Pénélope,
au retour de son fils, quitta sa
tapisserie après en avoir défait
les mailles, et, quand
elle
eut
achevé
ce travail
qui ne laissera
pas d'étonner encore longtemps la postérité, elle serra Télémaque
dans ses bras, et, d'une voix
entrecoupée de sanglots qui
étaient les témoins de sa joie
immense, elle lui reprocha d'avoir
quitté la maison sans sa permission.
— Ma mère, dit Télémaque, calmez vos transports puisque me
voici revenu en parfait état de la cour de Ménélas où je vis Hélène.
Sa jeunesse toujours merveilleuse ne troubla point mon sang, car j'y
appris les malheurs de mon père. Allez vous purifier dans un bain
parfumé. En signe de deuil vous l'avez depuis longtemps fui pour affirmer
par là la grandeur de votre
affliction. Car vous n'avez point encore trouvé d'autres moyens
propres à nous la prouver. Adressez aussi vos prières aux dieux puisque
vous semblez attacher à ces pratiques une certaine importance et
promettez-leur des hécatombes si Zeus me permet
de me venger de nos ennemis. Je vous amènerai un étranger d'une
force peu commune qui m'aidera dans cet exploit. Il est de Crète et fils
d'une concubine. Ne vous chagrinez point de sa condition. J'en
fais mon affaire. Qui veut le but veut les moyens. Je vous le ramène
de Pylos où je fis sa rencontre.
Ce
discours bref de Télémaque ôta la parole à sa mère. Bruyamment elle
s'affligea du mauvais commerce de la jeunesse, affranchie des liens tutélaires,
et n'écoutant plus les exhortations des parents et les conseils
des vieillards.
Elle
monta pourtant dans son appartement et se plongea dans un bain parfumé
ainsi que l'avait demandé son fils.
Mais elle se reprochait ce délice en l'absence de son époux, pour
elle et surtout pour ses servantes, car
elle estimait cet exemple apte à alarmer leur
nature et à les engager aux artifices de séduction. Elle promit aux dieux des hécatombes et leur demanda
de faire tomber sur les
poursuivants le gaspillage de ses biens. Elle
passait plus volontiers sur les faveurs qu'elle en avait reçues et
supplia Apollon qu'il épargnât en
particulier le chantre Médon qui la charmait de sa voix
merveilleuse et auquel elle n'avait
cessé d'être favorable.
Pendant
ce temps, Odysseus, accompagné d'Eumée,
s'approcha du palais, toujours vêtu de ses haillons
qui le rendaient méconnaissable. Une odeur
suave vint jusqu'à eux et Eumée conclut qu'on préparait un grand repas.
Son maître semblait résigné à accepter cette hypothèse, mais
quand ses oreilles furent frappées d'un
son de lyre, jouée par un barde, il se prit à serrer le bras du porcher
et lui demanda quel était ce pitre
insolent. Le serviteur lui répondit que c'était le divin Phémius. Le prince fut affligé
d'apprendre la présence d'un
autre bouffon en plus de Médon
dont il redoutait les sortilèges. Il allait
s'en répandre secrètement en plaintes amères lorsqu'il aperçut Argus,
son vieux chien, qui, misérable, à son approche remuait la queue, couché sur
un fumier. Il se révolta de cet abandon et vociféra contre les chiens inutiles que des notables, déçus par l'indifférence
de leurs proches, adoptaient parfois pour
bercer leur secrète détresse de l'illusion
de l'amitié. Ils ne font que
se vautrer sur des couches et faire des grâces autour des tables.
Comme
il se voyait lésé dans ses propres affections par l'aspect de son bon
chien que le mépris des officiants avait jeté
dans l'abjection, il songea à
la force de persuasion qu'il faut aux hommes pour croire un instant que la
justice est quelque chose de réel.
Là seulement, par le tort qui lui
en était fait, il aperçut un instant
l'iniquité humaine.
Mais il se bornait à cet
exemple, car déjà jusqu'à ses talons sa joie
de vengeance parcourait ses veines. Que les innocents paient pour les
coupables!
Eumée,
embarrassé de voir que son maître avait surpris son chien dans une si
mauvaise posture, en bon intendant qu'il
était, accabla les servantes pour leur négligence. Croyant Odysseus mort
elles laissaient périr Argus pour éviter des corvées. Elles se relâchent,
dit-il, dès qu'elles échappent à ma surveillance, mais on sait que Zeus ôte aux humains la moitié de leurs vertus dès
l'instant qu'ils naissent dans
l'esclavage.
