Chant III

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LES   DEUX  ARMÉES  S'AVANCENT  

   PARIS   ET  MÉNÉLAS.

 

Sous les ordres des chefs les peuples sont rangés.

Tous les guerriers Troyens dans la lutte engagés

De leurs cris discordants font retentir les nues :

Telles sont les clameurs des innombrables grues

Qui fuyant les frimas d'un rigoureux hiver

Poussent des cris aigus en volant sur la mer,

Et dont les légions, de colère enflammées,

Menacent de la mort, la race des Pygmées.

Silencieux, les Grecs dans le combat cruel

Brûlent de se prêter un appui mutuel.

 

Le Notus épaissit au sommet des montagnes

Une sombre vapeur qui couvre les campagnes,

Obscurité funeste au timide pasteur,

Mais plus que la nuit même agréable au voleur,

Car le regard plus loin que le jet d'une pierre

Ne peut s'étendre. — Ainsi des flots noirs de poussière

Sous les pieds des guerriers montent en tourbillons.

 

On marche... au premier rang, guidant ses bataillons,

Brille le beau Pâris, l'homme aux divines formes.

Dans ses mains il brandit deux javelots énormes,

Porte une épée, un arc ; la peau d'un léopard

Lui flotte sur le dos ; de la voix, du regard

Il ose défier au combat homicide

Les plus vaillants guerriers de la Grèce intrépide.

 

Le héros cher à Mars, Ménélas l'aperçoit

Qui fièrement s'avance. — Un lion, lorsqu'il voit

Le chevreuil ou le cerf, en rugissant de joie

S'élance, et de ses dents va déchirer sa proie

Malgré les cris des chiens et de l'ardent chasseur.

Tel, en apercevant le brillant ravisseur,

Le brave Ménélas sourit à l'espérance

De laver dans son sang une mortelle offense :

A l'instant, de son char il saute tout armé.

 

Pâris dès qu'il le voit, soudain s'est alarmé

Et dans les rangs Troyens déjà se dissimule.

A l'aspect d'un serpent le voyageur recule

Et rebrousse chemin, poussé par la terreur,

La pâleur sur la joue et le frisson au cœur.

Ainsi le beau Pâris, à la forme divine,

A senti défaillir son cœur dans sa poitrine

Et parmi les Troyens abrité sa frayeur.

 

— « Pâris, lui crie Hector, lâche et vil séducteur,

Ah! par les justes Dieux ta misérable vie

Bien avant ton hymen eût dû t'être ravie !

Certe ta mort serait préférable aux affronts

Que ta honteuse fuite imprime sur nos fronts.

En admirant ton corps, beau comme ton visage,

Sans doute ils y croyaient logé quelque courage

Ces Grecs qui maintenant doivent rire de toi.

Mais ton cœur est sans force et sans ressort. Eh! quoi !

Aidé de tes amis, d'une rive lointaine

En traversant les mers tu ramenas Hélène

Brillante de jeunesse autant que de beauté

Et femme d'un guerrier justement redouté,

Au risque d'attirer la honte et la misère

Sur toi, sur ta patrie et sur le Roi ton père !

Que n'attendais-tu donc Ménélas aujourd'hui !

Tu saurais ce que vaut la force de celui

Dont tu ravis l'épouse ; et ta belle figure,

Vain présent de Vénus, ta blonde chevelure,

Tes membres qu'on admire, en la fange roulés

Sous les pieds du vainqueur seraient déjà foulés.

Dès longtemps, les Troyens, s'ils avaient l'âme fière.

T'auraient fait revêtir la tunique de pierre. »

 

— Pâris aux traits divins lui répondit : « Hector,

Ton blâme est mérité ; je reconnais mon tort.

Toi, ton cœur est de fer, et pareil à la hache

Fendant les rudes nœuds du chêne qu'on arrache

Et qui pour nos vaisseaux nous livrera son bois.

Oui, ton cœur est de fer ; mais ces dons que je dois

A l'aimable Vénus, ne m'en fais pas un crime.

