Laërte

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Accompagné de son fils Télémaque,  Odysseus arriva chez le sage et belliqueux Laërte. Le vieillard, que l'âge inclinait à beaucoup de parcimonie, vivait dans une  profonde  solitude,  la société des siens lui étant devenue, à la longue, proprement insupportable. Il avait renvoyé ses domestiques et vivait avec une vieille femme qui jadis avait charmé secrètement sa nature. Elle lui était restée attachée pour ces raisons et aussi par une autorité acquise dans l'exercice d'une contradiction obstinée. Puis aussi pour quelques profits.

Odysseus commanda à son fils d'immoler le pourceau le plus gras qu'il pût trouver, en signe de son retour, et il résolut d'affronter l'auteur de ses jours pour voir s'il le reconnaîtrait après sa longue absence.

Il le trouva seul dans le jardin, occupé à arracher de méchantes herbes, et vêtu d'une tunique sordide. Car il craignait de manquer du nécessaire, encore qu'il fût demeuré dans une prospérité respectable. Mais il la tenait secrète, de peur qu'on abusât de ses biens pour le circonvenir en quelque manière ou pour le voler nuitamment. Il portait à ses pieds des lambeaux de peau de bœuf tout rapiécés pour se garer contre les épines. Sa dernière satisfaction semblait être de se priver de manger pour mieux nourrir sa joie cachée de se dire très pauvre.

Quand Odysseus vit son père ainsi accablé des maux qu'il tenait des dieux et de ceux qu'il s'était donnés pour son plaisir, il s'appuya contre un arbre et fondit en pleurs. Mais se souvenant qu'il était héros il les refoula, puis il délibéra en son cœur s'il allait se faire connaître ou s'il devait d'abord questionner Laërte au sujet de son fils pour ensuite rendre plus sensible le bonheur de le revoir. Il s'arrêta à ce dernier projet et, allant à lui, il lui cria à sa manière noble :

— Vieillard, tu semblés être le plus grand jardinier du monde, mais j'oserai te dire — et je te prie de ne point t'en fâcher — que tu prends plus de soin de ton enclos que de ton corps. Tu affliges ma venue, car te voilà tout couvert de crasse en de si méchants habits.

— Las ! étranger, s'écria Laërte, je suis si indigent que je ne sais encore si je mangerai demain. Si tu peux me le dire, hâte-toi d'en assurer ma misère, car mes serviteurs me volent le peu qui me reste en propre. De mon temps tout allait mieux, le peuple était docile. Quand je voulais la paix je préparais la guerre. Quand je voulais la guerre je célébrais la paix. Ainsi je me rendais glorieux. Mais il est devenu insolent dans ses manières, brigand dans son négoce et grossier dans ses plaisirs. Une vague de révolte passe sur lui. C'est sa grande force de croire au néant. Nos enfants nous prennent sans cesse en défaut et ils ignorent eux-mêmes la somme de leur ridicule. Comme de jeunes vautours, ils foncent sur nos travers et nous convainquent de leurs propres vertus. Alors qu'ils ont encore le lait de leur nourrice au coin des lèvres, déjà irrités d'obéir, ils raillent une autorité que pourtant ils sont eux-mêmes avides de saisir sans avoir vécu pour la mériter. Il faut contempler en patience cette grande risée.

— Votre perspicacité m'afflige, dit Odysseus, car on aimerait mieux voir la jeunesse prospérer dans la crainte des dieux et dans le respect des lois.

Le vieillard s'aperçut alors que dans cette mauvaise renommée, en face d'un étranger, il entraînait en même temps sa propre tribu. Il se mit aussitôt à regretter ses paroles et quand l'inconnu le questionna sur les affaires de son pays, et si elles étaient menées selon la raison, il reprit :

— Ne retiens point les vaines plaintes d'un vieillard à l'esprit égaré. La sagesse préside à ses actes. Nous entraînons nos enfants à de justes combats. Là est leur destin de provoquer nos ennemis et de gagner beaucoup de biens en implorant les dieux. Le peuple de cette île est, de la Terre entière, le seul qui soit magnanime. Pénétré de justice et de vérité, il aime son devoir sous l'ombre des lois et aspire à égaler les exploits des aïeux.

— Vieillard ! s'écria Odysseus, transporté par la prudence de son père, peut-être un jour les humains n'auront-ils plus la douleur de cacher leurs fautes de famille, car ils seront tout pénétrés de perfection. D'ici là, tenons-nous-en sagement aux instincts que nous tenons de nos anciens et laissons aux déments le jeu si vain de dire la vérité.

