant Adraste vers la terre,

Le grand Agamemnon lui traverse le flanc.

Puis, appuyant le pied sur ce corps tout sanglant,

Il arrache du trou béant dans la poitrine,

En la tirant à lui, sa longue javeline.

 

Nestor, pendant ce temps, criait de toutes parts :

« Enfants de Danaüs, fiers serviteurs de Mars,

Marchons, et qu'au butin personne ne s'attarde ;

De songer à remplir vos vaisseaux n'ayez garde.

Tuons des ennemis, amoncelons les morts...

Vous aurez tout loisir pour dépouiller leurs corps. »

 

Sa parole des Grecs redouble le courage,

Et les Troyens, pliant sous cet excès de rage,

Allaient dans Ilion abriter leur effroi :

Soudain on voit paraître Hélénus, fils du Roi,

Sage augure, chez qui la prudence est innée ;

Il dit, en s'avançant près d'Hector et d'Énée :

 

« De la guerre tous deux dirigeant les travaux,

Au conseil, au combat vous êtes sans rivaux,

Troyens et Lyciens le savent ; courez vite

Dans les rangs ; arrêtez cette terreur subite

Qui glace nos soldats et qui peut les porter

A s'enfuir dans les murs de Troie, à se jeter

Sous les rires des Grecs, dans les bras de leurs femmes.

Allez, par vos discours affermissez les âmes ;

Pour nous, bien qu'épuisés, nous resterons ici,

Nous soutiendrons le choc, l'honneur l'exige ainsi.

Ensuite, cher Hector, va trouver notre mère,

Dis lui de rassembler les femmes qu'on révère,

De gravir les sommets d'ilion, démonter

Au temple de Minerve aux yeux bleus ; de porter

Aux pieds de la Déesse, en implorant son aide,

Le voile le plus beau que le palais possède.

Qu'elle invoque Pallas pour nos sacrés remparts,

Pour nos jeunes enfants, nos femmes, nos vieillards

Que la Reine promette à ses bontés propices

D'immoler à l'autel douze jeunes génisses,

Et la supplie enfin d'écarter de ces murs

Tydide, l'artisan de nos maux les plus durs.

Oui, c'est le plus cruel des héros de la Grèce ;

Achille, que l'on dit le fils d'une déesse,

Achille m'inspirait une moindre terreur :

Pour Tydide, on ne peut affronter sa fureur. »

Hector, obéissant à la voix de son frère,

S'élance tout armé de son char, saute à terre,

Brandit ses javelots, et va chez ses soldats

Réchauffer l'énergie et l'ardeur des combats.

Un retour offensif s'opère et se propage

Et les Grecs reculant ont cessé le carnage,

Etonnés, convaincus que du ciel étoile

L'un des Dieux au secours des Troyens a volé,

Tant leur nouvel élan respire de furie !

D'une voix forte alors le grand Hector s'écrie :

 

« Braves Troyens, et vous, Alliés généreux,

Restez, comme toujours, fermes et valeureux.

Je rentre en la cité; nos épouses, nos pères

Vont y vouer aux Dieux, dans d'ardentes prières,

De nos jeunes taureaux le sang pur et vermeil. »

 

Il s'éloigne... son casque étincelle au soleil ;

Sur son cou, sur ses pieds bat la noire fourrure

Qui de son bouclier décore la bordure.

 

DIOMÉDE  ET  GLAUCUS.

 

Diomède et Glaucus sortent des rangs pressés ;

Dans le champ l'un vers l'autre ils se sont avancés

Apportant au combat une ardeur intrépide.

Mais ces mots sont d'abord prononcés par Tydide :

 

« Jeune et noble guerrier, qui donc es-tu ? Mes yeux

Ne t'ont point encor vu dans les champs glorieux.

Certe aujourd'hui tu fais éclater ta vaillance

Quand tu viens me combattre et t'offrir à ma lance,

Car le fils qui m'affronte, au foyer paternel

Prépare un deuil certain...— Es-tu quelque immortel ?

Je ne m'attaque point aux puissances célestes.

Il sut si cette lutte a des suites funestes

Le superbe Lycurgue ! Autrefois il osa

Jusque sur les sommets sacrés du mont Nysa

Poursuivre de Bacchus les nourrices tremblantes :

Le thyrse s'échappa de leurs mains défaillantes

Sous son fouet sanglant ; Bacchus, plein de terreur,

Dans le sein de Thétis alla fuir sa fureur.