Le
prince d'Ithaque trouva ces sentences pernicieuses et propres à faire
aux serviteurs trop bonne remise de leurs défauts, leur ôtant d'avance
par leur condition le moyen de bien faire. Il demanda donc au porcher de
ne point répandre ces bruits qui pouvaient incliner trop de gens à
l'indulgence et il le pressa de lui
faire connaître les poursuivants. Avec Eumée il résolut de leur
demander l'aumône afin de distinguer par là les plus humains des
pirates. Il comptait, pensait-il,
sauver seulement ceux-là, encore
qu'il fût convaincu qu'aucun d'eux ne devait valoir
sa grâce.
Dès
qu'Odysseus eut franchi le seuil de la salle du festin
où ils se trouvaient attablés, tous les poursuivants lui
donnèrent l'aumône. Cette générosité déçut sa soif
d'immoler, car est-il, pour un sang rancunier,
une chose plus pénible que d'avoir à tolérer un mérite à ses
ennemis ? Justement courroucé d'être, par eux, pris en défaut de ses
prévisions, il résolut de n'en ménager aucun. Eût-il dû les sauver
tous il sentait à cette heure un devoir impérieux de les punir de cette
déconvenue. Les notables offrirent libéralement ce qui était à leur portée
et emplirent la besace du mendiant simulateur pour qu'il pût faire
bonne chère.
Eumée
pendant ce temps s'était rendu chez Pénélope
qui lui demanda où était le Crétois, fils de la concubine, qui
devait, avec Télémaque, tuer les prétendants. Le porcher lui apprit que
l'inconnu, pour son exploit, attendait sans doute la nuit, la trouvant
plus propice pour immoler les ennemis. Pris de libations, leur
ivresse les rendait désarmés et les livrait à la, vengeance comme un
troupeau de boucs. Pénélope goûta
à sa valeur ces projets audacieux.
Odysseus,
irrité du bon accueil des poursuivants, s'apprêtait pourtant à trouver
quelque résistance qui, à sa colère
contenue, eût donné quelque raison. Cette occasion se présenta
bientôt sous les auspices d'Irus, mendiant réputé, car dans ce pays il
n'est de vile créature qui ne se reconnaisse quelque noblesse. Ce gueux
voulut chasser le héros sous ses haillons, car les mendiants craignent la
concurrence et, pareils aux grands de la terre, se sentent les héritiers
de privilèges. Le prince le provoqua en combat singulier, et, remportant
avec ses poings une facile victoire, fut loué par
les poursuivants qui assistèrent
au conflit et lui donnèrent
les honneurs que méritait sa vaillance.
Pénélope,
s'étant
vêtue sur
ces faits de ses beaux habits,
et parfumée de rares essences, descendit dans la salle
et, parée de nouveaux charmes, elle
s'employa à séduire les principaux qui,
transportés à sa vue, la comblèrent de présents et prirent avec elle
le plaisir de
la danse au son des flûtes.
Pénélope demeura ferme dans son dessein
de les réduire à merci dès le lendemain quand les voiles
de la nuit seraient tombés sur leur
ivresse.
Au
matin elle fit appeler l'étranger pour le questionner sur ses origines.
Sans trouble, sous ses haillons, Odysseus apparut pour la première fois depuis son retour
devant son épouse et, dissimulant sa
voix, il commença sa comédie :
—
Puisque tu veux connaître mon lieu
de naissance je te le dirai : Au milieu
de la vaste mer il existe une île qu'on appelle Creta....
Il
raconta que là il avait rencontré Odysseus et qu'il
lui avait donné l'hospitalité.
Puis errant sans cesse il l'avait vu repartir, cherchant ses dieux
familiers.... C'est ainsi qu'il débitait ses fables avec un air
de vérité. Pénélope, en les entendant, fondit en larmes comme les neiges entassées sur les montagnes fondent par l'haleine
du soleil. Et cette fonte fait déborder les torrents. De même l'épouse
du prince d'Ithaque crut décent de gémir sur un absent qui était devant
elle. Odysseus, la voyant dans les sanglots,
se montra soucieux d'une beauté qui s'altérait
de ce vain émoi. Pour mieux la tromper il retenait ses propres
larmes.
— Compagne du divin Odysseus, s'écria-t-il, ne corrompez
pas un si beau visage par trop de veillées.
Ce
n'est pas que je blâme ce rite
de pleurer un cher époux. On voit chaque jour
faire de même à beaucoup de femmes. Comment ne regretter point un
homme qui égale les dieux ?
