Télémaque

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Le fidèle Eumée était bien, ainsi que l'avait dit la déesse, dévoué à la  maison  d'Odysseus. Il tenait  seulement quelque  secrète rigueur à son maître de lui avoir fait garder les porcs, alors qu'il se savait illuminé d'une sagesse merveilleuse. Son esprit depuis longtemps y  avait reconnu  la manière des puissants qui honorent les médiocres, s'en font leur compagnie et s'entourent de valets sans lumières, de peur que les sages éteignent les leurs. Car la clairvoyance des hommes effacés les prend en pitié et se joue de leurs défaillances. Mais en quoi eût consisté la sagesse d'Eumée si quelque jour il n'eût pas pris son parti de ces pratiques risibles ? Il veillait donc, sans se lamenter, sur la prospérité des pourceaux de son maître, se réservant seulement de lui dire à son retour ce qu'il jugeait opportun pour le rassurer ou l'alarmer, selon l'accueil qui lui serait fait. Serait-il dur et reprocheur ? Alors il comptait l'alarmer, même si tout allait à souhait et aussi bien le rassurer si tout allait à l'envers. En aucun cas il n'était décidé à dire la vérité.

Le fils d'Ithaque, en s'éloignant du rivage, erra au travers des rochers sur des chemins raboteux pour aller au lieu où prospérait le fidèle Eumée. Celui-ci, en plus de ses fonctions, avait encore la gérance de tous les biens et, ayant longtemps fréquenté avec les pourceaux, il avait aussi une merveilleuse connaissance des hommes dont beaucoup sont parents de cette espèce. Son savoir était ainsi propre à les confondre dans leur intimité. Mais pour sa saveur il estimait la chair des porcs qu'il préférait à toute autre et par avance il tenait celle des hommes dans une grande suspicion, non point parce que des peuples barbares s'en délectaient, mais pour toutes les impuretés qu'il leur supposait justement.

Odysseus, rendu méconnaissable par Athéna, trouva Eumée sous son portique qui régnait devant sa maison, bâtie de grosses pierres dans un site favorable. Le fidèle serviteur l'avait élevée de ses épargnes sans s'en prévaloir auprès de Pénélope, ni auprès du méfiant Laërte, ce bon vieillard qui ne quittait plus son enclos. Le long exil du héros avait permis à Eumée de bien administrer les terres au profit de son maître et aussi au sien, car il savait que les serviteurs ne sont jamais mieux payés que par eux-mêmes.

Le revenant le trouva donc assis sous son porche, travaillant à se tailler une paire de chaussures dans une peau toute poilue de bœuf, car il ne pratiquait pas la vanité. Un de ses bergers était parti vers la ville, porter aux fiers poursuivants le plus gras des porcs pour servir aux sacrifices du festin qu'ils donnaient dans la maison de Pénélope. Quand les chiens d'Eumée aperçurent Odysseus sous les traits d'un mendiant ils se mirent à aboyer. De leur long commerce avec l'homme, ces animaux tiennent un bon discernement. Ils attendent toutes les faveurs d'un citoyen richement vêtu, tenant pour suspects les mérites du pauvre et tous ses dons pour misérables.

Odysseus connut ainsi ces conditions qui contrarient la raison. Il s'en accommoda, mais, se sentant exposé au danger d'être dévoré, il conclut que son accueil dans sa chère patrie laissait de lui être favorable. Quand le rusé Eumée eut reconnu son maître malgré son déguisement, doué qu'il était de la perspicacité des affranchis, il dissimula cette découverte, car il avait coutume de laisser toujours venir les choses en leur temps. Une fois qu'ils eurent bien hurlé, il dispersa les chiens à coups de pierres, et ces animaux, en fuyant, songèrent aux inconséquences des tyrans, qui tantôt les excitaient contre les gueux, tantôt les lapidaient quand ils remplissaient leur devoir.

— Bon vieillard, dit le rusé Eumée au prince d'Ithaque, si mes chiens t'eussent dévoré ils me condamnaient à d'éternels regrets. Les dieux m'ont envoyé assez de sujets défavorables sans celui-là. J'ai passé ma vie à pleurer le divin Odysseus, et si je n'eus pas toujours à me louer de sa justice, mon humble condition a voulu que je m'y soumisse. Mais j'ai la douleur de fournir chaque jour à ses mortels ennemis le porc le plus gras de son étable, et ce sacrifice inutile me couvrirait de honte, si d'autre part la vertu de son épouse ne réconfortait point mon cœur. Car elle est penchée sur son métier tout le jour et écoute avec tristesse les chants mélodieux dont le chantre Médon distrait sa solitude.