Mais le ciel fit tomber un regard de colère

Sur Lycurgue, et le crime eut bientôt son salaire.

Jupiter l'aveugla, puis le courroux des cieux

Trancha vite les jours de cet audacieux.

Non, je ne combats pas les Dieux, je les révère :

Mais pour toi, si tu n'es qu'un enfant de la terre,

Approche donc et viens chercher un prompt trépas. »

 

— « Pourquoi m'interroger ainsi ? Ne sais-tu pas,

Lui répondit Glaucus, quelle est la loi divine

Qui préside aux hasards de l'humaine origine ?

La feuille tombe et meurt au souffle des Autans

Pour revivre en bourgeon quand revient le printemps :

Tel est l'homme... — Pourtant, si tu tiens à connaître

Ce qu'on ignore peu, la source de mon être,

Au fond de l'Argolïde existe une cité,

Ephyre, le séjour par Sisyphe habité :

Sisyphe, renommé pour son adresse extrême,

Autrefois eut un fils, Glaucus, père lui-même

Du grand Bellérophon, qui fut comblé des cieux,

En courage, en beauté, de trésors précieux.

Prœtus régnait alors sur toute l'Argolide ;

Prœtus jura sa perte : une reine perfide

Autant que belle, Antée eut le cœur embrasé,

Pour le sage héros, d'un amour méprisé.

« Frappe, dit-elle au Roi, dans sa fureur jalouse,

Un traître qui voulut outrager ton épouse. »

Prœtus la croit ; pourtant son cœur a reculé

Devant un meurtre : avec un message scellé

Il envoie en Lycie, auprès de son beau-père,

Bellérophon, chargé du poids de sa colère.

Iobate, en ouvrant ce message secret,

De la mort du héros doit y lire l'arrêt.

Les Dieux le protégeant de leur main bienfaisante,

Bellérophon bientôt arrive aux bords du Xanthe.

Par le Roi Lycien avec honneur traité,

Il a connu neuf jours son hospitalité :

Mais quand luit la dixième aurore, aux doigts de rosé,

Iobate réclame et lit la lettre close.

Il ordonne au héros de tuer de sa main

La Chimère, produit d'un pouvoir surhumain :

De chèvre et de lion assemblage difforme,

Ce monstre d'un dragon offre la croupe énorme ;

Elle vomit la flamme en torrents furieux :

Bellérophon la tue, avec l'aide des Dieux.

Des Solymes ensuite il lui faut se défaire ;

Jamais il n'eut à vaincre un plus rude adversaire ;

Puis, à peine sorti d'un si grave péril,

Il combat l'Amazone, au cœur fort et viril.

L'embuscade, au retour, se dresse sur sa route ;

Des plus fiers Lyciens, par lui mis en déroute,

Pas un seul ne revint aux foyers paternels.

Le Roi, qui reconnaît le sang des Immortels

En un guerrier chez qui tant de courage brille,

L'associe à son trône et lui donne sa fille.

Puis du peuple il reçut les libéralités,

De fertiles terrains, vastes et bien plantés.

Outre deux fils, il eut, de sa couche féconde,

Une fille qu'aima Jupin, maître du monde :

Or de Laodamie et du Dieu souverain

Est issu Sarpédon, à l'armure d'airain.

Tel fut Bellérophon... — Mais la fin de sa vie

Par la haine des Dieux hélas ! fut poursuivie.

Triste, et loin de l'aspect des hommes, qu'il a fui,

Dans les champs d'Aléus il traîne son ennui.

Son fils, en combattant l'indomptable Solyme,

Isandre, des fureurs de Mars fut la victime.

Bientôt Laodamie éprouva le courroux

De la chaste Diane et périt sous ses coups.

L'autre fils, Hippoloque, est mon glorieux père :

C'est lui qui m'envoya sous ces murs ; et j'espère

Me placer, en suivant ses conseils généreux,

Dans les rangs des plus forts et des plus valeureux :

Les mânes des héros d'Ephyre et de Lycie

N'auront point à rougir de leur gloire obscurcie.

Maintenant tu connais et ma race et mon sang. »

Diomède joyeux, dans le sol enfonçant

Sa lance, lui répond : « J'ai lieu de reconnaître

Un hôte paternel en toi ; car mon ancêtre

Aeneas autrefois accueillit à sa cour

Le grand Bellérophon, l'y retint plus d'un jour ;

Au départ, pour sceller leur amitié naissante,

D'un riche baudrier à la pourpre éclatante

Lui fit don, et de lui reçut un vase d'or :

Il est dans mon palais ; je l'y possède encor.