Certes on peut ressentir un orgueil légitime

De la possession de ces biens glorieux

Qu'on ne saurait tenir que de la main des Dieux.

Pour cette lutte à mort par ta voix réclamée

Je suis prêt... Que l'on range et l'une et l'autre armée :

De moi, de Ménélas quel que soit le vainqueur,

D'Hélène et de ses biens il sera possesseur,

Libre de disposer du prix de sa vaillance :

Les peuples échangeant des gages d'alliance,

Les Troyens vont rentrer dans les murs d'Ilion,

Et des Grecs valeureux l'ardente nation

Pourra bientôt revoir, loin des guerres cruelles,

Cette heureuse Achaïe où les femmes sont belles. »

 

Il dit — De ce discours Hector est enchanté.

Sur le front de l'armée il s'est soudain porté :

Tenant par le milieu sa redoutable lance,

Il contient des Troyens la masse qui s'élance,

Pendant qu'autour de lui pleuvant de toutes parts,

Vomis des rangs des Grecs, les pierres et les dards.

D'Agamemnon alors la grande voix s'élève :

Il s'écrie : « Achéens, au combat faites trêve,

Hector veut nous parler ! » — Ces mots ont leur effet

Toute lutte a cessé, le silence se fait...

Hector prend la parole entre les deux armées.

 

« Troyens, dit-il, et vous, phalanges renommées

De la Grèce, écoutez ce que vient en ce jour

Vous proposer Pâris, dont le fatal amour

Fut cause de la guerre : au combat il appelle

Le brave Ménélas, pour vider la querelle

Sous vos yeux. — Des rivaux quel que soit le vainqueur,

D'Hélène et de ses biens il sera possesseur,

Libre de disposer du prix de sa vaillance,

Et nous cimenterons une heureuse alliance. »

 

Les Grecs et les Troyens restaient silencieux ;

Mais alors Ménélas, héros chéri des Dieux :

 

« Peuples, écoutez-moi, dit-il ; Mon cœur déplore

Les malheurs que pour vous la guerre fit éclore

Et je voudrais vous voir unis par l'amitié,

Car vous avez souffert des maux dont j'ai pitié,

Du crime de Pâris conséquences funestes.

Or, celui de nous deux que les arrêts célestes

Dans ce jour solennel destinent à la mort,

En assurant la paix, qu'il subisse son sort.

Pour la Terre et Phébus ordonnez qu'on amène

Deux agneaux, l'un tout blanc, l'autre d'un noir d'ébène

Nous-mêmes nous offrons au Souverain des Dieux

Une brebis ; Priam viendra jusqu'en ces lieux

( Ses fils exciteraient des soupçons légitimes. )

De ses royales mains immoler les victimes

Et garantir ainsi la foi due au traité.

La jeunesse est légère... Un vieillard respecté.

Fixant sur l'avenir une vue assurée,

Imprime à ce qu'il fait la force et la durée. »

 

Il dit. — Dans les deux camps, tous semblent satisfaits

De voir cesser la guerre et ses tristes effets.

Descendus de leurs chars et rangeant leurs montures,

Les guerriers sur le sol déposent les armures.

Entre les ennemis l'espace est resserré

Et le Grec du Troyen à peine est séparé.

 

Deux hérauts promptement vont prévenir dans Troie

L'illustre roi Priam : Hector, qui les envoie,

Les charge en même temps d'amener les agneaux ;

Et, pour le même objet, marche vers les vaisseaux

Talthybius, héraut député par Atride.

 

 

HÉLÈNE   AUX   PORTES   SCÉES   AVEC   LES   VIEILLARDS.

 

Cependant, de Junon messagère rapide.

Iris vient près d'Hélène aux merveilleux attraits.

De Laodice Iris a su prendre les traits :

Du brave Hélicaon. cette épouse fidèle

Des filles de Priam passe pour la plus belle.

