Chant IV

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CONSEIL DES  DIEUX — JUPITER,  A  L'INSTIGATION  DE JUNON,  ENVOIE  MINERVE  POUR  ROMPRE  LE TRAITÉ.

 

Dans l'Olympe trônait des Dieux l'auguste troupe.

La jeune Hébé circule et dans l'or de la coupe

Verse le doux nectar. Cependant tous les Dieux

Sur les murs d'Ilion ont attaché les yeux.

Soudain Jupiter parle, et les mots qu'il profère.

A dessein, de Junon excitent la colère.

— « Deux déesses, dit-il, protègent Ménélas,

Junon, Reine d'Argos, et la sage Pallas :

Contentes de le voir dans les sanglantes lices,

Toutes deux du repos savourent les délices.

Et pendant ce temps-là Vénus, au doux souris,

Parmi tous les périls est auprès de Pâris ;

S'attachant à ses pas, aux Parques le dispute

Et vient de l'arracher à la mort, dans la lutte

D'où pourtant Ménélas sortît victorieux.

Des faits réglons le cours : c'est le souci des cieux,

Entre les deux partis faut-il que la discorde

Se rallume, ou veut-on qu'un traité les accorde ?

Si ce dernier avis par vous est adopté,

Alors du roi Priam subsiste la cité ;

Ménélas peut partir, et la coupable Hélène

Suivre au pays des Grecs l'époux qui la remmène. »

 

En écoutant ces mots qui lui vont droit au cœur,

Junon, comme Minerve, a frémi de fureur :

L'une et l'autre de Troie ont juré la ruine.

Pallas se tait, domptant la rage qui la mine,

Mais la fière Junon, ne peut se contenir :

« Cruel fils de Saturne, oses-tu bien tenir

Un tel langage ? Hé quoi ! j'aurais perdu ma peine !

Vainement j'aurais mis mes coursiers hors d'haleine

Pour créer à Priam des milliers d'ennemis !

A tout ce que tu veux serons-nous donc soumis ? »

— « Malheureuse, reprend Jupiter, par quel crime

Priam mérita-t-il la haine qui t'anime ?

Faut-il que, pénétrant jusqu'aux murs d'Ilion,

Tu dévores Priam, ses fils, sa nation.

Afin de satisfaire une rage inhumaine ?

Eh ! bien je le permets, soit! assouvis ta haine.

Qui mettrait entre nous des débats éternels :

Mais retiens bien ces mots : si parmi les mortels

Quelque ville en ton cœur tient une grande place.

N'arrête point mon bras, au jour de la menace.

Je te cède à regret... sous le ciel étoile

Nul séjour n'est plus cher à mon cœur désolé

Que celui de Priam, de sa race vaillante.

Empressés de m'offrir la victime fumante

Les Troyens ont toujours honoré nos autels

Et payé le tribut qu'on doit aux Immortels. »

— « Pour moi, reprit Junon, trois villes me sont chères.

Sparte, Mycène, Argos : que tes décrets sévères

Les perdent, s'il le faut ; pour les sauver, ma main

Ne fera rien ; d'ailleurs mon effort serait vain

Pour braver les effets de ta toute-puissance.

Mais ne traverse pas mes projets... Ma naissance

Est égale à la tienne, et je reçus le jour

Comme toi de Saturne : au terrestre séjour

Comme au ciel, on me doit respect à double titre,

Femme et sœur de Celui qui du monde est l'arbitre.

Pour l'exemple des Dieux, qui fixent leurs regards

Sur nous deux, montrons-nous de mutuels égards.

Qu'à ton ordre Minerve entre les deux armées

Vole, et souffle le feu dans ces masses calmées :

Qu'au mépris de la trêve on pousse les Troyens

A faire quelque insulte aux braves Achéens. »

Elle dit : Jupiter accède à sa demande :

Il consent que Pallas sur la terre descende

Et pousse les Troyens, en dépit des traités,

A porter le défi chez les Grecs insultés.

