EXPLOITS DE DIOMÉDE
Minerve
cependant inspire à Diomède
Une
nouvelle audace ; il va, grâce à son aide,
Éclipser
tous les
chefs par des exploits fameux.
Son bouclier, son casque étincellent de
feux.
Tel Tardent Sirius, par une nuit
d'automne
Sortant de l’onde, au sein des ténèbres
rayonne
Tel autour du guerrier, de rage frémissant,
Pallas a fait jaillir un feu
resplendissant.
Alors dans la mêlée, où se presse et
s'agite
Le flot des combattants, elle le précipite.
Riche et pour ses vertus chez les Troyens
cité
Darès, du dieu Vulcain ministre respecté,
Avait
deux vaillants fils, Idéus et
Phégée.
Tous deux poussent leur char vers le fils
de Tydée
Qui les attend à pied... on
s'approche... aussitôt
Phégée impatient darde le javelot.
Le fer
passe au-dessus du héros qui s'incline.
Diomède à son tour brandit sa javeline
Qui fend l'air
en sifflant ; mais ce n'est pas en vain
Que le trait meurtrier est parti de sa
main :
De Phégée il atteint la poitrine et la
perce.
De son frère expirant qui tombe à la
renverse
Idéus renonçant à disputer le corps
S'enfuit
loin de son char ; lui-même aux sombres bords
Sans
l'appui de Vulcain il descendait peut-être...
Le dieu le secourut et le fit disparaître
Dans une épaisse nuit,
pour épargner au cœur
De son prêtre Darès une double douleur.
Diomède saisit les coursiers, l'équipage,
Pour que ses compagnons les mènent au
rivage.
Les Troyens contemplaient d'un regard désolé
Ces frères dont l'un
fuit, dont l'autre est immolé.
Minerve
avise Mars et lui tient ce langage :
« Mars fléau des mortels, tout souillé
de carnage,
Toujours prêt à détruire un solide rempart ;
Ne devrions-nous pas, nous tenant à l'écart,
Livrer ces fiers rivaux aux chances de la guerre
Et du maître des Dieux éviter la colère ? »
Elle l'entraîne alors loin des lieux du combat,
Sur les bords du Scamandre. — Avec
rage on se bat ;
Mais les Troyens pliaient, et ce succès anime
Les Grecs : chacun des chefs immole une
victime.
D'Agamemnon d'abord le fer a transpercé
L'Halizon Odius, de son char renversé :
Le malheureux cherchait à fuir ; la
javeline
Lui traversant le dos ressort par la poitrine
;
Il tombe... son armure
au loin a résonné.
Phestus, Méonien. arrivait
de Tarné :
Alors que sur
son char,
plein de
trouble, il
s'élance,
Idoménée, habile à manier la lance,
Le frappe ; sur le sol d'un
sang noir tout souillé
Il retombe... les Grecs l'ont
bientôt dépouillé.
Scamandrius instruit
par Diane elle-même.
Chasseur fameux, savait avec un art suprême
Dans leurs antres
frapper les habitants des bois.
Mais Diane et son art ne purent cette fois
Le préserver des coups de la lance acérée :
Comme
il fuyait, soudain le vaillant fils d'Atrée,
Ménélas
l'atteignit dans le milieu du
dos
De son terrible fer ; percé par le héros
Il roule avec fracas, la face contre
terre.
Là périt Phéréclus : Harmonidès son
père.
Habile
aux travaux d'art, lui-même l'y forma ;
Il fut comblé des dons de Pallas qui
l'aima.
C'est lui qui construisit ces navires
splendides
Qui portèrent Paris sur les plaines
liquides
Et devinrent pour Troie une source de
maux.
Lui-même
paya cher ses funestes travaux,
Imprudent qui des Dieux méconnut le présage
!
Mérion l'aperçoit, le poursuit avec
rage...
Phéréclus est atteint et, dans l'aine
frappé,
Des ombres de la mort il tombe enveloppé.
Mégès tue
à son tour Pédée, autre victime :
Bien
qu'il fût d'Anténor l'enfant illégitime.
Comme ses propres fils, pour plaire à
son époux,
Théano l'entoura de ses soins les plus
doux.
La lance de Mégès dans le crâne plantée
Le perce en déchirant la langue
ensanglantée.
Le malheureux succombe et de ses dents il
mord
L'airain dur et glacé qui lui donne la
mort.
C'est le fils d'Evémon, c'est Eurypyle
encore
Qui plonge dans la nuit du trépas Hypsénore,
Le ministre divin du Scamandre sacré,
Presque à l'égal d'un Dieu par le
peuple honoré.
Eurypyle le voit, se lance à sa
poursuite
Le glaive dans la main ; il l'atteint
dans sa fuite :
D'un seul
coup il abat un bras nerveux et fort ;
D'Hypsénore les yeux se ferment dans la
mort.
PANDARUS
Tels étaient les exploits de la troupe
Achéenne.
Quant au fils de Tydée, on distinguait
à peine
Si dans les rangs Troyens ou Grecs il
combattait :
Dans la plaine en tout sens son ardeur
l'emportait.
Comme un torrent fougueux, débordé sous
l'averse,
Roule ses flots grossis... il ravage, il
disperse
Les pénibles travaux du triste
laboureur;
Les digues,
les remparts cèdent à sa fureur :
De même des Troyens la résistance cède
Au choc impétueux du vaillant Diomède.
Cependant Pandarus, le fils de Lycaon,
Le voit porter l'effroi dans les rangs
d'Ilion.
Il tend son arc, saisit une flèche
rapide
La décoche et l'adresse au héros intrépide.
De son trait pénétrant à l'épaule il
l'atteint :
Soudain
d'un sang
vermeil la cuirasse se teint.
Pandarus triomphant à haute voix s'écrie
:
« Elancez-vous, Troyens, redoublez de
furie !
Le plus brave des Grecs par mon fer est
blessé.
Je l'affirme, sa vie aura bientôt cessé,
Si c'est vraiment un Dieu qui sur ces
bords me guide
Et s'il conduit le vol de ma flèche
homicide. »
Vaine
jactance ! Auprès de son char retiré,
Bien loin
de défaillir sous le trait
acéré,
A son cher compagnon s'adresse Diomède :
« Sthénélus,
lui dit-il, ami,
viens à mon aide !
Descendant de ton char, hâte-toi
d'arracher
Le trait dont me perça ce redoutable
archer. »
Le fils de Capanée accourt, puis il
retire
De l’épaule le fer cruel qui la déchire
:
A
travers la cuirasse on
voit jaillir le
sang.