Dans le palais assise, Hélène, en ce moment,

Sur un tissu de pourpre, en guise d'ornement,

Retraçait, en s'aidant d'une aiguille savante,

Les divers incidents de la guerre sanglante

Qu'allumèrent les feux de l'imprudent Pâris.

 

« Viens ici, chère sœur, dit tendrement Iris :

Contemple ces Troyens et ces Grecs, que naguère

On voyait animés des fureurs de la guerre ;

De mort et de carnage ils semblaient affamés...

Et voilà que soudain leurs transports sont calmés :

Les luttes ont cessé ; les lances inutiles

Reposent à côté des guerriers immobiles.

Seuls, poursuivant le cours d'un trop fameux débat,

Ménélas et Pâris s'apprêtent au combat,

Excités par le prix promis à leur vaillance :

C'est pour toi qu'en ce jour ils vont croiser la lance,

Hélène, et tu seras l'épouse du vainqueur. »

 

En prononçant ces mots, Iris souffle en son cœur

Le désir de revoir et sa ville natale

Et l’époux qu'elle aima d'une âme virginale.

Hélène d'un long voile a couvert ses appas

Et quitté le palais... Ethra suivait ses pas,

Avec la blonde Ismène, aux paupières baissées ;

Toutes trois ont bientôt gagné les portes Scées.

Là, près du Roi Priam, on voyait Panthoûs,

Lampus, Ucalégon, Thymétès, Clytius,

Anténor; tous ces chefs, têtes sages et fortes,

Tenaient conseil, assis sur le sommet des portes.

Si l'âge à leur faiblesse interdit le combat,

Leurs habiles discours profitent à l'Etat :

Les cigales ainsi, des cîmes de l'yeuse,

Jettent dans la forêt leur voix harmonieuse.

Tous, en voyant Hélène approcher de la tour,

Pleins d'admiration, murmuraient tour-à-tour :

 

Ce que deux nations souffrirent pour Hélène

De luttes et de maux, on le comprend sans peine ;

Certe elle est, par l'éclat de sa rare beauté,

Pour les yeux des mortels une Divinité.

Qu'elle parte pourtant!... — Car, malgré tous ses charmes,

Elle nous léguerait de longs sujets de larmes.

 

C'est ainsi que parlaient les vieillards ; mais le Roi

Lui dit : « Fille chérie, assieds-toi près de moi :

Tu peux voir ton premier époux et ta famille.

Je ne t'impute pas nos malheurs, ô ma fille :

Les Dieux, les Dieux cruels, voilà les seuls auteurs

De la guerre, fléau qui coûta tant de pleurs.

Mais, dis-moi, ce héros à la noble figure,

Au fier maintien, qui donc est-il ? — Pour la stature

S'il a quelques rivaux, jamais en vérité

Je n'avais vu briller autant de majesté

Sur un visage humain ; son front porte la marque

A laquelle chacun reconnaît le monarque. »

 

Hélène lui répond : « Père de mon époux,

Mon cœur est plein d'amour et de respect pour vous,

Ah ! que ne suis-je morte avant l'heure fatale

Où je partis, quittant ma couche nuptiale,

Mes compagnes, ma fille... Il n'en fut pas ainsi ;

Dans le sein des douleurs je me consume ici ;

Chaque jour voit mes yeux dans les larmes se fondre.

Mais à vos questions puisque je dois répondre,

Le héros dont Priam veut connaître le nom,

C'est le fils du puissant Atrée, Agamemnon,

A la fois roi prudent et chef brave à la guerre...

Hélas! il me souvient qu'il était mon beau-frère. »

 

Elle dit; le vieillard, plein d'admiration,

S'écrie : « Heureux Atride ! heureuse nation !

Le voilà donc ce Roi des fils de l'Achaïe !

Je pénétrai jadis aux champs de la Phrygie

Tout parsemés de vigne, et j'y vis les guerriers

D'Otrée et de Mygdon. aux rapides coursiers,

Qui du Sangarius occupaient le rivage;

Et lorsque l'Amazone, au mâle et fier courage,

Osa les attaquer, je combattais près d'eux :

Les guerriers Achéens sont encor plus nombreux.