Pallas cède à l'ardeur qui dès longtemps l'excite :

Des sommets de l'Olympe elle se précipite.

 

 

LA DÉESSE,  PRENANT  LA  FORME D E  LAODOCUS,  FILS D'ANTÉNOR,  EXCITE  PANDARUS,  FILS DE  LYCAON, A TIRER  UNE  FLÈCHE  CONTRE  MÉNÉLAS.

 

Tel un astre brillant, lancé par Jupiter,

Traverse au sein des nuits les plaines de l'éther,

Et darde mille feux qui frappent d'épouvante

Le marin sur les flots, le guerrier sous la tente :

Telle Pallas vint fondre entre les combattants.

La surprise et la crainte ont glacé les deux camps.

On cherche, on s'interroge... Est-ce qu'ils vont renaître

Les combats meurtriers ? Ou, le Souverain Maître

De la paix, de la guerre, aurait-il donc permis

Qu'un traité sûr rendît les deux peuples amis ?

Cependant la Déesse adroitement se glisse

Dans les rangs des Troyens. — Un habile artifice

Lui prête tous les traits du fier Laodocus

Fils d'Anténor ; elle erre et cherche Pandarus.

Elle le voit, debout, respirant les alarmes,

Entouré des soldats, tout couverts de leurs armes,

Qui des bords de l'Aesèpe avaient suivi ses pas.

« Veux-tu me croire, ami ? lui murmure Pallas :

Toi, fils de Lycaon, toi, l'archer intrépide,

Lance sur Ménélas une flèche rapide,

Des chefs Troyens tu vas mériter les faveurs :

Pâris te comblera de présents et d'honneurs

Si, grâce au trait parti de ton arme célèbre.

Son rival est monté sur le bûcher funèbre.

N'hésite pas : promets à Phébus, dans ton cœur,

Une riche hécatombe en ces jours où, vainqueur,

Tu reverras les murs de ta chère patrie. »

Ainsi parle Pallas, lui soufflant sa furie,

Et Pandarus, qu'excité un espoir séduisant,

Tire de son étui l'arc énorme et luisant.

C'est le bois précieux d'une chèvre sauvage :

Autrefois, à l'affût sous un épais bocage,

Au cœur il la perça d'un trait, et vit rouler

Sur les rocs l'animal qu'il venait d'immoler.

Ses cornes mesuraient seize palmes entières :

L'artisan les orna des plus riches matières.

Les lia, les polit, en dora le sommet.

Le guerrier tend cet arc : sur la terre il le met ;

Avec des boucliers prudemment on l'abrite,

Car des Grecs on peut craindre une attaque subite :

Le fils de Lycaon ouvre son carquois d'or,

Il y choisit un trait cruel, mais vierge encor,

Promet une hécatombe au Dieu de la Lycie

Dès qu'il aura revu les murs de la patrie,

Puis saisit flèche et corde, et, d'un effort puissant,

Les ramène vers lui : l'arc, en retentissant,

S'est détendu... l'air vibre au loin... la flèche ailée

Part et vole, brûlant de fendre la mêlée.

 

 

MÉNÉLAS EST BLESSÉ - LA TRÊVE EST ROMPUE, AGAMEMNON   EXCITE  SES  GUERRIERS.

 

Les Dieux, dans cet instant critique, ô Ménélas,

Ne t'oublièrent point ! — La première, Pallas,

Se jetant devant lui, par un geste rapide

Fait dévier le dard de sa route homicide.

Une mère attentive, avec un soin pareil,

Du berceau de son fils, plongé dans le sommeil,

Chasse l'insecte allé. — Le fer, de sa piqûre

Frappe les cuirs dorés qui bouclent la ceinture ;

Il traverse pourtant cuirasse et baudrier,

Et la cotte de maille, égide du guerrier ;

Il la perce... et la peau, par la pointe effleurée.

D'une teinte de sang soudain s'est colorée.