Le brave Diomède à Pallas s'adressant :
« Toi qui portes l'égide, ô Déesse
indomptable.
Pour mon père et pour moi si tu fus
secourable,
Dit-il, que ta faveur se signale
aujourd'hui.
Fais tomber sous les coups de ma lance
celui
Qui
le premier osa me faire une blessure,
Celui qui, se vantant de son succès,
assure
Qu'à
jamais du soleil l'éclat
m'est interdit. »
Telle
fut sa prière, et Pallas l'entendit.
A ses
membres soudain elle rend la souplesse,
Puis Diomède entend ces mots de la Déesse
:
« Sois confiant, retourne au combat,
plein d'ardeur !
Dans
ton âme j'ai mis
cette mâle vigueur
Que ton glorieux père a jadis
possédée
Et qui fit redouter les armes de Tydée.
J'ai
dissipé la nuit qui te
couvrait les yeux,
Tu
sauras distinguer les hommes et les Dieux.
Contre un des immortels garde-toi de te
battre ;
Si pourtant tu voyais se mêler de
combattre
L'attrayante Vénus, fille de Jupiter,
Tu peux sans hésiter la blesser de ton
fer. »
A ces mots, elle part. Retrouvant son audace
Tydide aux premiers rangs va reprendre sa
place,
Et,
trois fois plus, ardent, affronte le danger.
Parfois
un fort lion, blessé par un berger
Qui
le voyait rôder autour de
son étable,
Atteint
mais non dompté, devient plus redoutable
!
Laissant
à l'abandon son troupeau, le pasteur
Fuit et cherche un abri, glacé par la
terreur ;
Alors sur
les brebis qui se pressent tremblantes
Va se ruer le fauve aux prunelles
sanglantes :
Tel parut Diomède aux enfants d'Ilion.
Astynoûs d'abord et l'illustre Hypéron
Succombent ; le héros, de sa lance
cruelle
Renverse le premier atteint à la mamelle
;
Le second par le glaive à l'épaule est
frappé
Et le tronc gît sanglant près du membre
coupé.
Il laisse là leurs corps et tourne sa
colère
Contre Polyïdos et contre Abas son frère.
Eurydamas
était leur père ; ce vieillard
Savait interpréter les songes ; mais son
art
Pour ses malheureux fils ne lui fut
d'aucune aide :
L'un
et l'autre périt tué par Diomède.
Puis il massacre encore et Xanthus et
Thoon :
Du vieux Phénops c'était le dernier
rejeton,
Les fils, les deux seuls fils qu'enfanta
sa vieillesse,
Le terrible
Achéen les immole et ne laisse
A Phénops que les pleurs et qu'un deuil éternel..,
Hélas plus d'héritiers sous le toit
paternel !
Chromius,
Echemnon, qu’un même char assemble.
Sont deux fils de Priam : ils périssent
ensemble.
Un lion
furieux, fondant sur un troupeau,
Au
cou d'une génisse
ou d'un jeune taureau
S'acharne et le déchire : avec la même
rage
De ses deux ennemis Tydide fait carnage ;
Il
saisit leur dépouille ; et
leurs brillants chevaux
Sont par les soldats Grecs conduits vers
les vaisseaux.
DIOMÈDE, VAINQUEUR DE PANDARUS ET D'ÉNÉE,
BLESSE
VÉNUS.
Ces massacres enfin frappent les yeux d'Enée.
Il
s'avance à travers la sanglante mêlée,
Et
parmi ce fracas, que chaque instant grandit,
Il
cherche Pandarus, il le trouve et lui
dit :
« Qu'as-tu fait de ton arc, de tes flèches
légères ?
N'es-tu
plus ce
mortel que les plus téméraires
Craignaient de défier ? Lève les bras
aux cieux,
Puis dirige un trait sûr contre
l'audacieux
Qui vient de nous causer tant de maux,
qui décime
Nos guerriers. — Est-ce un dieu que le
courroux anime
Contre
les fils de Troie et qui veut se venger ?
La
colère des Dieux n'est pas à négliger.
»
Pandarus lui répond
: « Noble et prudent Enée,
Ce fléau des Troyens, c'est le fils de Tydée,
A voir son bouclier et son casque éclatant.
Ses chevaux et son
char ; je n'oserais pourtant
Jurer que ce n'est pas
un immortel ; au reste
Quel que soit ce guerrier, certe un pouvoir céleste
Préside à ses fureurs, se place à ses côtés
Et détourne les coups dès qu'ils
lui sont portés.
Une flèche par moi contre lui
fut lancée ;
Je le blesse à travers la cuirasse percée
Et crois qu'il va
descendre au séjour infernal...
Il revit, comme un Dieu
qui nous serait
fatal.
De plus, je suis
sans char et sans chevaux de guerre.
Et pourtant je possède au palais de mon père
Onze splendides chars récemment façonnés
Et richement couverts, et qui tous sont traînés
Par deux chevaux pareils, bien nourris d'orge blanche.
Le guerrier Lycaon, que la vieillesse penche,
Au départ me donna mille
sages avis
Que son fils imprudent hélas
! n'a pas suivis.
Je devais, disait-il, monter un char rapide
Pour guider des Troyens la milice
intrépide.
J'ai voulu ménager
mes superbes chevaux ;
J'ai
craint qu'habitués aux pâtis les plus beaux
Ils n'eussent à souffrir sur ces bords où
s'entasse
D'hommes et de coursiers une si grande masse.
Ils sont restés ; à pied
et mon arc à la main
Je partis ;
son secours me devait être vain.
Deux
chefs ont éprouvé combien ma main est sûre,
Mes flèches à tous deux ont fait une
blessure :
Ménélas, Diomède ont vu leur
sang jaillir.
Mais
ils sont revenus plus forts nous assaillir.
Jour
maudit où j'ai
pu, partant pour la bataille,
Songer à détacher cet arc de la
muraille !
J'accourais à l'appel
du magnanime Hector.
Ah ! si le Ciel permet que
je revoie encor
Ma femme, mon palais, puisse
tomber ma tête
Sous
un fer ennemi, si soudain je
n'apprête
Le feu que de mes yeux je verrai
consumant
Les
morceaux de cet arc, inutile instrument !
»
«Ne
parle pas ainsi lui répondit Enée ;
Mais pour changer le cours de la lutte
acharnée.
Montons ensemble un char conduit par deux
coursiers ;
Attaquons ce héros, brave entre les
guerriers.
Viens
sur mon
char ; je
veux que mon
compagnon voie
Combien sont précieux les fiers
coursiers de Troie,
Comme ils
savent poursuivre, échapper tour à tour.