 

Mais ma fille, réponds encor à ma demande :

Cet autre, quel est-il ? si sa taille est moins grande,

Quelle rare vigueur de poitrine et de col !

Après avoir posé ses armes sur le sol,

Dans les rangs des soldats ce guerrier se promène,

Comme un puissant bélier, à la toison d'ébène,

Qui des blanches brebis traverse le troupeau. »

 

Hélène aux traits divins répondit de nouveau :

« C'est le fils de Laërte, Ulysse ; la sagesse

Règne sous les dehors de cette âpre rudesse

Qu'il rapporta d'Ithaque ; aussi, dans le conseil,

En prudence, en finesse, il n'a pas son pareil. »

 

« O femme tu dis vrai, crie Antènor ; oui certe

C'est bien là le portrait de ce fils de Laërte.

Naguère à ton sujet Ulysse député

Vint avec Ménélas jusqu'en notre cité.

Hôtes de mon palais, il m'est permis peut-être

De dire que, tous deux, j'ai su les bien connaître.

Au milieu des Troyens s'ils paraissaient debout,

Le brillant Ménélas l'emportait de beaucoup ;

Mais quand ils s'asseyaient, ce n'était plus de même

D'Ulysse on admirait la dignité suprême.

Lorsque dans l'Assemblée ils tenaient des discours,

Ménélas s'exprimait en termes clairs et courts,

Pleins de précision et de sage réserve.

Ulysse se levait inspiré par Minerve :

Immobile d'abord et comme embarrassé

Du sceptre qu'il tenait dans ses mains, l'œil baissé,

En lui l'on eut cru voir un mortel en démence ;

Soudain sa grande voix éclatait... l'éloquence

Tombait à flots, pareille aux neiges des hivers ;

Alors nul orateur, parmi les plus diserts,

N'eût osé le combattre et rentrer dans la lice,

Et nous ne songions plus à la taille d'Ulysse. »

 

Ainsi parla le sage et prudent Antènor.

Pour la troisième fois, Priam reprit encor :

« Quel est cet Achéen, de si large encolure.

Et qui brille entre tous par haute stature ? »

 

Alors Hélène, au voile éclatant de blancheur,

Répondit : « C'est Ajax, prodige de valeur,

Rempart des Grecs ; plus loin, le brave Idoménée

Que reconnaît pour roi la Crète fortunée,

Et, rangés près de lui, tous les chefs des Crétois :

A Sparte Ménélas le reçut mainte fois.

Il est bien d'autres chefs que j'aperçois encore,

Que je pourrais nommer; mais mon regard explore

En vain les rangs des Grecs, pour y voir deux guerriers,

Chefs fameux, que j'aurais reconnus les premiers,

Castor, qui sait réduire un cheval indomptable,

Pollux, au pugilat athlète redoutable,

Mes deux frères, issus comme moi de Léda.

Notre ville peut-être en ses murs les garda,

Ou peut-être amenés par les vaisseaux rapides

Avec leurs compagnons, combattants intrépides,

A mon opprobre hélas ! craignant de prendre part,

Mes frères loin du camp se tiennent à l'écart. »

 

Pendant qu'elle parlait, la terre paternelle

Couvrait depuis longtemps leur dépouille mortelle.

 

 

  COMBAT  DE  PARIS   ET   DE   MÉNÉLAS

 

En hâte cependant les hérauts ont porté

Les gages d'alliance à travers la cité,

Les deux agneaux, le vin, doux présent de la Terre.