Parfois de blanc ivoire un superbe fragment

Qui du frein d'un coursier deviendra l'ornement,

Sous les habiles mains d'une Moeonienne.

Revêt un riche enduit de pourpre Tyrienne ;

Par elle en sa demeure avec soin conservé,

Pour le harnais royal elle l'a réservé :

Plus d'un chef envia cette noble parure.

De même, ô Ménélas, le sang de ta blessure

A rougi tout à-coup les contours de ton flanc

Et jusque sur tes pieds il tombe en ruisselant.

 

Agamemnon frémit à cette triste vue ;

Même de Ménélas d'abord l'âme est émue :

Mais ce n'est qu'un éclair; il se sent rassuré

Dès qu'il a reconnu que le fer acéré

N'a produit dans les chairs qu'une légère atteinte.

Le Roi des Rois gémit... il exhale sa plainte

Au milieu des amis près de lui rassemblés

Dont, à l'égal du sien, tous les cœurs sont troublés.

La main de Ménélas dans la sienne, « ô mon frère.

Dit-il, c'est donc par moi qu'une tête si chère

Fut vouée au trépas ! Des Grecs le champion

Seul attire sur lui tous les coups d'Ilion.

Hélas ! ils ont osé te frapper, les parjures !

Mais le sang des agneaux, les libations pures.

Et ce gage de foi que nous donna leur main,

Tout cela, sois en sûr, n'aura pas été vain.

Si le maître des Dieux diffère sa vengeance,

Quand son bras frappera cette coupable engeance,

( Et ce terrible jour tôt ou tard doit venir )

Dans leurs femmes, leurs fils il saura les punir.

Je lis dans l'avenir : il semble que j'y voie

La chute de Priam, la ruine de Troie :

Oui, le fils de Saturne, à bon droit soucieux

De la foi des traités que reçurent les cieux,

Châtiant les auteurs d'un acte aussi perfide,

Agitera contre eux sa formidable égide.

Mais quel deuil pour ton frère et quelle honte, hélas !

Si tu viens à périr, ô mon cher Ménélas.

Les Grecs ne songeront qu'à revoir leur patrie,

Je rentre dans Argos et ma gloire est flétrie

Et nous laissons Hélène aux Troyens réjouis.

Sous un sol odieux tes os sont enfouis :

J'entends un fils de Troie insulter à ta tombe :

« D'Atride, dira-t-il, que la colère tombe

» Sur tous ses ennemis comme sur Ilion !

» Ce Roi qui contre nous arma sa nation.

» Remmenant sur ses nefs une armée inutile,

» Laissant enseveli sous le sillon fertile

» Le corps de Ménélas, est contraint de partir. »

Ah ! puisse avant ce jour la terre m'engloutir ! ».

— Ménélas lui répond : « Que ton âme calmée

Ne jette point le trouble et l'effroi dans l'armée.

Le coup n'est pas mortel et contre un vrai danger

La cuirasse, la cotte ont su me protéger,

Grâce aux habiles mains qui firent cette armure. »

—« Puisses-tu dire vrai ! Mais que sur ta blessure

Par le fils d'Esculape, en son art exercé,

Un baume salutaire au plus tôt soit versé.

Alors Agamemnon à son héraut s'adresse :

« Talthybîus, amène à l'instant, le temps presse,

» Le brave Machaon, fils d'Esculape : cours,

» Dis-lui que Ménélas réclame son secours,

» Blessé par un archer de Lycie ou de Troie

» Ce qui jette aux deux camps ou le deuil ou la joie. »

Le héraut obéit ; il fend les rangs pressés

Des soldats Grecs, de fer et d'airain hérissés,

Pour trouver Machaon. Mainte brave cohorte

A ce noble guerrier voulant servir d'escorte,

Abandonna les champs, les fertiles coteaux

De Trice, qui nourrit de superbes chevaux.