Ils
nous ramèneront vivants si, dans ce jour,
Quelque nouveau succès est promis à
Tydide.
Prends les rênes, allons, guide le char
rapide :
Préfères-tu
combattre et me rendre témoin
De tes exploits ? Alors des chevaux
j'aurai soin. »
« C'est à toi de garder les rênes,
fils d'Anchise,
Dit Pandarus ; ta main est connue et maîtrise
L'élan de ces chevaux fougueux ; si par
hasard
Nous reculions, comment traîneraient-ils
le char ?
Qu'ils s'emportent, au son d'une voix étrangère,
Nous voilà sans secours livrés à la
colère
De Diomède ; il va trancher notre destin
Et tes nobles coursiers deviendront son
butin.
Guide ton char ; pour moi, je prépare
d'avance
L'accueil que l'ennemi recevra de ma
lance. »
Ils
montent sur le char aux diverses couleurs,
Ils partent, contenant à peine leurs
ardeurs.
Cependant Sthénélus, le fils de Capanée
Qui les a vus venir, dit au fils de Tydée
:
« Contre toi, cher ami, ne vois-tu pas
marcher
Deux
ennemis puissants ? L'un,
redoutable archer.
Désigne fièrement Lycaon pour son père
;
L'autre est le fils d'Anchise et Vénus
est sa mère.
Viens, fuyons sur ce char
;
ne lasse point le sort,
Cesse
de t'exposer et d'affronter la mort.
Ménage,
je t'en prie une
tête si chère. »
Diomède
lui jette un regard de colère.
«
Que parles-tu de fuir ? Mes aïeux m'ont transmis
L'usage
d'aborder de front les ennemis,
A
d'autres le secret des retraites prudentes !
Mes
forces, grâce aux Dieux, sont encor suffisantes
Ai-je
besoin d'un char ? C'est à pied
que je veux
Aller
à leur rencontre et les vaincre tous deux.
Point
de faiblesse au cœur que Pallas réconforte.
Pour
eux, je doute fort que leur char les
remporte ;
Il
seront trop heureux si l'un d'eux est
sauvé.
Toi,
que dans ton esprit ceci reste gravé :
Si tu
me vois vainqueur, aussitôt tu t'arrêtes ;
A ton
char attachant les rênes, tu te
jettes
Sur les
chevaux d'Énée et bien loin des
Troyens
Tu les
entraînes vers les vaisseaux Achéens.
Ils
sont, cher Sthénélus, d'une
illustre origine.
Quand
Jupiter ravit pour la table divine
Ganymède,
à son père il donna les premiers ;
Or,
rien, sous le soleil n'égale ces coursiers.
Pour
avoir de leur race, illustre et sans
rivales,
Furtivement
Anchise accoupla ses cavales
Aux
superbes chevaux du roi Laomédon
Et six
jeunes coursiers, fruits de cette union,
Sont nés dans son palais ; il en
conserva quatre ;
Les deux autres, son fils les reçut pour
combattre
Ils
ont dans la mêlée un élan furieux.
Certe ils seraient pour nous un butin
glorieux. »
Des Troyens cependant l'attelage qui vole
S'approche...
Pandarus prend ainsi la parole :
«
Vaillant fils de Tydée, aux merveilleux exploits,
Toi
qui reçus un trait tiré de mon carquois,
Mon
arc n'a. pu t'abattre : essayons si ma lance
Aura
plus de succès. »
Avec force il la lance.
Et la pointe du fer, frappant le
bouclier,
Traverse la cuirasse... — et lui, de s'écrier :
« Je t'ai percé le flanc, le coup
est sans remède :
Ta mort va me combler de gloire, ô Diomède.
»
Le héros lui répond sans se troubler :
« Ta main
A trahi ton espoir ; tu m'attaques en
vain.
Mais le sang de vous deux répandu sur la
terre
Va
rassasier Mars, puissant dieu
de la guerre. »
Il dit,
et lance un trait
par Pallas dirigé,
Entre l'œil et le nez le nez s'est engagé
;
Il fracasse les dents ; la langue est
déchirée ;
Au-dessous du menton sort la pointe acérée.
Pandarus sur le sol a roulé tout
sanglant.
Ses armes font entendre un bruit
retentissant ;
Les chevaux effrayés reculent — et la
vie
Au héros, que la force abandonne, est
ravie.
Le brave Énée alors s'élance tout armé
Pour défendre du moins ce corps inanimé.
Tournant comme un lion furieux, il menace
De son
fer meurtrier quiconque aura l'audace
D'approcher
pour ravir le cadavre gisant,
Puis il pousse des cris horribles...
— Cependant
Diomède ramasse un caillou sur l'arène
:
Deux hommes d'aujourd'hui l'ébranleraient
à peine ;
Sans efforts il le lance ; à la hanche
est frappé
Le
Troyen ; plus
d'un nerf
par la pierre est coupé ;
Le
cotyle se rompt, et le héros
s'affaisse,
A genoux, appuyant au sol sa main épaisse
;
Puis un sombre nuage a recouvert ses
yeux.
Énée était perdu...
Vénus du haut des cieux
Accourant pour sauver ce fils qu'elle
idolâtre,
L'entoure de ses bras aussi blancs que
l'albâtre.
Dans un voile brillant Énée enveloppé
Par le fer désormais ne peut être frappé
:
Il est soustrait aux coups des enfants de
la Grèce.
Mais pendant qu'intervient la puissante Déesse,
Sthénélus a gardé souvenir des avis
Du brave Diomède et les a tous suivis.
Il attache à son char et l'une et l'autre rêne,
Il saisit les chevaux d'Énée et les
entraîne :
Aux mains de Déipyle ils sont bientôt
remis.
Sthénélus le distingue entre tous ses
amis,
La sympathie unit leurs cœurs autant que
l'âge.
Déipyle conduit les chevaux au rivage.
Sthénélus sur son char en hâte remonté
Vers le bouillant Tydide aussitôt s'est
porté…
Celui-ci poursuivait de son fer
indomptable .
Aphrodite ; il sait bien qu'elle est peu
redoutable,
Qu'aux combats elle est loin de ces divinités
Dévastant par le fer et le feu les cités,
Ainsi que font Bellone et Pallas ; sur sa
trace
L'impétueux guerrier s'acharne avec
audace ;
Enfin il la rejoint, et son dard inhumain
De Vénus a blessé la délicate main.
Les Grâces ont tissé ce voile diaphane,
Ce voile que déchire une lance profane.
Le sang coule, ou
plutôt c'est un fluide pur
Celui des Dieux logés dans leurs
palais d'azur :
De nos vils aliments ils ignorent l'usage,
Mais ils ont une essence immortelle en partage.