Les riches coupes d'or et le brillant cratère

Sont aux mains d'Idéus ; il s'approche du Roi :

« Fils de Laomédon, lui dit-il, lève-toi ;

Les plus braves Troyens et les Grecs magnanimes

N'attendent plus que toi pour frapper les victimes,

Ces gages de la paix ; Pâris et Ménélas

Sont prêts à mesurer la force de leurs bras ;

Le vainqueur doit avoir Hélène en sa puissance ;

Les peuples cimentant une heureuse alliance,

Les uns regagneront les murs de la cité,

Les autres l'Achaïe, où règne la beauté. »

 

Ainsi parle Idéus — et le vieillard frissonne

En écoutant sa voix; cependant il ordonne

Qu'on attelle son char tout resplendissant d'or :

Il y prend place avec le fidèle Anténor

Et, par la porte Scée, aussitôt il dirige

Vers les champs du combat le rapide quadrige.

Il arrive bientôt, arrête les coursiers,

Puis descend et s'avance au milieu des guerriers.

Atride à son aspect et le prudent Ulysse

Se lèvent ; — les hérauts commencent leur office.

Le vin dans le cratère aussitôt est mêlé

Et sur les mains des Rois une eau pure a coulé.

Le glaive qu'il suspend près de sa forte épée

Est tiré par Atride, et la laine est coupée,

Par le tranchant du fer, sur le front des agneaux ;

Entre les divers chefs des deux peuples rivaux

On la partage... — Alors Agamemnon profère.

Les bras levés au ciel, cette auguste prière :

 

« Père du monde, assis sur les sacrés sommets ;

Et toi, dont l'œil ardent ne se ferme jamais,

Toi, Soleil, qui vois tout ; Terre, Fleuves rapides,

Et vous, Dieux des enfers, la terreur des perfides,

Soyez tous les témoins, les garants du traité !

Paris vainqueur devient le maître incontesté

D'Hélène et de ses biens... et la mer nous remporte.

Mais sur le beau Pâris si Ménélas l'emporte,

Les Troyens devront rendre Hélène et ses trésors

Et, de plus, nous payer, pour réparer leurs torts,

Une amende de guerre assez considérable

Pour qu'il en reste à tous un souvenir durable.

Si les fils de Priam refusaient ce tribut,

Par les combats sanglants je poursuivrais mon but

Et je ne songerais à quitter cette terre

Qu'après avoir atteint le terme de la guerre. »

 

Ainsi s'exprime Atride ; et le fer inhumain

Dans le cou des agneaux est plongé par sa main.

Sur la terre ont roulé les victimes fumantes...

Au cratère on emplit les coupes écumantes

Et les libations sont offertes aux Dieux ;

Puis, des deux camps, ces mots s'élancent vers les cieux :

 

Souverain Jupiter, et vous, troupe immortelle,

S'il se trouve un parjure, ô Dieux, que sa cervelle

S'épanche sur le sol, comme ces flots de vin

Répandus en l'honneur de votre nom divin,

Et de ses fils maudits permettez que la mère

Subisse les affronts d'une couche étrangère !

 

Ces vœux, par les Troyens et les Grecs prononcés,

Ces vœux, ne devaient pas au ciel être exaucés.

Priam s'écrie alors : « En nos murs je retourne,

Grecs et Troyens ; mon œil paternel se détourne

De ce combat suprême où mon enfant chéri

Lutte contre un guerrier, du Dieu Mars favori.

Jour fatal ! Les dieux seuls et leur puissant monarque

Savent lequel des deux est promis à la Parque. »

 

A ces mots, le vieillard rempli de majesté

Est auprès d'Anténor sur son char remonté :

Puis il reprend, avec les victimes sanglantes,

La route d'Ilion aux murailles puissantes.

 

Ulysse avec Hector mesure le terrain,

Puis ils jettent les sorts dans un casque d'airain

Pour connaître la main qui devra la première

Dans l'arène darder la lance meurtrière.

Les Troyens et les Grecs, élevant vers l'éther

Leurs suppliantes mains, invoquaient Jupiter.

 

A nos vœux, Dieu puissant ( répétaient-ils ), accorde

Que le premier auteur de l'horrible discorde

Soit vaincu; qu'il descende aux ténébreux séjours,

Et que nous restions alliés pour toujours !