Mais de mon père hélas ! je me souviens à peine ;

Je n'étais qu'un enfant quand la guerre Thébaine

A moissonné Tydée, avec tant de héros.

Donc pour moi tu deviens un hôte dans Argos ;

Reçois mon amitié ; je compte sur la tienne

 Quand mon pied touchera la rive Lycienne.

Évitons donc nos fers ; assez d'autres Troyens

De signaler mon bras m'offriront les moyens,

Assez de Grecs, sans moi, te resteront à vaincre.

Devant tous ces guerriers, afin de les convaincre

Que l'un trouve dans l'autre un hôte paternel,

De nos armes faisons l'échange solennel. »

 

Il dit... et de son char chacun des deux s'élance :

Ils se serrent la main en signe d'alliance.

Mais un Dieu de Glaucus égarait les esprits :

Livrant des armes d'or, il reçoit pour tout prix

Une armure d'airain, et, dans ce troc étrange,

Quand il donne cent bœufs, en prend neuf en échange.

   

 

HECTOR  DANS LES MURS DE TROIE    

SON  ENTREVUE AVEC   ANDROMAQUE.

 

Pendant ce temps, non loin du hêtre au front chenu,

Près de la porte Scée Hector est parvenu.

Les filles des Troyens, leurs épouses fidèles

L'entourent, réclamant à grands cris des nouvelles.

Pour conjurer le sort, aux pieds des saints autels

Il ordonne d'aller prier les Immortels.

Il franchit du palais le splendide portique.

Cinquante appartements, d'un marbre magnifique,

S'élèvent dans la cour, offrant sous leurs lambris

Aux brus, aux fils du Roi de somptueux abris :

En face et non moins beaux on en peut compter douze,

Où loge chaque gendre avec sa chaste épouse.

Hécube vers sa fille alors portait ses pas,

Sa chère Laodice, aux célestes appas ;

Soudain elle saisit de sa main vénérée

Celle d'Hector, et dit d'une voix altérée :

 

« Tu t'éloignes, mon fils, des champs ensanglantés !

Est-ce donc que déjà de ces Grecs détestés

La foule de plus près menace notre enceinte ?

Viens-tu donc pour monter à Pergame la sainte,

Pour élever tes bras suppliants vers le ciel ?

Attends... j'apporte un vin aussi doux que le miel ;

Au puissant Jupiter, à la céleste troupe

Fais tes libations ; puis, en vidant la coupe,

De ton corps fatigué retrempe la vigueur,

Car de l'homme le vin réconforte le cœur. »

 

Hector lui répondit : « Le vin, ce doux breuvage,

O ma mère, pourrait énerver mon courage ;

D'ailleurs, pour honorer le père des humains

Par des libations, j'ai trop de sang aux mains :

Il faut que le guerrier tout souillé de poussière

Se purifie, avant d'exhaler sa prière.

Pour toi, prends des parfums, entraîne sur tes pas

Les matrones, puis monte au temple de Pallas :

Dépose à ses genoux, en implorant son aide,

Le voile le plus beau que ton palais possède ;

Invoque son appui pour nos sacrés remparts,

Pour nos jeunes enfants, nos femmes, nos vieillards ;

Promets-lui, comme prix de ses bontés propices,

D'immoler à l'autel douze jeunes génisses ;

Et qu'elle daigne enfin écarter de nos murs

Tydide, l'artisan de nos maux les plus durs.

Pendant qu'au temple saint ma mère va se rendre,

J'irai trouver Pâris, s'il consent à m'entendre.

Sinon, puisse le sol l'engloutir sous mes yeux !

Car il est le fléau dont Je courroux des Dieux

Frappa le Roi Priam et tous les fils de Troie.

Oui, si des noirs enfers il devenait la proie,

Je croirais entrevoir la fin de nos malheurs

Et mon âme pourrait oublier ses douleurs. »

 

A ses femmes la Reine ordonne qu'au plus vite

Des matrones de Troie on assemble l'élite.

Elle entre dans la chambre aux lambris parfumés,

Où des voiles nombreux avec soin renfermés,

Étalent leurs dessins, chef-d'œuvre d'industrie

Des filles de Sidon que loin de leur patrie

Le ravisseur Pâris sur les mers emmena,

Quand la coupable Hélène à lui s'abandonna.