Mais suspendez cette douleur
et écoutez mes paroles, car, devin, je vais vous dire un oracle :
Pénélope,
friande de connaître l'avenir, se hâta alors de défaire les mailles de sa
tapisserie, car elle trouvait bon que les femmes occupassent leurs doigts. Odysseus
contempla ces gestes oiseux et en cessait d'interroger son esprit sur cet
acte de démence. Avec dignité
elle lui
donna à ce sujet ses fortes raisons, et il y vit un nouveau témoignage
de ce que des vieillards d'une sagesse merveilleuse lui
avaient dit, concernant les femmes et les secrets de ce sexe, à
tout jamais inexplicables. Il regrettait surtout que Pénélope n'eût pas
rempli le temps de son absence d'une besogne plus profitable. Mais le moment
était venu
de précipiter les événements. Son regard prit soudain la fixité d'une
pierre, pareil à celui des sorciers quand ils lisent dans les
astres. Puis, étendant son
bras dans la direction du couchant, il annonça à Pénélope le retour
prochain de son époux. La crédulité
des femmes pour tous les
devins n'égale que leur
indulgence pour ceux qui les ont narguées.
Joyeuse elle se leva et commanda aux suivantes
de baigner l'étranger, de lui
prodiguer des parfums et de le coucher sur des peaux magnifiques. Mais le
rusé héros, préoccupé de donner à
son épouse un gage de confiance, ne voulut être baigné que par
une servante que son grand âge avait durcie d'une vertu sans retour. Pénélope
apprécia une réserve dont nul homme dans ce palais n'avait encore usé
et ordonna
à Euryclée, sa vieille nourrice, de laver
les pieds du mendiant. Celle-ci s'en acquitta sans plaisir, car elle
ne goûtait plus la faveur des hommes. Mais soudain elle reconnut son maître
à une cicatrice que jadis lui
avait faite un sanglier. Elle voulut
verser des torrents de larmes, mais, tandis que la chaste Pénélope
s'était détournée un instant, Odysseus
commanda à la vieille de
garder le silence. Euryclée,
sous la menace de son regard, jura
qu'elle serait impénétrable
et promit même de lui livrer
les servantes qui, pendant son exil, avaient mal parlé de leur
maître.
L'humilité
de ces aveux apaisa le courroux du prince d'Ithaque et sans tarder il
courut à sa vengeance. Il s'arma d'un javelot,
se saisit d'un casque et d'un
bouclier, puis, pareil à une tempête,
il fonça sur les poursuivants :
— Tremblez ! leur cria-t-il,
je suis Odysseus !
Trébuchants
et déjà
pris de vin ils fuyèrent. L'un après
l'autre ils tombèrent désarmés, et dans une noble
fureur il les tua tous.
Le
chanteur Médon, s'étant caché sous un siège, il
voulut l'achever aussi, car il n'aimait pas la musique. Le poète
n'eût pas échappé au trépas, mais Pénélope,
levant ses bras à l'approche de ce malheur, arrêta par une ruse
les courroux de son époux :
— Ménage ce pitre ! s'écria-t-elle. Il chantait ta gloire.
Ce
mépris feint sauva les jours
du barde valeureux.
Quand
Odysseus eut terminé son exploit
il se souvint
de ses servantes que la trahison du porcher lui avait dénoncées; car sa
vertu s'était outrée de leurs excès. Il leur commanda de procéder aux
soins du ménage qui ce matin consistaient à traîner hors de l'enceinte
les corps des poursuivants. Ivres des fumées de leur sang, les servantes,
s'acquittèrent si mal de cette besogne que leur maître, dans sa colère
non apaisée, tendit aux plus obstinées des lacets dans un verger et,
prises ainsi que des grives, de ses mains encore sanglantes, il serra la
corde sur leur cou abaissé et leur fit
passer le goût des plaisirs.
Il
brûla ensuite du soufre, parfuma les salles et fit
rappeler les servantes dont l'aspect lui
était agréable. Prêtes à
tout ce que pouvait exiger leur maître elles descendirent en hâte et, se
jetant sur lui, elles
baisèrent sa tête et ses épaules.
Alors, attendri en les voyant si dociles, Odysseus s'abandonna à ses
sanglots
et les adopta toutes dans sa grâce parfaite.
Ainsi
s'acheva cette journée mémorable.
Le
lendemain, Euryclée monta chez Pénélope qui après ces féroces combats
avait dormi d'un sommeil
d'enfant. Elle lui révéla le
retour de l'époux sous les traits du
Crétois. Mais sa maîtresse la gronda de l'avoir réveillée pour
lui conter
des fables. Elle se
leva néanmoins et se prépara à y croire.
En
descendant dans la salle elle
délibéra dans
son cœur comment elle
aborderait Odysseus, une fois que ses yeux l'auraient reconnu. Ainsi elle
entraîna sa nature à ces émois. Debout sur le seuil, le héros, transformé,
attendait son épouse. Quand elle
l'eut aperçu elle salua ses traits bien-aimés, mais elle feignit
d'en être mal assurée afin de
s'exercer aux pleurs qu'elle
cherchait au fond d'elle et que
commandaient les circonstances. Elle gagnait à cette attitude de pouvoir
l'observer à souhait. Elle
trouva ses traits fort
changés par les orages, mais elle
comprit qu'il pouvait encore provoquer des guerres parmi des
rivales. Odysseus, s'étant baigné, la salua avec
les transports contenus de sa conscience immaculée.