 

Cependant le héros au cimier magnifique,

Hector vient d'agiter le casque fatidique

En détournant les yeux. — Paris est désigné

Par le sort. — Aussitôt, avec ordre aligné.

Chacun se range auprès des coursiers et des armes.

Le beau Pâris, l'amant d'Hélène, aux divins charmes,

S'apprête... La cnémide aux agrafes d'argent

Aux jambes du guerrier s'adapte exactement.

De Lycaon, son frère, il revêt la cuirasse;

L'épée étincelante à son côté se place.

Pâris saisit ensuite un large bouclier ;

Il se coiffe d'un casque au superbe cîmier

Et sur lequel s'agite une épaisse crinière :

Dans sa main il brandit la lance meurtrière.

 

Comme lui, Ménélas s'est armé près des siens.

Alors, entre les rangs des Grecs et des Troyens

Ils marchent, menaçants, avec des yeux farouches.

L'angoisse étreint les cœurs, l'effroi ferme les bouches,

Et dans le même émoi les peuples confondus

Sur les deux champions ont les regards tendus.

Dans le champ mesuré l'un et l'autre s'avance

Plein de rage. Et d'abord Pâris brandit sa lance

Puis l'adresse avec force au cœur de son rival.

Frappant du bouclier le solide métal,

La pointe, que le choc a soudain recourbée,

Sans entamer l'airain, sur la terre est tombée.

Ménélas à son tour, prêt à jeter le fer,

En ces termes s'adresse au puissant Jupiter :

« Roi des dieux, de la mort permets que je punisse

Le perfide Pâris ; et que, par ta justice,

Cette main venge, aux yeux de la postérité,

L'outrage fait aux lois de l'hospitalité ! »

 

Il dit, le javelot part rapide... et traverse

Le brillant bouclier, la cuirasse qu'il perce

Et la fine tunique. — Agile à se courber

Paris au noir trépas a su se dérober.

Ménélas prend l'épée étincelante et large :

Sur le cimier du casque avec force il décharge

Un formidable coup, mais, au choc de l'airain,

Le fer en trois morceaux s'est rompu dans sa main.

Il gémit, lève au ciel des yeux pleins de colère,

Et sa douleur s'exhale en une plainte amère :

 

« Quand j'espérais punir un lâche ravisseur,

Dieu cruel, il échappe à ma juste fureur !

Oui, par ma lance hélas ! ma vengeance est trompée

Et je vois dans mes mains se briser mon épée. »

 

A ces mots, sur Pâris il bondit furieux,

Et, saisissant son casque au cimier radieux,

Vers les Grecs il le tire, en tordant la crinière.

Pâris est étranglé par la riche lanière

Qui retient à son cou le casque étincelant.

Son terrible rival l'entraîne chancelant...

Ménélas se couvrait d'une éternelle gloire,

Mais Vénus, lui voulut arracher la victoire.

Elle rompt la courroie.. et le casque d'airain

Au brave Ménélas reste seul dans la main.

Parmi les rangs des Grecs avec rage il le lance,

Puis sur son ennemi derechef il s'élance

Pour frapper... O prodige ! A tous les yeux surpris

Un nuage soudain a dérobé Pâris :

La déesse l'enlève et bientôt le dépose

Sur son lit nuptial, tout parfumé de rose.

 

Les Troyennes alors formaient cortège autour

D'Hélène, demeurée au sommet de la tour.

Vénus a pris les traits d'une vieille servante

Qui dans Sparte autrefois, à filer très savante.

S'était ainsi d'Hélène attiré les bontés.

Vénus, sous cette forme, arrive à ses côtés,

La tire par le pan de sa robe embaumée

Et dit : « Viens au palais, femme toujours aimée...

Pâris t'attend, assis sur le lit nuptial,

Beau de sa grâce et beau de son luxe royal.

Qui croirait qu'il revient d'une lutte acharnée ?

Il semble que, de rieurs la tête couronnée,

De la danse légère il a conduit le chœur. »

 

Ces paroles d'Hélène ont fait battre le cœur.