Le front du vieillard s'éclaircit sur ces mots et il s'en émerveilla. Odysseus alors crut l'instant venu de recon-naître son père, et dans sa langue flatteuse il s'écria :

— Laërte ! tout couvert de crasse que tu sois, tu parles avec la majesté d'un roi, car la sagesse parle de ta bouche belliqueuse. Après t'être baigné, tu devrais t'asseoir avec les notables, faire bonne chère avec eux et couvrir d'un juste mépris la lâcheté de tes adversaires.

Le vieillard secoua la tête :

  Hélas ! soupira-t-il, mon  fils, éloigné de sa patrie, a été déchiré par des bêtes ou dévoré par des poissons dans les gouffres de la mer. Je ne saurais me réjouir avec les notables, car ils dévorent nos troupeaux et font grand bruit.

Le fils de Laërte se disposa alors à amener son père sur la voie de sa découverte. Il dit qu'étant de la ville d'Alybas, où sa famille était illustre, il s'appelait Epéritus, qu'il avait reçu chez lui, à son retour de Troie, un homme  qui se vantait   d'être le héros Odysseus.

— Je le crus, et quand il repartit je lui fis présent de sept talents d'or, de quatre esclaves d'une beauté merveilleuse, adroites à plusieurs ouvrages dont un principal, et qu'il choisit lui-même pour en faire le meilleur usage.

— Malheur à moi ! s'écria le vieillard plein de regret, tout cela est perdu. Je me ris des belles esclaves, car je ne saurais plus les entretenir que de mes soupirs. Mais je pleure les talents d'or qui doivent reposer à cette heure dans les entrailles des monstres de la mer.

Saisi de désespoir, Laërte prit de la poussière brûlante et la jeta à pleines mains sur ses cheveux blancs. Il poussa aussi des sanglots sur les maux dont l'accablaient les dieux par la perte de ce trésor. Il n'ajouta pas moins de regret pour la perte de son fils.

Le cœur d'Odysseus, en voyant ainsi son père tourmenté de chimères, ne soutint plus l'aspect d'une telle détresse. Se jetant à son cou, il s'écria :

— Mon père, cesse ces soupirs ! Je suis celui que tu pleures. Ta sagesse est en moi et ta prudence m'a donné de grands profits.

Il raconta que, venant de tuer tous les poursuivants, il lui demandait de le reconnaître à une cicatrice qu'un sanglier jadis lui avait faite sur le mont Parnasse. Comme Laërte hésitait encore, il lui dit :

— Si ce signe ne te suffit pas, je vais te montrer de dans ce jardin les arbres que tu me donnais lorsque, enfant, je te les demandais pour ma bonne conduite. Tu y consentais, mais à la condition que je retinsse tous leurs noms. Car ta bonté était ornée de quelque pédanterie, inhérente à la majesté paternelle. Encore que ces présents ne te coûtassent point, puisqu'ils restaient en ta possession, je te baisais les mains, le cœur gonflé de reconnaissance, car j'ignorais encore les retours de la fatalité. Voulant combler ton fils par tes bienfaits, tu ajoutais même à ta munificence la promesse de me céder encore un rang de vigne. Mais, par la suite, profitant d'une légère faute que j'avais commise, tu y découvrais l'avantage de ne point la tenir.

A ces mots, les genoux manquèrent à Laërte. Il se laissa aller sur son fils qu'il reconnut à ce trait judicieux, et il l'embrassa en dépit d'une immense indifférence pour toutes choses qui l'avait depuis longtemps envahi.

Odysseus le reçut dans ses bras et lui raconta la fin des poursuivants. Quand Laërte fut un peu revenu de sa faiblesse il s'écria :

— Grand Zeus ! Il y a donc encore des dieux dans l'Olympe, puisque nos ennemis sont anéantis par ta main.

Mais il craignait que les habitants d'Ithaque ne voulussent venger ces notables, exciter les peuples voisins et les appeler à leur secours. Odysseus, animé d'un courage surhumain, rassura son père et lui annonça que l'ordre régnait par la terreur qu'il avait répandue. Puis ils allèrent à la maison, où ils trouvèrent le porcelet immolé par Télémaque pour fêter le retour de son père. Le vieillard fit bonne mine à ces apprêts, bien qu'il blâmât secrètement l'adolescent d'avoir profité de l'occasion pour diminuer son troupeau. La vieille esclave baigna Laërte, malgré les cris de son maître qui s'effrayait de ce dessein. Mais quand elle voulut aussi le parfumer d'essences il s'y refusa pour ne point augmenter le dommage causé à ses biens par cet heureux festin.