C'est au milieu des siens que le héraut fidèle

Voit le fils d'Esculape : « Agamemnon t'appelle,

» Viens, je te guiderai, dit-il... Ne tarde pas,

» Viens porter tes secours au vaillant Ménélas,

» Blessé par un archer de Lycie ou de Troie 

» Ce qui jette aux deux camps ou le deuil ou la joie. »

 

Machaon, que ces mots ont touché vivement,

A travers les soldats le suit rapidement.

Ils parviennent aux lieux où des chefs de la Grèce

La plus brillante élite inquiète se presse

Autour de Ménélas, Pour lui, semblable aux Dieux.

Sa fière contenance attire tous les yeux.

Machaon, avec soin, du baudrier splendide

A retiré la flèche, au crochet homicide.

Détaché la cuirasse et les mailles d'airain ;

Puis il suce la plaie, et son habile main

Y verse doucement un baume salutaire,

Présent que fit Chiron à son illustre père.

 

Pendant que l’on s'empresse autour du chef blessé,

Des bataillons Troyens le flot s'est avancé.

Les Grecs prennent aussi leurs armures puissantes.

Impatients de Mars et des luttes sanglantes.

Alors on eût pu voir le grand Agamemnon,

Chef prévoyant et brave, et digne de son nom.

Le Roi, pour parcourir tous les rangs de l'armée,

Laisse à son écuyer, le fils de Ptolémée,

Son char étincelant conduit par des coursiers

Que signalent leur force et leurs instincts guerriers.

« Non loin de moi, dit-il, contiens mon attelage.

Si mes forces venaient à trahir mon courage. »

Seul, à pied, il s'avance au milieu des soldats.

Ceux qu'il voit disposés pour les rudes combats

Agamemnon joyeux tout haut les félicite

De cette noble ardeur que sa parole excite.

« Courage, enfants ! dit-il — Comptez pour vous les Dieux

Ennemis des auteurs d'un parjure odieux.

Des avides vautours leur chair sera la proie :

Et nous, rasant les murs de leur perfide Troie,

Nous pourrons aux champs Grecs emmener, triomphants,

Avec tout le butin, leurs femmes, leurs enfants. »

Pour ceux dont l'attitude est hésitante et molle.

Ils tombent sous le coup de sa dure parole :

« Vil rebut de l'armée, ô Grecs déjà promis

Aux javelots aigus de nos fiers ennemis,

N'êtes-vous pas honteux de rester immobiles

Comme de jeunes faons dont les jambes agiles

Tremblent devant les chiens de fatigue et de peur ?

Qu'attendez-vous ? Quand donc montrerez-vous du cœur ?

Faut-il que le Troyen vienne jusqu'au rivage

Au sein de notre flotte apporter le ravage,

Et pensez-vous qu'alors Jupiter étendra

Sa droite protectrice, et qu'il vous défendra ? »

 

Ainsi de ses devoirs s'acquitte le Monarque.

Il vient près des Crétois : avec joie il remarque

Qu'autour d'Idoménée on s'arme avec fureur.

D'un cruel sanglier ce chef a la vigueur :

En face des Troyens des premiers il se range,

Et Mérion conduit la dernière phalange.

Atride satisfait prononce alors ces mots :

« Idoménée, ô toi la fleur de nos héros,

Certes, je t'ai toujours distingué dans la guerre

Comme dans nos festins : quand l'écumant cratère

Passe de main en main, tous les chefs, tous les Rois,

A leur tour, du banquet suivent l'ordre et les lois ;

Mais pour toi point de règle ; aussi bien que la mienne.

D'un vin pur et choisi ta coupe est toujours pleine.

Ami, sois en ce jour digne de ton renom

Par de nouveaux exploits. - Puissant Agamemnon,

Répond le roi de Crète, à ta cause, avec zèle,

Comme je l'ai juré, je resterai fidèle.

Anime tous les Grecs : au mépris des traités

Par les fils d'Ilion nous fûmes insultés :

Ils auront les douleurs et la mort en partage...