Hécube alors choisit le plus beau de ces voiles

Qui brille comme un astre au milieu des étoiles ;

Puis vers le sanctuaire on peut voir s'avancer

La Reine, et sur ses pas les mères s'empresser.

Hécube arrive au temple avec sa noble escorte.

La belle Théano leur en ouvre la porte :

Épouse d'Anténor, Ilion lui remit

La garde du lieu saint. — La troupe qui gémit

D'une voix suppliante implore la Déesse ;

A ses pieds Théano posant le voile, adresse,

Au milieu des sanglots qui se croisent dans l'air,

Sa prière à Pallas ;

                              «  Fille de Jupiter,

Auguste déité, viens enfin à notre aide;

Brisant entre ses mains le fer de Diomède,

Fais que lui-même tombe aux pieds de nos remparts,

Daigne prendre en pitié femmes, enfants, vieillards,

Et nous irons, pour prix de tes bontés propices,

T'immoler à l'autel douze jeunes génisses. »

 

Elle dit... — Mais Pallas n'exauça point ses vœux.

 

Cependant Hector touche à ces toits fastueux

Où Paris prodigua d'une main libérale

Tous les trésors de l'art : sa chambre nuptiale

Près du palais royal attire tous les yeux.

En cet abri pénètre Hector, aimé des Dieux.

Dans sa main est la lance à la pointe acérée,

D'un brillant cercle d'or richement décorée.

Paris en ce moment polissait avec soin

Son élégante armure ; Hélène, un peu plus loin,

Présidait aux travaux que, de leurs mains savantes,

Se hâtaient d'accomplir ses fidèles suivantes.

A l'aspect de son frère, Hector ne peut dompter

Son indignation et la laisse éclater.

 

« Quel indigne courroux t'inspire la patrie ?

Le sang ruisselle autour de ta ville meurtrie :

Toi-même accablerais de mépris des soldats

Tremblant de se mêler à ces rudes combats.

Lève-toi ! Dois-tu donc rester parmi les femmes,   

Quand peut-être Ilion va périr dans les flammes ? »

Le beau Paris répond : « Ton reproche est fondé ;

Dans ce que tu m'as dit la raison t'a guidé.

Écoute-moi pourtant : je n'ai pas de colère

Contre les miens, non, non.., —c'est la douleur amère

Qui m'enchaînait ici, qui me rendait oisif.

D'Hélène le conseil doux et persuasif

A l'instant retrempait mon âme désolée

Pour me faire rentrer dans l'ardente mêlée.

A ses sages raisons de grand cœur je souscris,

La Fortune souvent change de favoris.

Attends-moi donc, je vais revêtir mon armure,

Ou pars ; j'irai te joindre avant peu, je le jure. »

Hector n'ajoute rien ; mais Hélène au héros

De sa plus douce voix fait entendre ces mots :

«  O frère d'une femme indigne et misérable,

Le ciel, quand je naquis, m'eût été favorable

S'il eût livré ma vie à la fureur des vents

Ou s'il m'eût engloutie au sein des flots mouvants :

Mais à causer vos maux il m'avait condamnée.

Que n'ai-je su, du moins, unir ma destinée

A celle d'un guerrier brave entre tous, et prompt

Sous un juste reproche à relever le front !

Mais non ;  Pâris a l'âme hésitante, incertaine,

Et je crains bien qu'un jour il n'en porte la peine !

Cependant, ô mon frère, entre et repose-toi ;

La fatigue t'accable hélas ! et c'est pour moi,

Pour notre crime à nous, malheureux que nous sommes,

A nous que Jupiter voue au mépris des hommes.  »

«  Hélène, dit Hector, tes obligeants propos

M'invitent vainement à prendre du repos ;

Je brûle d'être auprès des Troyens ; mon absence

Est déjà longue, au gré de leur impatience.

Fais que Pâris me suive au plus vite ; je vais

Revoir les serviteurs laissés dans mon palais,

Revoir surtout le fils, la femme que j'adore :

Pourrai-je revenir auprès d'eux ? je l'ignore.

Les Dieux quand je retourne au milieu des combats,

Ont peut-être fixé l'heure de mon trépas.

 

Il s'éloigne à ces mots, gagne d'un pied rapide

Son palais qu'il parcourt; mais il le trouve vide.

A la tour Andromaque avait voulu monter ;

Dans les bras d'une esclave elle avait fait porter

Son fils, et restait là les yeux baignés de larmes.