Mais bientôt celle-ci reconnaît l'immortelle,

A son col blanc et pur, à sa gorge si belle,

Au feu de son regard; son aspect l'interdit...

Hélène cependant se rassure et lui dit :

« Cruelle, viens-tu donc encor pour me séduire ?

En un lointain pays prétends-tu me conduire

A quelque Phrygien, qui, fier de ta faveur,

Distille le poison d'un langage trompeur ?

Quand Ménélas, vainqueur d'un trop faible adversaire,

Consent à remmener son épouse adultère,

Tu voudrais m'abuser ! Non, non ; ton favori

T'attend... Sois donc auprès de ce mortel chéri,

De l'Olympe oubliant la route abandonnée,

Sa femme, ou son esclave à ses pieds enchaînée !

Pour moi, je ne veux plus par un nouvel affront.

En partageant son lit, faire rougir mon front :

Triste objet de mépris pour les femmes de Troie,

Mon âme dès longtemps à la honte est en proie. »

 

« Misérable, s'écrie Aphrodite en courroux,

Tremble de m'irriter et redoute mes coups.

Si pour toi mes bontés à la haine font place,

Je puis de Danaüs exterminer la race

Et sur ta tête même appeler le trépas. »

 

Tremblante de frayeur, Hélène suit ses pas ;

Et contre les regards des femmes qu'elle évite,

Eclatant de blancheur, un long voile l'abrite.

 

On arrive au palais somptueux de Paris.

Les suivantes soudain s'éloignent ; et Cypris

Est toujours à côté d'Hélène, qu'elle guide

Jusqu'au lit nuptial, dans la chambre splendide ;

Et sa divine main la place doucement

Sur un siège, tout près de Pâris, son amant.

De sentiments divers Hélène toute émue

Le gourmande en ces mots, en détournant la vue :

 

« Tu reviens du combat... Ah ! pourquoi, sous les coups

Du héros que d'abord je nommai mon époux,

N'as-tu pas succombé ? Tu vantais ta vaillance,

La force de ton bras, l'adresse de ta lance.

Au favori de Mars ose encor t'attaquer.

Derechef au combat va donc le provoquer !

Ou plutôt désormais, cesse, je te l'ordonne,

Une lutte inégale où le cœur t'abandonne,

Une lutte où bientôt c'en serait fait de toi. »

 

Le beau Pâris répond : « O femme, épargne-moi

Ces reproches amers... Si Ménélas l'emporte,

Il le doit à Minerve, aussi sage que forte.

N'avons-nous pas aussi chez les Dieux quelque appui ?

J'espère que mon tour viendra... — Mais aujourd'hui

Ne songeons qu'au bonheur où l'amour nous invite.

Ah! mon cœur ne battait ni plus fort, ni plus vite,

Quand nous quittâmes Sparte et voguâmes au loin,

Quand l'île Cranaé devint l'heureux témoin

De nos premiers plaisirs. — Une plus vive flamme

Jamais jusqu'à ce jour n'avait brûlé mon âme.

 

Vers la couche, à ces mots, par le désir conduit,

Pâris s'est dirigé... Son amante le suit.

 

Cependant, comme un tigre altéré de carnage

Ménélas parcourait la foule et, dans sa rage,

De tous il réclamait son rival, à grands cris.

Mais nul Troyen ne sait en quels lieux est Pâris :

Nul ne le cacherait, car chacun le déteste

En ce jour, à l'égal de la Parque funeste ;

Chacun croit voir en lui l'auteur de tous les maux.

 

Alors Agamemnon fait entendre ces mots :

« Du brave Ménélas la victoire est certaine ;

Ilion aujourd'hui doit donc nous rendre Hélène.

Vous tous qui m'écoutez, fils de Troie, Alliés,

Devant les Immortels vous vous êtes liés.

Payez donc une amende assez considérable

Pour que le souvenir en demeure durable

Dans la postérité la plus lointaine ! » — Il dit

Et, dans le camp des Grecs, tout le monde applaudit.