Elle jugea alors le moment venu de lui adresser ces
paroles solennelles :
— Prince, souffre que je ne me laisse
point éblouir par ton bon air.
Je me souviens pourtant comment tu étais fait quand tu partis pour le siège
de Troie. Tu me parais peu ravagé par le rude cours des temps. Je
souhaite qu'il en soit de même pour moi.
Tu connaîtras bientôt les profits de cet avantage, car
je te dois l'obéissance, et pour son entier je remplirai le devoir
qui m'oblige envers toi, et quelle qu'en soit la nature.
Quoique
empreints d'une grande fermeté, ces fiers propos
n'accélèrent point les ardeurs du divin époux. Voulant
sonder son souvenir des choses secrètes qui s'étaient passées jadis
entre eux, Pénélope lui demanda
alors comment était fait le lit de leur jeu
nuptial,
et quand il se fut bien tiré
de cette épreuve, qu'il eut
fait une description exacte de cette couche où, le premier, il l'avait à
ses désirs immolée, Pénélope alors, caressant les boucles de ses
cheveux, se recueillit.
N'ignorant rien de ce qui peut émouvoir les hommes
elle pensa
que l'instant était venu de s'évanouir.
L'époux, attendri et tenant à pleines mains son noble cœur,
versa alors des larmes sur cette femme si
pleine de prudence et la reçut dans ses bras comme le berger une génisse
blessée.
Quand
elle eut jugé le moment opportun de revenir
à elle, Pénélope à son tour fondit en sanglots contre la
poitrine du revenant, puis elle s'employa à expliquer
la froideur de son accueil :
— Trop d'hommes, soupira-t-elle, cherchent à nous
abuser. Fortes dans le calme, un émoi nous surprend et nous jette
pantelantes contre le sein d'un
inconnu. Hélène même, quoique
fille de Zeus, ne fut-elle
pas trompée ? Eût-elle reçu un étranger
dans sa couche si elle eût
pu prévoir que la Grèce entière prendrait
les armes pour l'enlever à
son amant et la ramener chez
son époux ?
Elle
l'enlaça de nouveau et se réjouit
de ne le quitter plus.
Le héros sentit
alors le devoir de calmer ces
fièvres et de la préparer à l'idée, prématurée peut-être
pour tant de transports, que son séjour
serait de courte durée.
— Il me reste, hélas !
s'écria-t-il, plein d'une tristesse
affreuse, à accomplir
de nouveaux exploits, loin de
ma patrie. Mais hâtons-nous à présent d'oublier
dans les bras du sommeil les périls dont je serai menacé.
Les
alarmes de Pénélope ne furent point à la hauteur
de ce que son époux avait espéré.
—
Nous nous coucherons, dit-elle,
pour dormir quand il te plaira. Tu es mon maître et en toutes circonstances
je dois t'obéir. Tu m'expliqueras ensuite ce dont il s'agit.
Euryclée,
sur son appel, prépara le lit
nuptial et, zélée, se réjouit de ce rare office. Odysseus songea qu'en
contant tout ce qu'il avait souffert il gagnerait le matin. Son désir de
se louer dépassait celui des étreintes. Il commença donc longuement par
la défaite des Ciconiens. Puis il s'étendit
particulièrement sur son commerce avec Calypso qui lui donna l'immortalité
et sur la constante fermeté qu'il avait montrée en refusant ses
offres. Il passa sous silence son séjour
chez Circé, ne voulant point, en répétant le récit
de ses résistances, lasser la patience de l'épouse. Quand il eut
enfin raconté que chez les Phéaciens il avait été honoré à l'égal
d'un dieu il s'endormit profondément,
ne laissant point à Pénélope l'occasion d'obéir aux devoirs qu'elle
s'attendait à remplir.
L'Aurore
sortit bientôt triomphante du sein de l'onde. Elle n'eut pas plus tôt
paru pour frôler de ses baisers la couche des époux que déjà
Odysseus se dressait sur son séant.
Il se leva en hâte pour saluer son père à sa maison de campagne. A son
épouse il ordonna de monter chez ses servantes et partit d'un
pas agile. Le jour déjà,
sur la vaste mer, répandait sa lumière. Pénélope, qui avait attendu en
vain un témoignage des transports de son époux, se décida alors
à terminer sa tapisserie.
Cet
évènement mit une fin heureuse à un vain sacrifice quotidien dont
l'objet peut obséder par sa déraison. Il sera chanté jusqu'à la nuit
des temps, car le propre de plusieurs choses qu'on estime absurdes est d'être
magnifique.