Nous, marchons, hâtons-nous, montrons notre courage. »

 

Il dit ; Agamemnon ne lui réplique pas

Et vers les deux Ajax il dirige ses pas.

En armes sont près d'eux des cohortes nombreuses.

Un berger, l'œil fixé sur les ondes houleuses,

Du haut d'un roc, parfois voit naître sur les mers

Un nuage tout noir obscurcissant les airs

Qui, poussé par les vents précurseurs de l'orage,

S'avance et dans les champs apporte le ravage ;

Dans un antre le pâtre abrite ses troupeaux :

Telles, pour le combat marchant à pas égaux,

S'avancent des Ajax les phalanges pressées,

Toutes noires d'airain, et de fer hérissées.

« Nobles Ajax, leur dit Agamemnon ravi,

Quand par tous vos soldats votre exemple est suivi,

Ah ! ce serait vous faire un inutile outrage

Que de vous conseiller d'exciter leur courage.

Par Minerve et Phébus, si des cœurs aussi forts

Battaient chez tous les Grecs, bientôt sous nos efforts

La cité de Priam, cette ville si fière,

Inclinerait ses tours jusque dans la poussière.

 

A ces mots, il s'éloigne et marche vers Nestor.

Près du Roi dé Pylos, Pélagon, Alastor,

Hoemon et Chromius, tous chefs pleins de vaillance

De ses sages conseils admiraient la prudence.

Nestor dispose tout : les chars et les guerriers

Qui les montent, par lui sont placés les premiers.

Les meilleurs fantassins, innombrable cohorte,

Contre le choc Troyen digue solide et forte,

Sont postés en arrière; au centre, les douteux

Suivront, bon gré mal gré, l'effort des valeureux.

« Guerriers des premiers rangs, je vous le recommande,

« Contenez les chevaux, et qu'une ardeur trop grande

« Loin de vos compagnons n'emporte point vos pas ;

« Restez fermes ensemble, et ne reculez pas,

« Renversé de son char, si l'un de vous s'élance

« Sur le char d'un voisin, qu'il lutte avec la lance,

« Sans prétendre guider des chevaux étrangers.

« Nos pères, autrefois fameux dans les dangers,

« Virent, en pratiquant ce système si sage,

« Les remparts les plus forts céder à leur courage. »

 

C'est ainsi que Nestor prodiguait ses avis.

Atride le contemple avec des yeux ravis :

« Noble vieillard, dit-il, ton âme est indomptable.

Faut-il que, dans son cours, le temps inexorable

Ait affaibli ton bras ! Que n'es-tu jeune encor ! »

- « Sans doute je voudrais, lui répondît Nestor,

Être ce que j'étais à l'heure mémorable

Où d'Ereuthalion, ennemi formidable,

Je pus trancher les jours; mais les bontés des Dieux

Ne nous prodiguent pas tous les dons... Je suis vieux ;

Par sa voix, ses conseils, la vieillesse débile

Au milieu des combats peut encore être utile.

Et guider les guerriers dont la mâle vigueur

Seconde les élans qu'inspiré un noble cœur. »

 

Le Roi passe et, venant auprès de Ménesthée,

S'étonne du repos où ce fils de Pétée

Maintient les bataillons de ses Athéniens.

Ulysse, qui conduit les Céphalléniens,

Tranquille aussi, n'a point encor saisi les armes :

Ils n'ont pas entendu le signal des alarmes,

Le premier corps s'ébranle à peine en ce moment ;

Ils restent dans l'attente et prêts au mouvement

Aussitôt qu'ils verront s'engager la bataille.

Atride mécontent les gourmande et les raille :

« Fils de Pétée, et toi dont l'esprit est subtil,

Pourquoi vous tenez-vous à l'écart du péril,

Laissant d'autres montrer avant vous leur audace ?

Quoi donc ! Le premier rang n'est-il plus votre place,

Ou n'y prétendez-vous que le jour du festin ?