Poussant des cris aigus, Vénus rejette au loin
Son fils ; mais Apollon en
accepte le soin,
Le reçoit dans ses bras,
l'entoure d'un nuage
Et place sa personne à l'abri de l'outrage.
La voix de Diomède a retenti dans l'air :
« Retire-toi, dit-il,
fille de Jupiter,
Des lieux où la
fureur des combats se respire :
Sur des femmes sans
force exerce ton empire.
Dans les champs des guerriers si tu reviens jamais,
Tu fuiras la mêlée, et ton cœur désormais
Va trembler au seul
bruit d'une guerre
lointaine. »
PLAINTES DE VÉNUS.
Iris aux pieds légers loin de la foule
entraîne
La déesse qui sent une vive douleur
Et dont la peau si blanche a changé de
couleur.
A l'écart se tenait Mars, le dieu de la
guerre.
Cypris dit en tombant aux genoux de son
frère :
« Si sur ton dévouement je puis compter encor,
Prête-moi tes coursiers aux bandelettes
d'or
Pour regagner l'Olympe...
— un mortel m'a blessée ;
Je souffre... — Diomède en sa rage
insensée,
Oserait s'attaquer même au Maître des
cieux. »
Mars
lui prête son char aux flamboyants essieux ;
Vénus en gémissant y monte...
Iris excite
Les rapides coursiers que l'ardeur précipite,
Et bientôt, dès qu'ils ont touché le
firmament,
Les dételle et leur offre un divin
aliment.
Couvrant de ses baisers sa mère Dionée,
Vénus s'est toute en pleurs à ses pieds
prosternée.
D'une voix caressante, avec un doux
souris,
La mère dit alors : « Fille que je chéris,
Des habitants du ciel, immortelle
cohorte,
Lequel donc a bien pu te traiter de la
sorte ?
As-tu commis un crime à la face de tous
? »
« Mère, répond Vénus embrassant ses
genoux,
C'est un simple mortel, c'est le fier
Diomède
Qui m'a blessée alors que je venais en
aide
A mon fils bien-aimé : la querelle n'est
plus
Entre Grecs et Troyens ; les fils de Danaüs
Contre les Immortels osent tourner leur
rage. »
Dionée a repris : « Ma fille, prends
courage
Et, quel que soit ton mal,
sache le supporter.
Les
dieux plus d'une fois
se virent maltraiter
En voulant se mêler aux querelles
humaines.
Mars
lui-même en connut des preuves trop certaines :
Les deux fils d'Aloé
le tinrent enchaîné
Treize mois, gémissant dans l'ombre,
emprisonné
Dans
un cachot d'airain. — par la belle
Eribée
Mercure prévenu vint à la dérobée
Délivrer Mars pliant sous le poids de
ses fers.
Sur la fière Junon, Reine de l'univers,
Hercule osa lancer une flèche cruelle
Qui de son triple dard lui
perça la mamelle
Et lui fit ressentir d'indicibles
douleurs.
Pluton, dont le nom seul
cause tant de frayeurs,
Pluton eut à souffrir, lorsque ce même Alcide,
Le fils de Jupiter à la puissante égide.
L'osa frapper d'un
trait, aux portes de l'enfer.
Dans la robuste épaule était entré le fer :
Dans l'Olympe Pluton, vaincu par les souffrances.
Aux pieds de Jupiter porta ses doléances.
Un baume bienfaisant répandu par Péon
Sur le membre blessé, guérit bientôt Pluton
Qui certes n'était pas de nature mortelle.
Ah ! que maudit soit l'homme à l'âme
criminelle
Dont l'arme sacrilège
ose atteindre les Dieux !
Mais contre toi Pallas,
la déesse aux grands yeux,
A déchaîné le fils de l'illustre Tydée.
Malheureux ! Il ignore, en sa rage insensée,
Qu'ils sont comptés les jours
de l'imprudent mortel
Osant lutter avec les
habitants du ciel,
Et qu'il
n'entendra point, au retour de la
guerre,
Des enfants bégayer le nom si doux de père.
Certe il est brave et fort ; mais,
malgré son grand cœur,
Il peut dans les combats rencontrer un vainqueur ;
Et peut-être une nuit, la chaste Egialée
Éveillant sa maison,
en pleurs, échevelée,
Avec de vains sanglots regrettera l'époux
Dont
la fière Achaïe avait vanté les coups. »
Dionée, à
ces mots, étanche le fluide
Qui
du poignet divin coule pur et limpide,
Et
Vénus voit bientôt se calmer sa douleur.
D'accord
avec Junon, par un discours railleur
Pallas
cherche à piquer le Maître du tonnerre
Et
dit : « Je ne veux pas exciter ta colère,
Mais
je crois que Vénus, prise d'un fol
amour
Pour
ses Troyens chéris, a conduit en ce jour
Dans
le camp d’Ilion une belle Achéenne ;
Que
ses doigts se jouaient dans des tresses d'ébène
Et
qu'une agrafe d'or a déchiré sa main. »
Un
sourire rayonne au front du Souverain ;
Puis il dit.
s'adressant à la blonde Aphrodite :
«
Ma fille, les travaux de la guerre
maudite
Ne
sont pas faits pour toi : c'est à Pallas,
à Mars
Que
reviennent de droit les périlleux hasards :
A
toi les doux désirs, le riant hyménée. »
LES
TROYENS, AVEC
L'AIDE DE
MARS
REPRENNENT
L'AVANTAGE.
Ainsi parlaient les Dieux. — Cependant, sur
Énée
Diomède a fondu, bien
qu'il n'ignore pas
Que sur lui de Phébus est
étendu le bras.
La présence du Dieu n'ébranle point son âme :
A tout prix il veut vaincre, et le
courroux l'enflamme,
Trois fois sur le héros Troyen il s'élança
Et trois fois
d'Apollon la droite repoussa
Son puissant bouclier ; dans un élan suprême
Il bondit...
mais alors la bouche du Dieu même
A proféré ces mots qui le glacent d'effroi :
« Songe à ce que tu fais, Tydide ; éloigne-toi...
Prétendre
t'égaler aux Dieux serait un crime.
Car entre nous et l'homme il existe un abîme. »
Tydide, à cette voix, recule
épouvanté.
Aussitôt par Phébus Énée est transporté
Dans Pergame, où du dieu brille le sanctuaire ;
Puis la chaste Diane et Latone sa mère
Lui prodiguent leurs
soins. Apollon cependant
A
construit un fantôme au Troyen ressemblant :
D'Énée
il a le port, les armes, le visage ;
Et,
dans la lutte, autour
de cette vaine image
Des
Grecs et des Troyens se choquent les écus.