 

Hector qui, sur le seuil, cachait mal ses alarmes,

Dit aux femmes : « Parlez et ne me celez pas

Vers quels lieux Andromaque a dirigé ses pas :

Chez l'une de mes sœurs, chez une autre princesse ?

Ou suivit-elle, afin d'implorer la Déesse,

Le cortège parti du sein de la cité ? »

 

L'intendante répond : « Tu veux la vérité :

Ce n'est ni chez tes sœurs, ni chez une princesse,

Ni même au temple saint de la grande Déesse

Qu'alla ta chaste épouse ; à la plus haute tour

Elle a voulu courir. — Quand ce funeste jour

Nous révéla des Grecs l'impétueuse attaque,

Pâle et comme égarée on put voir Andromaque

Vers le sommet des murs s'enfuir en gémissant :

Près d'elle, la nourrice emportait ton enfant. »

Hector ne l'entend plus : déjà, d'un pas agile,

En rebroussant chemin, il traverse la ville,

Puis à la porte Scée il parvient ; c'est par là

Qu'il compte retourner vers le camp ; mais voilà

Qu'à sa rencontre accourt Andromaque éplorée.

Du noble Eétion c'est la fille adorée :

Au pied du mont Placus, couronné de grands bois,

Ce prince habita Thèbe ; il y tint sous ses lois

Les fiers Ciliciens. — Hector voit sa compagne ;

Il sourit ; la nourrice est là qui l'accompagne

Tenant un bel enfant dont l'éclat est pareil

A l'effet matinal d'un rayon de soleil.     

Son père l'appelait Scamandrius ; mais Troie,

Dont le vaillant Hector fait la force et la joie,

Le nomme Astyanax ; Hector fixant les yeux

Sur ce fils bien-aimé, restait silencieux ;

Sa femme prend sa main et lui dit toute en larmes ;

« Tu te perds, malheureux : Ah! songe à mes alarmes !

Pitié pour cet enfant si cher, pitié pour moi ,

Qui bientôt, je le sens, serai veuve de toi !

Les Grecs vont sous leurs coups t'accabler tous ensemble.

Je ne forme qu'un vœu : que la mort nous rassemble.

Après toi, je serais, sans consolation,

Livrée à la douleur. Mon père Eétion,

Succombant au milieu du sac de notre ville,

Dans Thèbe fut tué par le cruel Achille.

Pourtant à sa dépouille on n'osa point toucher ;

Par l'ordre du vainqueur, son corps sur le bûcher

Fut placé tout couvert de sa brillante armure

Et sa cendre depuis reçut la sépulture.

Filles de Jupiter, les nymphes des coteaux

Aux abords de sa tombe ont planté des ormeaux.

Sept frères avec moi peuplaient notre demeure :

Ils sont tous chez Pluton partis à la même heure ;

A garder leurs troupeaux ils étaient occupés

Quand par le même Achille ils furent tous frappés.

Reine d'Hypoplacie, au verdoyant rivage.

Par la rançon ma mère avait fui l'esclavage ;

A peine rentrait-elle au sein de son palais,

Diane, en son courroux, la perça de ses traits.

Tu me tiens lieu de tout ; toi seul es ma famille,

Plus qu'un frère, un époux dont la jeunesse brille ;

Ah! laisse-toi fléchir par mes pleurs; reste ici ;

Ne fais pas orphelin l'innocent que voici

Et ne me lègue pas les douleurs du veuvage.

Dispose tes soldats près du figuier sauvage,

Car c'est, surtout par là que le choc est prévu.

Là les plus vaillants chefs, trois fois nous l'avons vu,

Ont tenté l'escalade, Ajax, Idoménée,

Les Atrides, le fils terrible de Tydée,

Soit qu'ils fussent guidés par un sage devin,

Soit que leur seule ardeur leur montrât le chemin.  »

« Chère épouse, répond Hector, je sens moi-même

Que le péril est grave à cette heure suprême ;

Mais si de l'éviter je cherchais les moyens,

Quelle honte, devant les femmes des Troyens !

 Mon cœur m'inspire mieux : j'appris, dès le jeune âge,

A faire aux premiers rangs mes preuves de courage,

Et de mon père ainsi quand je sers le renom,

J'assure en même temps la gloire de mon nom.

Mais un jour, je le sais (pressentiment funeste !)