Assis parmi les chefs, il est doux, c'est certain,

De savourer les mets et de vider les coupes ;

Mais peut-on, en repos, de nos ardentes troupes

Fondant sur l'ennemi voir l'intrépidité ? » 

- Ulysse, lui lançant un regard irrité

S'écrie : « Agamemnon, qu'oses-tu dire ?

Ecoute, Toi qui sur ma valeur viens de jeter un doute :

Dans le combat sanglant tout prêt à s'engager,

Confondu dans les rangs au plus fort du danger

Tu verras le guerrier père de Télémaque,  

- Si tu prends toutefois quelque part à l'attaque,

Et ton discours m'aura vainement insulté. »

En voyant le courroux dont il est transporté

Atride tout à-coup a changé de langage :

- « Ulysse, je n'ai point douté de ton courage

Ni voulu t'offenser; sages dans les conseils

Toujours tes sentiments aux miens furent pareils :

Mais le combat t'attend : Va donc, et que la trace

De tout propos blessant dans ton esprit s'efface. »

 

Il s'éloigne d'Ulysse et trouve, en le quittant,

Diomède debout sur son char éclatant,

Près de lui, Sthénélus, le fils de Capanée :

Ils s'offrent inactifs à sa vue étonnée...

Le courroux le saisit, et, cette fois encor

En reproches le Roi lui donne un libre essor :

« L'aspect de l'ennemi, dit-il, fils de Tydée,

Est-il fait pour troubler ton âme intimidée ?

Les races ont changé... De Tydée autrefois,

Sans en être témoin, je connus les exploits :

Ses braves compagnons, qu'il surpassait en gloire,

De ses nombreux hauts faits ont public l'histoire.

Ce héros, et le Roi Polynice avec lui,

A Mycènes jadis demandaient de l'appui :

Sous les remparts Thèbains prêts à porter la guerre

Ils voulaient les secours d'une force étrangère,

Et ces secours sans doute eussent été donnés.

Lorsque de ce projet nous fûmes détournés

Par l'imposante voix des oracles célestes

Qui nous annonçaient tous des présages funestes.

Ils partent... et bientôt Aesope, aux joncs épais,

Les reçoit sur ses bords. - Pour traiter de la paix

Tydée est député vers la ville Thébaine.

Au palais d'Etéocle arrivé, non sans peine,

Il y voit tous les chefs au milieu d'un repas ;

Leur nombre, leur valeur ne l'intimident pas :

Il les défie aux jeux de Mars, et, dans la lutte,

Il gagne tous les prix que Thèbes lui dispute :

La divine Pallas l'avait su protéger.

Les Thébains furieux jurent de se venger.

Sur ses pas, au départ, une embuscade est prête :

Cinquante jeunes gens bien armés, à leur tête

Lycophonte et Méon, lui barrent le chemin.

Tous ces fiers ennemis succombent sous sa main :

Un seul d'entre eux ( les Dieux ne veulent pas qu'il meure ! ),

Méon, peut sain et sauf regagner sa demeure.

Tel parut ce héros, et l'honneur et l'appui

De l'Eolie... hélas ! son fils vaut moins que lui,

Mais du discours habile il a le don frivole.

Diomède se tait ; mais, prenant la parole,

« Pourquoi, dit Sthénélus, trahir la vérité ?

Nos pères, nous dis-tu, sur nous l'ont emporté

Atride ; et cependant nos vaillantes cohortes,

Moins nombreuses, ont pris cette ville aux sept portes,

Grâce aux Dieux qui pour nous ont alors combattu.

Quand sous ces mêmes murs échoua leur vertu,

Ne nous rabaisse plus au-dessous de nos pères ! »

Diomède lui dit ces paroles sévères :

« Sthénélus, à ma voix sois docile, et tais-toi :

Je ne m'irrite point des reproches du Roi :

Il est le chef des Grecs ; c'est sur lui que repose,

Avec tout le souci, le succès de leur cause :

Ilion tombe, à lui le principal honneur ;

Nous succombons, à lui la honte et la douleur !