Alors
c'est au dieu Mars que s'adresse Phébus :
«
Mars, fléau des mortels, tout souillé de carnage.
N'éloigneras-tu
pas ce guerrier dont la rage
Oserait
s'attaquer au Souverain des Dieux ?
Après
avoir blessé Vénus, ce furieux
Contre
moi-même allait
mesurer son audace. »
Il
dit, puis au sommet de Pergame il se place.
Sous
les traits d'Acamas, Mars, le dieu destructeur,
Des
enfants de Priam réchauffe ainsi l'ardeur :
« Race
de Jupiter, ô fils du roi de Troie,
Vos
peuples de ces Grecs deviendront-ils la proie ?
Vos
murs sont menacés...
Qu'attendez-vous encor ?
Un héros
honoré presque à l'égal d'Hector
Est
couché sur le sol... Volons auprès d'Énée,
Délivrons-le
des mains d'une horde acharnée. »
Par ces
mots tous les cœurs se sentent ranimés.
Attachant
sur Hector des regards enflammés,
Sarpédon
fait entendre un sévère langage :
« Hector, qu'est devenu ton superbe courage ?
Tu devais triompher, seul,
sans notre secours,
Et sauver tes remparts, rien qu'avec le concours
Des époux de tes sœurs, de tes frères sans nombre.
Mais à cette heure ils ont disparu comme une ombre ;
Je les cherche...
Où sont-ils ? Ces
soutiens d'Ilion
Tremblent comme des chiens à l'aspect d'un
lion,
Et sur nous, alliés,
pèse toute la guerre.
Du fond de la Lycie en arrivant naguère,
Sur les bords que le Xanthe arrose de son
eau
Je laissais une
épouse, un enfant au berceau,
Et des trésors bien faits pour exciter l'envie
:
Or nulle portion ne m'en sera ravie
Par les Grecs ; cependant j'affronte les combats
Et j'échauffe l'ardeur de mes braves soldats.
Mais toi, sans
rien prescrire et sans rien
entreprendre
Tu restes là... pourtant c'est aux tiens
à défendre
De toute leur vigueur leurs femmes, leur
cité.
Prends garde... l'ennemi grossit de tout côté :
Pris comme en un filet et serrés dans ses mailles
Vous verrez d'Ilion s'écrouler les murailles.
La nuit comme le jour tu devrais y songer.
Pour bien mettre à profit le secours étranger,
Il faut donner l'exemple à ses auxiliaires. »
Hector, le cœur blessé par ces plaintes amères.
Saute à terre, brandit sa lance, et dans les rangs
Court exciter les siens pour les combats sanglants.
Aux guerriers de la Grèce à l'instant
ils font face :
Ceux-ci, tout prêts au choc, sont fermes à leur place.
Dans une aire sacrée où le grain est criblé,
Cérès la blonde enlève et sépare du blé,
Au souffle du zéphyr, la paillette volante
Qui couvre en s'amassant la terre blanchissante :
De même on voit blanchir la troupe des guerriers
Venus de l'Achaïe, alors que leurs coursiers
Reprenant leur essor
dans l'ardente carrière
Sous leurs pieds jusqu'aux deux font voler la poussière.
Le dieu Mars, qui des Grecs voit les efforts puissants,
Forme une nuit
épaisse autour des combattants :
Partout il vient en aide à la cause de Troie,
Par Phébus-Apollon guidé dans cette voie
Dès l'instant où,
Pallas remontant vers les cieux,
Les Grecs furent privés d'un
appui précieux.
Énée est cependant sorti de son
asile.
Phébus a déposé dans son âme virile
Une force nouvelle; et ses amis,
heureux
De le revoir vivant, intact et vigoureux,
Ne l'interrogent point : un autre soin les touche.
Car ils sont tout entiers à la lutte
farouche
Dont Mars a rallumé
le désir dans les cœurs.
Dont la discorde impie attise les
fureurs.
Ulysse, chez les Grecs, les Ajax et
Tydide
Animent
leurs soldats, que nul bruit n'intimide.
Tels au sommet des monts qui s'élèvent
dans l'air
Des nuages épais fixés par Jupiter
S'arrêtent, quand Borée et ses fils sont tranquilles :
Tels les bataillons Grecs attendent
immobiles,
Fermes, sans s'ébranler, le choc des
ennemis.
D'Agamemnon partout les ordres sont
transmis ;
Puis lui-même à l'armée adresse ce
langage :
« Soyez hommes, montrez votre mâle
courage !
Respectez-vous,
amis : au plus fort du danger
Ce respect mutuel saura vous protéger.
Ni gloire,
ni salut dans la fuite honteuse !
»
Il dit,
et darde un trait d'une main vigoureuse.
Au premier rang le fer atteint Déicoon
Du
magnanime Énée illustre compagnon,
Perce le bouclier, traverse les
entrailles.
Le
malheureux guerrier si fort dans les batailles,
Roule
à terre, plongé dans l'éternelle
nuit,
Et son armure au loin rend un sinistre
bruit.
Énée a, d'autre part, fait d'illustres
victimes,
Ortiloque
et Créthon, jeunes Grecs
magnanimes.
Dans
Phère Dioclès éleva ces jumeaux :
Il descend de l’Alphée aux magnifiques
eaux
Où se mire Pylos : un roi plein de
puissance
A ce fleuve célèbre avait dû la
naissance,
Et lui-même engendra Dioclès, dont les
fils
Ortiloque et Créthon, dans les combats
nourris,
Vinrent aux bords Troyens sur des vaisseaux rapides
Afin de prendre part aux exploits des
Atrides.
Là, sous les coups d'Énée ils meurent
à la fois.
Deux lions, que leur mère allaita dans
les bois,
Se ruant sur
l'étable, y portant le ravage,
De bœufs et de brebis font un affreux
carnage,
Jusqu'au jour où le fer de l'homme les abat.
Tels ces nobles jumeaux tombent dans le
combat,
Pareils à deux sapins à la cîme
orgueilleuse.
Ménélas s'est ému de leur fin
glorieuse :
Jusques aux premiers rangs il s'avance,
et sa main
Brandit
avec fureur un redoutable airain.
Mars même le poussait à la lutte acharnée.
Dans l'espoir qu'il
serait abattu par Énée.
Mais le fils de Nestor le voit, et craint qu'en lui
La Grèce n'aille perdre un précieux
appui.