Ilion tombera sous le courroux céleste :

Oui Priam et son peuple hélas ! succomberont ;

Mes frères, ces guerriers si vaillants, périront ;

Mes frères seront tous couchés dans la poussière...

Eh bien ! ces maux affreux, même ceux de ma mère,

Ces maux que j'entrevois torturent moins mon cœur

Que l'aspect d'Andromaque au pouvoir d'un vainqueur.

Quoi donc ! un de ces Grecs, prenant dans sa main rude

Ta main, malgré tes pleurs t'entraîne en servitude !

Il te faut, dans Argos manier le fuseau,

A la source Hypérée aller puiser de l'eau

Pour un maître ! ô destin ! ô cruelle contrainte !

Et l'on dira sans doute, en entendant ta plainte :

« C'est la femme d'Hector, qui mourut en héros

Sous les murs d'Ilion... » — et ce triste propos

Rappelle à ta douleur tout à coup ravivée

La perte de l'époux qui ne t'a point sauvée.

Ah ! que du moins la mort vienne fermer mes yeux

Avant que je te voie arracher de ces lieux !  »

 

Il dit et tend les bras vers son fils ; la crinière

Épouvante l'enfant qui se jette en arrière ;

Aux bras de sa nourrice il demande un abri

Et l'aspect du cimier lui fait pousser un cri.

Le guerrier a souri, comme la chaste mère.

Il dépose aussitôt son casque sur la terre

Pour embrasser son fils qu'il berce doucement,

Et ses vœux en ces mots montent au firmament :

 

« Grands Dieux, faîtes un jour que cet enfant s'illustre,

Qu'il devienne de Troie et la force et le lustre,

Pour qu'on dise de lui : ce vaillant fils d'Hector

Est digne de son père ; il est plus brave encor !

Des combats qu'il remporte une sanglante proie,

Que le cœur de sa mère en tressaille de joie ! »

 

Le guerrier lui remet cet enfant bien-aimé :

La mère le reçoit en son sein parfumé

Avec un doux sourire où percent les tristesses ;

Le héros est ému ; les plus tendres caresses

Accompagnent alors ses déchirants adieux :

« Laisse couler pour moi moins de pleurs de tes yeux,

Chère âme : nul mortel ne fuit sa destinée.

Le coup fatal, avant que l'heure soit sonnée,

Ne saurait me frapper; va donc, reprends le cours

Des utiles travaux qui remplissent tes jours ;

Paisible lot ! — Les fils de la race Troyenne

Ont pour œuvre la guerre, et cette œuvre est la mienne.

Hector dit et reprend son casque étincelant.

Vers sa demeure alors se dirige à pas lent

Sa compagne, tournant bien souvent en arrière

Ses beaux yeux dont les pleurs inondent la paupière.

Elle touchait à peine au palais, que les cris

Des femmes éclataient sous ces tristes lambris :

Toutes pleurent Hector vivant, n'espérant guère

Que ce héros échappe aux fureurs de la guerre.

 

Le beau Pâris a mis à profit les instants.

Son corps, couvert d'airain aux reflets éclatants,

Se meut facilement sous l'armure splendide :

Il sort et par la ville il va d'un pas rapide.

A l'étable un coursier longtemps inoccupé,

S'élance tout à coup, de ses liens échappé,

Frappe du pied la terre et bondit dans la plaine ;

Il court, pour se baigner, vers la rive prochaine ;

Sa crinière s'agite et, fort de sa beauté,

Il relève en marchant sa tête avec fierté ;

Au pâturage aimé ses pieds remportent vite :

Tel aux champs du combat Pâris se précipite,

Comme l'astre du jour, brillant et radieux.

Il trouve Hector quittant non sans regret ces lieux

Que foulait tout à l'heure une épouse chérie :

« Frère, c'est trop longtemps enchaîner ta furie.

Cria le beau Pâris ; à te rejoindre ici

Si j'ai mis du retard, pardonne, me voici. »

 

« Ami, répond Hector, nul homme juste et sage

Ne peut dans le combat douter de ton courage ;

Brave comme tu l'es, pourquoi donc dans ton cœur

Laisses-tu par moments pénétrer la langueur ?

D'un propos qui t'atteint je m'afflige en silence ;

Ces Troyens qui parfois blâment ton indolence

Ils souffrent; pour ta cause ils ont tiré le fer.

Mais laissons ce débat ; et fasse Jupiter

Que nous puissions vider nos coupes avec joie

Après avoir chassé les Grecs bien loin de Troie ! »