Ne songeons qu'à montrer une rare vaillance. »

Il dit, saute du char et dans les rangs s'élance.

Le plus brave frémit, au seul bruit de l'airain

Résonnant sur le corps de ce chef souverain.

Les vagues de la mer, par les vents agitées,

Lorsque vers le rivage elles sont emportées,

Se soulevant d'abord sur l'humide élément,

Roulent à terre avec un sourd mugissement,

Escaladent des rocs la cime menaçante

Et vomissent au loin l'écume blanchissante :

Tels on peut voir des Grecs les bataillons pressés

Marcher vers le combat, l'un sur l'autre entassés.

Chacun des chefs commande à sa troupe ; on s'avance

En bon ordre... et surtout le plus profond silence

Est gardé dans les rangs... on la croirait sans voix

Cette foule docile aux ordres de ses rois...

Les armes font jaillir dans ces masses mouvantes,

Aux rayons du soleil, des lueurs éclatantes.

 

Les Troyens, au contraire, emplissent l'air de cris.

Dans une riche étable on entend les brebis

Bêler à leurs agneaux, lorsque de leur mamelle

Un lait pur à longs flots dans les vases ruisselle.

De même, les guerriers, de mille points divers

Venus au camp Troyen, font retentir les airs

Des bruits les plus confus ; et l'horrible mélange

De ces sons discordants forme un concert étrange.

Le cruel Mars lui-même anime leur fureur;

Pallas guide les Grecs. - Des deux parts, la Terreur,

Et, compagne de Mars, la Discorde homicide

Règnent dans les esprits... De sang toujours avide

La Discorde paraît d'abord faible en naissant :

Bientôt elle grandit, s'élève et va croissant,

Sur la terre poursuit sa marche meurtrière

Et jusque dans les cieux cache sa tête altière.

C'est elle qui domine en ce fatal moment,

Excite la fureur, le noir ressentiment,

Et souffle en tous les cœurs cette haine sauvage,

Sinistre avant-coureur du meurtre et du carnage.

 

 

 

LE COMBAT  S'ENGAGE  ET  DIFFERENTS  GUERRIERS  SE SIGNALENT  DANS  LA  MÊLÉE.

 

Sur le champ de bataille avec rage emportés

Les groupes ennemis soudain se sont heurtés.

Lances et boucliers se croisent, se confondent;

Le tumulte est partout ; des flots de sang inondent

Le sol rougi... l’on peut entendre dans les rangs

Les clameurs du triomphe et les cris des mourants.

Quand des torrents fougueux les eaux amoncelées

Roulent avec fracas dans le creux des vallées,

Du haut des monts le pâtre écoute avec terreur

Les bruits retentissants des ondes en fureur :

C'est ainsi que les bruits de la lutte sanglante

Et les cris du combat ont semé l'épouvante.

Le premier, Antiloque abat Echépolus,

Troyen des plus vaillants, fils de Thalysius.

Le fer perce le casque à la crinière épaisse,

Il fracasse le front du guerrier qui s'affaisse ;

Ses yeux sont obscurcis et se ferment au jour

Et son corps sur le sol tombe comme une tour.

Eléphénor, le chef des valeureux Abantes,

Le saisit dans sa chute et, de ses mains puissantes,

Hors du lieu du combat il cherche à le tirer,

De sa riche dépouille ardent à s'emparer.

Agénor l'aperçoit entraînant cette proie :

Dans son flanc découvert avec force il envoie

Un trait mortel. - Soudain de cet audacieux

L'âme, quittant le corps, s'envole vers les cieux.

Alors Grecs et Troyens s'échauffent au carnage,

Pareils dans leurs élans à des loups pleins de rage ;

Et maint brave guerrier, dans ce sanglant effort,

Presque au même moment donne et reçoit la mort.