Déjà la lance au poing, les yeux pleins
de menace,
Énée et Ménélas se tenaient face à
face :
Près d'Atride
Antiloque est venu se ranger ;
De
leurs
efforts communs comprenant le danger
Énée hésite
; alors tous deux prennent les restes
Des
fils de Dioclès ; ces dépouilles funestes
Sont
remises par eux aux mains de leurs amis,
Puis
ils vont de nouveau charger les ennemis.
Des
Paphlagoniens c'est le chef intrépide
Qui
tombe le premier, immolé par Atride :
Pylémène
est frappé, quand, debout sur son char,
Il
accourt... dans l'épaule a pénétré le dard.
Antiloque,
à son tour,
frappe Mydon qui mène
Les
coursiers
attelés au char de Pylémène.
Par
l'énorme caillou
qu' Antiloque a lancé
Du
malheureux Mydon le coude est fracassé ;
Sa main
laisse échapper les rênes ; de son glaive
Antiloque
le perce à la tempe et l'achève.
La tête
la première il roule renversé ;
Quelque
temps dans le câble il demeure enfoncé,
Mais
l'effort des chevaux le couche sur l'arène
:
Antiloque
les livre
à la troupe Achéenne.
Hector
qui l'aperçoit, en poussant de grands cris
S'avance,
accompagné de Troyens aguerris.
Le dieu
Mars et Bellone aiguillonnent leur rage,
Déchaînant
le Tumulte, avide de carnage.
Mars
est auprès d'Hector, le précède ou le suit,
Et tient son glaive
affreux qu'il agite
à grand bruit.
Cette vue, en dépit de son âme vaillante,
Au puissant Diomède inspire l'épouvante.
Égaré dans la plaine immense, un voyageur
Sur les bords d'un torrent qui bouillonne en fureur
S'arrête, haletant et l'âme intimidée :
Tel recula soudain le fils du grand Tydée.
« Amis, s'écria-t-il, nous admirions Hector ;
Mais, escorté d'un
dieu, qu'il
est plus grand encor !
Voyez-vous le dieu Mars ? à ses pas il s'attache
Sous les traits d'un
mortel ; aux périls il l'arrache.
Reculez, il le faut, mais en gardant les yeux
Tournés vers les Troyens ; n'attaquons pas les Dieux ! »
Les Troyens sont pressants ; le brave Ménesthée
Ainsi qu'Anchialus dont l'audace est vantée,
Sur leur char
sont tués par le terrible Hector.
Le fils de Télamon, Ajax venge leur mort.
Amphius est le nom du guerrier qu'il immole
En dardant avec force un javelot qui vole.
Fils du riche Sélage, Amphius dans Pésos
Jouissait de ses biens au sein d'un
doux repos :
Mais aux champs d'Ilion
un noir destin
l'entraîne.
Le fer du grand Ajax le perce auprès de l'aine
;
Il tombe avec fracas ; — pour dépouiller le corps
Ajax s'est élancé ; mais il reçoit alors
Une grêle de traits
; sur le cadavre il pose
Un pied pesant, ravit la lance ; mais il n'ose
Compléter son butin ; ce guerrier valeureux
Serait enveloppé ; car des Troyens nombreux.
Vaillants et bien armés la foule s'accumule ;
Il doit
céder au nombre et sans honte il recule.
SARPÉDON
ET TLÉPOLÈME.
Ainsi se poursuivait le
combat acharné,
Quand le sort l'un
sur l'autre a
soudain déchaîné
Le brave Sarpédon, le bouillant Tlépolème :
Le fils, le petit-fils de Jupiter
lui-même !
Fier d'être né d'Hercule, un héros sans égal,
Tlépolème en ces mots provoque son rival :
« Sarpédon, si fameux aux conseils de Lycie,
Pourquoi donc sur ces bords porter ton inertie
?
Tu ne sais pas combattre... — ils
mentent, les mortels
Qui te disent le fils du Roi des
Immortels.
Parmi tous les héros de cette illustre race
Connus par leurs exploits tu ne peux
avoir place.
Vois Hercule, mon père, un vrai cœur de
lion !
C'est
lui qui
ravagea cette même Ilion
Quand de Laomédon par la force il vint
prendre
Les
coursiers, dans ces murs qu'il réduisit
en cendre.
Il avait six vaisseaux, quelques hommes
de cœur,
Et
cela lui suffit
pour demeurer vainqueur.
Mais
toi, ton âme est lâche, et tes peuples languissent ;
Je doute que
jamais les Troyens s'applaudissent
Du secours de ton bras ; car, dompté par
mon fer.
Tu vas bientôt franchir les portes de
l'enfer. »
Sarpédon lui répond : « Lorsque le
grand Alcide
Ravagea Troie, il dut se venger d'un
perfide ;
Le refus offensant des superbes chevaux
Que le roi lui
promit pour prix de ses travaux
Excitait son courroux. — Pour toi, je
le déclare,
Ma main
te plongera dans le fond du Ténare.
Ta
mort, ô Tlépolème, illustrera mon nom ;
Tremble, tu vas porter ton âme chez Pluton. »
Il dit
et lance un trait rapide, à l'instant même
Où
part le javelot des mains de Tlépolème.
Celui-ci
par le fer a le cou traversé
Et la
nuit de la mort sur ses yeux a passé.
Sarpédon
est blessé ; la pointe meurtrière
Pénètre
dans la cuisse et ressort par derrière ;
Mais de
lui Jupiter écarte le trépas.
Ses
divins compagnons loin du
lieu
des combats
Emportent
le héros tout sanglant et qui traîne
Le
poids lourd et cruel de la lance de frêne.
En
toute hâte on veut le placer sur un char,
Mais
nul ne songe alors à retirer le dard.
De leur
côté les Grecs emportaient Tlépolème.
D'Ulysse,
à cet aspect, la fureur est extrême.
Il hésite...
Va-t-il poursuivre Sarpédon
Ou
fondre impétueux sur l'épais bataillon
Des
Lyciens ? Le sort sous les efforts d'Ulysse
Ne veut
pas que le fils de Jupiter périsse ;
Contre
les Lyciens Pallas tourne ses coups.
Il
immole Alastor, Céranus ; son courroux
Tombe sur Chromius, sur Nœmon, sur
Alcandre
Que son bras triomphant aux enfers fait
descendre :
Des guerriers Lyciens un plus grand
nombre encor
Eût péri sous sa main ; mais le
terrible Hector
Au casque étincelant, à l'armure
brillante,
S'avance aux premiers rangs, en semant l'épouvante
Parmi les Achéens ; en voyant le héros
Sarpédon réjoui fait entendre ces mots
:
« Noble enfant de Priam, digne soutien
de Troie,
Des fils de Danaüs deviendrai-je la
proie ?