A ces mots, le prince d'Ithaque fut rempli de joie, mais il se contint. Eumée le fit asseoir sous le portique sur une peau de chèvre sauvage, et Odysseus le remercia de son bon accueil en demandant à Zeus de répandre sur lui toutes les grâces subalternes, susceptibles de lui échoir dans sa condition. Il pensait ainsi bien disposer le serviteur et lui donner par ses sentiments un honnête témoignage. Le rusé Eumée qui n'était pas dupe de ces mensonges eût été heureux de cette occasion, — ne fût-ce qu'une seule fois — de dire tout ce qu'il pensait de son maître sans qu'il s'en fâchât. Mais il décida de différer cette satisfaction prodigieuse et, feignant toujours de le prendre pour un mendiant, il lui dit :  

— Bonhomme, je ne méprise pas l'étranger comme font les notables, alors même qu'il est dans un état aussi vil que toi. Ce que je donne est peu, mais je le donne de bon cœur, sans spéculer sur les récompenses qui m'en doivent revenir. C'est là la loi des serviteurs toujours alarmés par la crainte des colères, tombant de la bouche des maîtres. Le mien est parti sans retour. Je puis dire qu'il m'aimait, car, pour tous les services que je lui ai rendus, il n'eût pas hésité à me donner un bel héritage et une femme vertueuse. Ces bienfaits, je les attendis en vain. Par bonheur la divinité a béni mon labeur au profit de la maison et s'il eût vécu j'eus tiré de grandes faveurs de ce prince généreux.

Ce disant, il se mit à maudire Hélène.

— Plût aux dieux, s'écria-t-il, qu'elle pérît avec toute sa race. C'est elle qui a causé la mort de mon maître qui voulut venger Agamemnon. Sans les femmes, la paix éternelle régnerait sur la terre. Ta vile condition t'en a préservé pour ton bien, car elles ne courent qu'après les hommes qui ont de riches habits et méprisent ceux qui vivent dans l'indigence.

Il releva sur ces mots la tunique jusqu'à sa ceinture, et, courant à une des étables, il en rapporta deux jeunes porcelets. Il les égorgea, les accommoda devant son hôte et le pressa de les manger en s'asseyant en face de lui. Puis il lui parla ainsi :

— Les pirates, même les plus féroces, ceux qui songent sans cesse à faire des descentes dans les pays étrangers pour rendre des injures et faire un grand butin, on les voit le plus souvent dans la crainte des dieux et de leur piété ils vous laissent encore de quoi s'édifier. Mais les poursuivants s'en moquent et achèveront de manger les biens du prince s'il ne revient plus pour y porter sa justice.

A ces mots, le mendiant, cachant son émoi, révéla au porcher qu'Odysseus n'était point mort et qu'il reviendrait, un javelot à la main, pour se venger de ces coquins. Comme Eumée feignait d'être incrédule, il se mit en colère, prenant à témoin l'Olympe tout entier pour jurer que les choses arriveraient comme il les avait dites. Pour ce sujet il était bien assuré d'être prophète à bon compte.

— Mais, demanda Eumée, qui es-tu donc pour le savoir si bien, homme en haillons qui détestes les mensonges ?

Le prudent Odysseus prit alors un grand élan et se mit à raconter une belle fable :

— Je suis natif de l'île de Crète, fils d'une étrangère que mon père avait achetée et dont il avait fait sa concubine. Mon père se nommait Castor et était honoré comme un dieu pour sa grande fortune. Je n'étais point mal fait de mon corps et je passais pour un homme qui ne fuyait pas dans les batailles. Malheureusement, l'âge me ravit ces bonnes qualités, mais je me flatte qu'à bien m'examiner de plus près, tu ne laisseras pas de démêler ce que j'ai pu être dans ma jeunesse.

Ils virent alors venir à eux Télémaque qui depuis longtemps était à la recherche de son père fabuleux.  