Le bras d'Ajax immole une jeune victime,

C'est Simoïsius. - Descendant de la cime

Du mont Ida, sa mère, en gardant ses troupeaux,

Autrefois l'enfanta sur les bords de ces eaux

Dont il porte le nom ; ce fils ne pourra rendre

Tous les soins qu'il reçut d'une mère si tendre :

A la fleur de ses ans à mourir condamné

Sous la lance d'Ajax il tombe moissonné.

De ce jeune guerrier traversant la mamelle

L'impitoyable fer de la lance cruelle

Lui ressort par l'épaule... il roule dans le sang.

Dans un marais s'élève un peuplier luisant

Qui déjà de feuillage a couronné sa tête :

Un artisan l'abat, le recourbe et l'apprête

Pour les cercles d'un char; sur la terre couché

Le long du frais ruisseau gît l'arbre desséché :

Tel Simoïsius, triste sujet de larmes,

Est par le grand Ajax dépouillé de ses armes.

 

Contre Ajax par Antiphe un javelot lancé

Le manque; mais Leucus par le dard est blessé :

Du sage Ulysse il est le compagnon fidèle;

II reçoit de ce coup une atteinte mortelle

Et tombe sur le corps de Simoïsius.

Ulysse, furieux de la mort de Leucus,

Brandit sur l'ennemi sa pique étincelante :

Les Troyens à l'instant sont saisis d'épouvante.

Le bâtard de Priam, le fier Démocoon,

Accouru d'Abydos au secours d'Ilion,

A la tempe est frappé par la pique terrible :

Un sang noir a jailli d'une blessure horrible ;

Ses yeux se sont couverts des ombres du trépas

Et sur le sol sanglant il tombe avec fracas.

Dans les rangs des Troyens les plus hardis hésitent,

Même l'illustre Hector ; les Grecs se précipitent

En poussant de grands cris, pour emporter les morts.

Phébus, qui des Troyens a suivi les efforts,

Indigné, de sa voix les ranime et leur crie :

« Revolez à l'attaque, ô vous, race aguerrie !

Les Grecs n'ont pas des corps de roche ni de fer,

Vous verrez si vos dards n'entament pas leur chair.

Marchez et triomphez, Troyens, pendant qu'Achille

Nourrit loin des combats sa colère inutile. »

Ainsi parle Apollon du sommet des remparts.

Pallas, de son côté, vole de toutes parts

Parmi les rangs des Grecs, enflamme leur courage

Et d'une vive ardeur les excite au carnage.

 

Là succombe, marqué par le doigt du Destin.

D'une pierre anguleuse à la cheville atteint,

Diorès l'Epéen, le fils d'Aramyncée.

Par le Thrace Pirus la pierre fut lancée :

Diorès en tombant vers les siens tend la main ;

Pirus accourt, se baisse, et son fer inhumain

A fouillé du vaincu les entrailles fumantes :

Diorès a fermé ses paupières sanglantes.

Mais pendant que Pirus est tout à sa fureur,

Thoas l'Etolien l'atteint d'un trait vengeur

En plein poumon ; Thoas bondit, tire son glaive

Et se jette à l'instant sur Pirus qu'il achève.

Il veut le dépouiller, mais son effort est vain ;

Il se voit entouré par un nombreux essaim

De Thraces vigoureux, à courte chevelure,

Et, malgré sa vigueur et sa haute stature,

Par ce groupe vaillant, de piques hérissé,

Contraint de reculer, Thoas est repoussé.

Ainsi deux braves chefs, l'un commandant les Thraces.

L'autre les Epéens, aux pesantes cuirasses.

Ensemble sont gisants, étendus sur le dos.

Environnés des corps de bien d'autres héros.

 

Un guerrier qui pourrait, protégé par Minerve

Dont la divine main de tout danger préserve,

Parcourir la mêlée, en contempler l'aspect,

Compterait en ce jour, saisi d'un saint respect,

Ces morts, noble moisson que la guerre a fauchée.

Héros Grecs et Troyens dont la terre est jonchée.