Ah ! ne le permets point ! et
qu'ensuite la mort
Me prenne dans vos murs, si l'implacable
sort
M'interdit de revoir le sol de ma patrie.
Un enfant en bas âge, une épouse chérie. »
Hector est déjà loin
; sans répondre au héros
Il
court semer la mort parmi les fils d'Argos.
Cependant sous
un hêtre au feuillage splendide,
Arbre chéri du Dieu dont la main tient
l'égide,
On transporte avec soin le divin Sarpédon.
Son ami le plus cher, le vaillant Pélagon
Extrait le fer cruel de la cuisse blessée
:
Le guerrier, l’œil éteint, la
poitrine oppressée,
Est
près de défaillir ; mais le souffle embaumé
D'un zéphyr
bienfaisant l’a soudain ranimé.
D'Hector
et du dieu Mars soutenant la poursuite,
Les
Grecs, vers leurs vaisseaux loin de prendre la fuite,
Reculent
pas à pas en cédant le terrain
Devant
ce dieu cruel dont le cœur est d'airain.
Muse,
de ses fureurs redis-nous les victimes.
Et
d'abord c'est Teuthras, cœur des plus magnanimes ;
C'est
Oreste, dompteur de farouches coursiers ;
Tréchus,
de l'Étolie un des meilleurs guerriers ;
Le
brave AEnomaüs, Hélénus ; puis encore
Le
riche Oresbius, qu'un
vif éclat décore :
Auprès
du lac Céphise il habitait Hyla
Et
des chefs opulents régnaient non loin de là.
JUNON ET MINERVE VIENNENT AU
SECOURS DES GRECS.
MARS BLESSÉ
PAR DIOMÈDE
.La Déesse aux bras blancs,
Junon dans la mêlée
Voit que des Argiens la fleur est immolée.
Elle adresse ces mots à Minerve-Pallas ;
« Aurons-nous donc en vain promis à Ménélas,
Un retour glorieux dans sa chère patrie
Fille
de Jupiter... ? A sa sombre furie
Devons-nous laisser Mars donner un libre
cours ?
Non certe ; aux Achéens il faut porter
secours. »
Minerve aux yeux d'azur pour l'action est
prête.
Junon se met à l'œuvre et de ses mains
apprête
Ses superbes coursiers aux bandelettes
d'or.
Son char, d'un art divin véritable trésor,
Est soudain préparé par Hébé. —
chaque roue
De huit rayons d'airain est composée et joue
Sur un
essieu de fer artistement forgé :
Par des bandes d'or pur leur cercle est
protégé :
L'airain placé dessus lui-même les protège.
A des lanières d'or est suspendu le siège
;
Les
moyeux sont d'argent, ainsi que le timon.
Sous un joug d’or massif la divine
Junon
A placé ses chevaux aux crinières
splendides ;
Alors la jeune Hébé lui
tend les riches guides :
La Déesse aux combats brûle de se mêler.
Sur le seuil paternel, Pallas laisse
couler
Jusque sur ses pieds nus le voile
magnifique
Que ses mains ont brodé ; à son sein
elle applique
La cuirasse d'airain du puissant Jupiter,
En hâte se munit de ses armes de fer
Et jette
sur son
dos l'égide aux mille franges.
L'égide, la terreur des tremblantes
phalanges :
La Force, la Discorde aux perfides
accents,
La Poursuite qui vole et qui glace les
sens,
Sont là, près de la tête horrible,
monstrueuse,
Qu'offre aux yeux effrayés la Gorgone
hideuse.
Minerve prend un casque énorme ; cent
cités
Y
verraient aisément leurs soldats
abrités.
Sur le
char flamboyant soudain elle
s'élance,
Agitant dans sa main, la grande et lourde
lance
Qui dans les rangs épais d'innombrables
guerriers
Sème
la mort; Junon excite les coursiers.
Du vaste ciel devant ces déités suprêmes
Les portes sur
leurs gonds ont tourné d'elles-mêmes.
Aux Heures, clé tout temps, fut confié
le soin
D'ouvrir ou de fermer ces portes au
besoin.
Le seuil
en est franchi...
— Sur la plus
haute cîme
Qui s'élève au sommet de l'Olympe
sublime
Jupiter
est assis, seul, loin
des autres
Dieux.
Junon
s'arrête et
dit au Souverain des cieux :
« Les forfaits du dieu Mars n'ont-ils
pas, divin Père,
Dans ton cœur généreux allumé la colère
?
Que de Grecs, de héros il vient
d'exterminer !
C'est Phébus et Cypris qui l’ont su déchaîner;
Pendant que je gémis, ces protecteurs de
Troie
Peuvent
faire éclater
une insolente
joie.
Contre lui sans courroux
me verrais-tu lutter
Et le chasser des champs qu'il
vient d'ensanglanter ? »
« Va, répond Jupiter ;
va donc et sois contente :
Excite contre Mars Pallas la triomphante,
Pallas qui sait si bien
lui causer tant de maux ! »
Elle obéit... — le char qu'emportant les chevaux
Vole entre ciel et terre et dévore l'espace.
Assis sur un rocher, autant l'homme en embrasse
Quand de la sombre mer il sonde l'horizon,
Autant les fiers coursiers en franchissent d'un bond.
On arrive en ces lieux
où deux fleuves rapides
Scamandre et Simoïs mêlent leurs eaux limpides.
On dételle ; un nuage entourant les coursiers
Les déroba soudain aux regards des guerriers :
Comme aliment conforme à leur noble nature.
Simoïs leur offrit
l'ambroisie en pâture.
Les Déesses alors du pied rasent le sol :
Des colombes des bois moins léger est le vol.
L'ardeur de secourir la Grèce les possède ;
Elles viennent aux lieux,
où, près de Diomède,
Des chefs les plus
vaillants les groupes sont formés.
A les voir, on
dirait des lions affamés,
De rudes sangliers à la force indomptable.
Junon, s'arrêtant là,
pousse un cri formidable.
De Stentor elle a pris et les traits et
la voix
Voix qui résonne autant que cinquante à
la fois.
«
Honte sur vous,
enfants d’Argos, s'écria-t-elle,
Honte
sur vous, chez
qui la forme seule est belle !
Les Troyens, tant qu'Achille aux combats
a pris part,
Auraient à peine osé dépasser le
rempart;
Aujourd'hui qu'ils n'ont plus à redouter
sa lance,
Jusque
sur vos vaisseaux leur foule vous relance. »
La force de chacun se ranime à ces mots.
Pallas, de son côté, recherche son héros.