Cependant, la nouvelle du massacre des principaux courait déjà par toutes les routes. La foule s'assembla autour du palais d'Odysseus avec des cris horribles. Car ce peuple n'approuvait les violences des chefs que lorsqu'elles tournaient à son profit. Or, les poursuivants s'étant toujours montrés généreux n'avaient cessé d'offrir des présents à ceux qui avaient su les louer.

Eupithès, dont Odysseus avait, un des premiers, massacré le fils, se leva et cria au peuple :

— Mes amis, quel vil carnage vient de faire ce tyran qu'on appelle un héros ! A son départ il a emmené nos vaisseaux et sacrifié l'élite de notre jeunesse pour l'immoler en hécatombe à ses vaines ambitions. Il a perdu nos vaisseaux et fait noyer nos enfants dans leur sang pour en avoir une gloire stérile. Aujourd'hui, pour fêter son retour, il assassine les meilleurs des Céphaléniens. Hâtons-nous de l'attaquer et de le punir. L'occasion presse, car si nous la laissons échapper nous gémirons dans les geôles et dans l'esclavage.  

 

Les Grecs, touchés de la justesse de ces propos, ne respiraient déjà que la révolte, lorsque le barde Médon — inspiré par Pénélope qui appréhendait le pillage de son palais — arriva parmi eux et leur affirma que ces grandes choses ne s'étaient accomplies que par la volonté des dieux. Ils avaient encouragé Odysseus dans ses terribles exploits et en avaient fait le sauveur immortel des citoyens.

Un pâle respect s'empara de tous les cœurs, car la crédulité des peuples est merveilleuse. Le chantre continua :

— Puisque Odysseus a puni ses ennemis de leur insolence, qu'on mette bas les armes. Qu'on établisse une paix juste, confirmée par des serments.

A ces derniers mots, des mauvais esprits se mirent à éclater d'un rire joyeux, mais il fut aussitôt réprimé par les partisans de l'ordre, et le barde put achever ainsi :

— Entraînons nos cœurs à l'oubli du meurtre de nos frères. Que la justice et la vérité soient établies jusqu'à la fin des temps et que l'abondance règne dans le droit et dans la liberté.

Le peuple, touché par la beauté de ces paroles, les applaudit. Laërte, ranimé par ce miracle, fendit la foule et se déclara heureux et fier de présider cette assemblée. Le cœur léger il jura et promit avec son fils tout ce qu'on leur demandait. Ils firent ensuite des hécatombes aux dieux et se louèrent en des banquets sans fin des vertus de leur tribu jusqu'à en perdre haleine. Puis le divin Odysseus rentra dans son palais pour faire ses adieux à Pénélope, car il lui restait à faire un grand nombre d'exploits. Il les conta longuement, par avance, de la manière merveilleuse qu'il avait pour charmer les femmes quand il songeait à les fuir. Sa fière épouse feignit de croire à tous ces devoirs que les dieux imposaient au héros pour l’éloigner à nouveau d'elle. Engloutie déjà par le néant qu'il lui laissait elle le couvrit de larmes. Le chanteur Médon la recueillit ensuite, défaillante de tristesse, dans ses bras et la ranima bientôt par les dons qu'il tenait des dieux.

Le valeureux prince d'Ithaque, héros de tant d'aventures, après une nouvelle absence de dix ans, revint dans son palais, et peut-être allait-il enfin, dans le sein de sa famille, jouir de sa gloire quand un jour un adolescent l'attendit sur le seuil de sa porte. C'était Telegonos, un fils qu'il avait eu de Circé à leur première rencontre. Il venait se faire reconnaître de son père qu'il avait longtemps cherché de par le monde. Le héros, justement indigné, dans son foyer, d'un si cruel outrage à sa vertu, voulut défendre le bon renom qu'il s'était fait et provoqua ce bâtard en un noble combat. Mais il tomba immolé, car il avait laissé beaucoup de forces dans les lointains rivages où il avait navigué. Les Céphaléniens, facilement courroucés, renversèrent son trône et nommèrent le chantre Médon pour régner sur leur destinée, car ce peuple, ramené à la sagesse pour un temps par le sang versé, et  las des vengeances stériles, se mit à préférer la musique.

Ainsi finit l'histoire véridique du divin Odysseus.

 

Les Colombières, Menton. Printemps 1922-1923.