Il salua le porcher qu'il reconnut de loin et qui lui expliqua la présence de l'étranger. Natif de Crète et épris de vérité, celui-ci était le fils d'une riche concubine et il lui demandait de l'emmener à la maison de Pénélope pour y loger, car il était naufragé. — Ce que tu me dis là, Eumée, s'écria Télémaque, me cause une grande peine. Je respecte une si grande infortune, mais je ne puis, sans offenser la décence, amener chez ma mère un indigent qui fut si longtemps errant par le monde et dont la source est aussi ténébreuse. Je ne sais si, respectant la couche d'Odysseus, ma mère demeurera au palais, ou bien si, prenant le parti de se marier, elle choisira parmi les poursuivants celui qui lui fera les plus grands avantages. Il faut bien convenir que la fidélité a ses limites. Quelque téméraire que je sois, je dois accepter son choix, car ma vaillance, sans le secours des dieux, ne pourrait combattre tant d'ennemis de mon père.

Odysseus, enflammé par les paroles de son fils, attendit qu'Eumée eût disparu pour préparer une libation, puis, jetant son manteau et ses guenilles, il apparut sous sa forme favorable.

Il s'écria alors :

— Je veux qu'on m'enlève la tête de dessus les épaules si, en arrivant seul au palais du prince d'Ithaque, je ne fais pas périr tous ces insolents, car je suis ton père dont l'absence t'a coûté tant de larmes.

Télémaque recula, incrédule.

— Non, s'écria-t-il, tu n'es point mon père. C'est quelque vieux qui veut encore m'abuser par un faux espoir.

Mais Odysseus, découvrant en cet adolescent sa propre nature, se jeta dans ses bras.

— Mon cher Télémaque, s'écria-t-il, à ces prudentes paroles je te reconnais bien là pour mon fils ! Il ne reviendra point en Ithaque d'autre Odysseus que moi. Les dieux m'ont couronné de vertu et de gloire et, immortel, je fais trembler les montagnes par le son de ma voix !

Alors Télémaque se précipita à son tour au cou de son père, car lui aussi cette fois l'avait reconnu à la splendeur de sa présomption. Ils ne purent se lasser de mêler leurs larmes, et au récit de leurs souffrances on entendait leurs gémissements comme ceux des aigles, au fond des rochers, retrouvant leurs petits. Ainsi se retrouvèrent le divin Odysseus et son fils valeureux.

— A présent, s'écria le héros quand il fut calmé de ses émois, séchons prestement nos pleurs, je cours châtier les poursuivants.

Mais son fils l'arrêta :

— Ton audace, mon père, me plonge dans la surprise, car ils ne sont pas vingt, mais cinquante, tous les plus braves et les mieux faits, ainsi que Médon, le chanteur divin. Si nous les attaquons réunis ensemble, nous succomberons à leur insolence.

Odysseus apprit sans frémir le nombre de ses ennemis. Il redoutait pourtant le chantre pour la vertu de la chaste Pénélope. Non point qu'il fît grand cas des poètes, de ces bouffons, ces cajoleurs qui sautillent autour des femmes comme des moineaux autour d'une étable. Mais il savait par expérience que si cinquante héros pouvaient laisser son épouse insensible, un histrion pouvait bien immoler ses sens par les sons perfides de sa lyre, principalement après les banquets où une langueur singulière s'empare même des femmes incorruptibles. Mais il ne montra point à son fils la crainte que lui inspirait ce pitre et lui proposa de s'en rapporter pour toutes choses à la volonté des dieux. Télémaque se contenta de cette réponse, car une certaine crédulité fleurissait encore au fond de sa jeunesse. Le père lui demanda de garder le secret de sa présence, et ils résolurent de combattre les poursuivants. Mais auparavant ils préparèrent un grand repas, et, quand ils eurent mangé un porcelet d'un an, ils se couchèrent. Dès que parut Aurore, fille du matin, Télémaque le premier attacha ses cothurnes et, prenant une forte pique, il retourna à la ville pour embrasser sa mère. Quand Eumée fut de retour de l'étable, feignant toujours de ne point reconnaître son maître, il lui demanda de lui faire l'honneur de garder à son tour les pourceaux pour le temps qu'il irait à la ville. Ce spectacle eût enchanté sa rancune endormie. Odysseus, secrètement indigné, refusa cette offre flatteuse. Mais il retint sa honte et se montra touché par cette faveur. Puis il quitta de son côté la maison, accompagné du porcher. Ses pensées se portèrent sur Pénélope et il se demandait s'il allait la trouver toujours belle et si, en ce cas, elle saurait encore réveiller sa nature comme un jour naissant. Mais son sang le laissa sans réponse. Alors il ne couva plus que sa vengeance. Ses narines se dilatèrent d'une ardeur que nulle femme auprès de lui jamais n'avait goûtée. La chevelure au vent, ses prunelles enflammées, il marcha à grands pas vers sa demeure, songeant aux poursuivants et méditant leur ruine