Debout près de son
char elle trouve Tydide
Versant sur sa blessure une eau fraîche
et limpide ;
La douleur
de son bras, le poids
du bouclier
Accablaient
de sueur le
valeureux guerrier.
Il étanche un sang noir quand Minerve
s'approche.
Touche le joug du char et, d'un ton de reproche :
« Un héros honoré presque à l'égal d'un
Dieu
Fut
le père d'un fils
qui lui ressemble
peu,
Dit Minerve ; Tydée était petit de
taille
Mais on le trouvait fort et grand dans la
bataille.
Quand il arriva seul,
vers Thèbes député,
Je voulus contenir son courage indompté,
Mais en vain ; de Cadmus il défiait la race...
Le succès
répondit partout à son audace ;
Il
comptait sur mon bras qui lui servait d'appui.
Mais
toi, quand je suis
là, quand je viens aujourd'hui
Contre
tes ennemis t'exciter à combattre,
Par les
travaux guerriers tu te laisses abattre,
Tu
cherches le repos ; de ton trop faible corps
Ou la
prompte fatigue a brisé les ressorts,
Ou la
peur a glacé ton âme intimidée :
Non, tu
n'es plus le fils du belliqueux Tydée. »
« Ah !
je te reconnais, dit Tydide à son tour;
C'est toi,
grande Pallas! — Je parle sans détour;
Non
la honteuse peur n'entra
point dans mon âme
Et
je n'ai
pas le cœur d'un
lâche et d'un
infâme.
Mais,
ô Divinité, tes ordres, tes avis
Sont
dans mon souvenir; je les ai tous suivis.
C'est
ta voix qui me fit la défense formelle
De
lutter contre un dieu ; dans la troupe immortelle
A la
seule Vénus, fille de Jupiter,
Je pus
faire sentir la pointe de mon fer.
Nous
avons reculé dès lors sans infamie
En
apercevant Mars dans l'armée ennemie. »
Pallas
reprend : « Héros toujours cher à mon cœur,
Ne
redoute plus
Mars et sa vaine
fureur.
Nul
Dieu ne porterait atteinte
à ta personne
Quand ma protection te couvre et
t'environne.
Pousse donc tes coursiers ; sans craindre
son aspect,
Attaque et frappe Mars ; dépouille tout
respect
Envers ce furieux, fléau de la nature,
Au cœur aussi cruel qu'inconstant et
parjure,
Qui nous avait promis d'aider les Achéens
Et qui marche aujourd'hui dans les rangs
des Troyens. »
Elle dit, et d'un geste elle pousse en
arrière
Sthénélus, qui du char lestement saute
à terre.
Elle y monte, et l'essieu que l’on
entend crier
A fléchi sous son poids et celui du
guerrier.
Droit vers Mars a volé le char qu'elle dirige.
Il égorgeait alors Périphas, un prodige
De force et de valeur, chez les Étoliens
L'un des plus braves chefs, des meilleurs
citoyens.
Minerve de Pluton a revêtu le casque,
De sorte qu'aux regards de Mars elle se
masque.
Le Dieu voit tout à coup Diomède, et
laissant
Le corps de Périphas qui nage dans le
sang,
Pour massacrer le fils de Tydée il s'élance,
Puis au dessus du joug
il a dardé sa lance ;
Mais Minerve aux grands yeux saisit avec
la main
Et détourne du char le redoutable airain.
Diomède
à son tour darde sa javeline ;
La divine Pallas l'enfonce en la poitrine
Du dieu Mars, au dessous du riche
baudrier
Qui lui
sert de ceinture ; aussitôt le guerrier.
Par un prompt mouvement, de la chair déchirée
Retire à lui
le fer à la pointe acérée.
Mars blessé jette alors de ces cris éclatants
Tels qu'en pourraient pousser dix mille
combattants
Dans le tumulte affreux d'une lutte
sanglante :
Les Grecs et les Troyens sont frappés d'épouvante.
Parfois nous apparaît une noire vapeur
Qui des nuages sort comme un vent
destructeur :
Tel Mars au cœur d'airain, s'élevant
dans le vide
Au
milieu de la nue, apparut
à Tydide.
Dans le haut de l'Olympe il est bientôt
monté ;
Auprès de Jupiter, le cœur triste, irrité,
Il s'assied
;
puis montrant sa blessure saignante.
Il prononce ces mots dits d'une voix dolente :
« Sans indignation peux-tu, père des
Dieux,
Voir de pareils forfaits s'accomplir sous
tes yeux ?
Ah ! pourquoi l'un
à l'autre, insensés que nous sommes,
Essayer de nous nuire, en secourant les
hommes ?
Mais nous te reprochons, tous, d'avoir enfanté
Pallas pleine
de ruse et de méchanceté.
Tu nous trouves toujours prêts à l'obéissance
;
Elle
seule ose tout et brave ta puissance
Sans
craindre que jamais tu la blâmes en rien,
Car
seul tu l'engendras, et d'elle tout est bien.
La main
de Diomède est par elle conduite :
Il a
blessé Vénus et moi ; c'est à la fuite
Que
j'ai dû de ne pas souffrir des maux affreux,
Languissant
sous des tas de cadavres hideux. »
Jupiter
sur le dieu jette un regard farouche :
« Ne
t'imagine pas que ta plainte me touche,
Dit-il
;
avec ton cœur inconstant, furieux,
C'est
toi qui parmi tous m'es le plus odieux.
Tu
respires toujours la discorde et la guerre,
Sans
frein dans tes ardeurs, comme Junon ta mère,
Junon,
que ma parole à peine peut dompter,
Le
mal que tu subis, il le faut imputer
Peut-être
à ses conseils. — Cependant ta
souffrance
Va
finir ; après tout, tu me dois la
naissance
Et le
sang a des droits sur un cœur paternel.
Si tu
tenais le jour de quelque autre immortel,
Tu
serais dès longtemps plongé dans les abîmes
Où les
fils d'Uranus ont expié leurs
crimes. »
Il
commande à Péon de le guérir ; soudain
Se
calme la douleur sous cette habile main,
Car
l'immortalité de Mars est le partage.
Comme
on voit tout à coup se cailler le laitage
Sous
le suc du figuier agité vivement,
Ainsi Péon
guérit le mal en un moment.
Hébé
baigne le Dieu, puis d'habits magnifiques
Le revêt
;
il s'assied sous les sacrés portiques
Et près
de Jupiter il goûte le repos.
Minerve,
cependant, Junon,
reine d'Argos,
Des
cieux ont regagné les demeures splendides
Dès
qu'ont cessé de Mars les fureurs homicides