Quand
Odysseus leur achevé
le récit de
ses aventures chez les Phéaciens, il éprouva une grande lassitude
de se trouver avec eux. Ne
pouvant plus leur
faire les mêmes récits le
lendemain ni les jours suivants qu'eût-il accompli de nouveau? Parler de
ses exploits et s'en louer devant les
simples était pourtant
sa mission principale. Il songea aussi
qu'il eût
pu achever d'éblouir Nausicaa
et de la réduire peut-être jusqu'aux limites
de sa nature. Encore qu'il eût
pu le tenter avec succès, sa sagesse repoussait cet agrément, car il
voulait rentrer sans liens dans
sa chère patrie. Mais ce qui marquait surtout dans son esprit, c'était
les suites qu'un tel acte
comportait, moins par le courroux de la jeune fille — dont le pouvoir
magique de son regard eût eu facilement raison — que des cris de la mère
outragée. Il craignait aussi la vindicte d'Alcinoüs, bien capable de lui
réclamer ses troupeaux d'Ithaque en réparation du dommage causé, et
peut-être encore plus de troupeaux qu'il
n'en existait en Ithaque et dans la Grèce entière. La peur d'être
dépouille, qui était à la
base de toutes ses réflexions, lui
fit abandonner ces projets
séduisants. Il décida donc de quitter
au plus tôt ses hôtes avec
les marques d'une amitié sans bornes. Il prit congé d'eux en les
couvrant de larmes et, conforme à leur
coutume, ils le chargèrent de présents. Il se fit encore combler de
provisions par les servantes diligentes.
Les unes portaient à son vaisseau les outres de vin,
les autres de riches tuniques et des parfums dans des vases d'argent.
Ainsi muni de l'indispensable il
embarqua et se coucha aussitôt sur son lit
couvert de dépouilles soyeuses de bêtes. Nausicaa s'étant aperçue avant
le départ qu'Odysseus n'était
rempli que de sa renommée, et même oublieux
des bons offices dont il se trouvait
comblé, avait évité sa présence à l'heure des adieux. Montée
avec ses suivantes sur le sommet d'un
rocher où ses regards
pouvaient dominer l'horizon, elle
vit le navire lentement s'éloigner du rivage, et, pareille à Calypso, médita sur
l'ingratitude des héros qui lui
parut aussi vaste que l'étendue
immense de la mer. Enfin, quand sa nourrice la vit terrassée de tristesse, elle
l'étendit sur sa couche, et, tenant sur
ses genoux la tête de sa maîtresse,
la regarda longuement pleurer près
du foyer, dans le gémissement des racines d'oliviers
gonflés de sève et que les flammes de l'âtre achevaient
de dévorer.
Le
divin Odysseus possédait la force merveilleuse de
ne point se laisser émouvoir par de si faibles raisons. Un sommeil doux
et profond s'empara de ses paupières. Le vaisseau, aussi léger que le
vol d'un épervier, blanchissait la surface des flots quand la
brillante étoile qui annonce l'arrivée
de l'Aurore se leva sur la nuit. A ce moment il aborda à Ithaque. C'était
le grand instant si longtemps souhaité. Les rameurs prêtés par Alcinoüs
descendirent à terre, enlevèrent Odysseus tout endormi sur
son lit et le déposèrent avec soin dans un creux du rivage. Ils mirent tous
les présents des Phéaciens sous les branches d'un vieil arbre, de peur qu'ils
ne fussent exposés au pillage. Car l'insécurité régnait encore en ces
temps pour beaucoup de voyageurs. Les rameurs reprirent ensuite le chemin
de Schérie.
Quand
le fils de Laërte se fut enfin réveillé, il se leva plein
d'étonnement. Assis sur la grève nue et ne voyant plus le vaisseau qui déjà
avait disparu, il se frappa le front
et s'écria, accablé d'amertume:
— Dieux puissants ! Alcinoüs et les Phéaciens étaient de
grands imposteurs ! Ils se disaient sans cesse
justes et
généreux et se louaient d'eux-mêmes dans
les assemblées et ils m'ont exposé sur le sol d'un rivage
inhospitalier. Que Zeus, protecteur des suppliants, les écrase pour leur
perfidie. Sans tarder je vais compter mes trésors, pour voir si ces drôles,
en se retirant, ne m'en ont pas emporté une partie.
Il
fit une revue exacte de ses vases, de ses riches tuniques et trouva qu'il
n'y manquait rien. Délivré de cette inquiétude, il ne fit ensuite que
soupirer après sa patrie. Pendant qu'il se jouait ainsi lui-même
de ses sentiments comme les habiles Psaltriae qui divertissent les
convives aux fêtes de Dionysos, Athéna
lui apparut
sous les traits d'une
femme d'une beauté merveilleuse, un javelot à la main et chaussée
de brodequins d'argent. Elle lui révéla le nom de l'île où il se
trouvait et lui fit voir qu'elle avait
reconnu le divin Odysseus.
— Te voici enfin de retour, dit-elle, grand conteur de
fables, près de ces bois qui te sont familiers. Ton souvenir ému reconnaît-il
cet antre obscur et délicieux où
tu te divertis avec les naïades ? C'est là même
où à ces filles tu offris tant de fois de parfaites hécatombes.
Dispense ma pudeur de te les rappeler toutes
pour l'amour de ta renommée.
Odysseus
dans l'histoire des Nymphes reconnut la part qui lui en semblait honnête,
puis il ressentit une vive joie de se
retrouver sur le sol de ses augustes pères. Mais en homme toujours
prudent il voulut encore
cacher son nom à la déesse et lui
donner la comédie. Il déclara donc qu'ayant tué dans un combat
Orsiloque qui lui avait disputé son butin de guerre, il venait chercher
asile sur cette terre étrangère.
Il songeait aussi qu'il pouvait ainsi mieux surprendre
Pénélope et s'instruire
sur sa bonne gérance, sans qu'on se
doutât de sa présence.
— Oh ! Le plus dissimulé des
mortels ! s'écria Athéna,
dans le sein même de ta patrie tu ne peux t'empêcher de recourir à des
fables. Ces choses ne trompent plus personne. Quelque manière que tu
emploies pour te glorifier, tu ressembles à Narcisse qui ne cessait de s'écrier
: « Qui saurait égaler les vertus que me dit mon miroir ? Ma parole est
suave et je ne me lasse pas de l'entendre. J'ai rendu jaloux les dieux
pour tout ce qu'ils n'ont pas fait. J'ai vaincu tous mes amis et j'ai
dispersé mes ennemis ». Avec fureur tu les montres redoutables quand par
là tu veux prouver la grandeur de ton mérite, fourbes et lâches quand
tu veux démontrer leur abjection. Tu les dis besogneux quand tu les
envies et gorgés de trésors quand tu réclames leurs troupeaux. Tu t'es
enivré de ton aspect et tu t'es séduit toi-même comme une bacchante
ivre. Tout moyen t'est bon pour te hausser jusqu'aux dieux et tu périras
de t'être adoré. Laisse là tes hécatombes, car tu es le premier des
vantards pour t'emplir comme une outre de tes exploits et aussi pour gémir
sans cesse des souffrances qu'ils t'ont procurées. Ne reconnais-tu pas la
fille de Zeus qui te soutient malgré tes ruses ? Tu ne t'es pas seulement
séduit toi-même, tu m'as aussi séduite, car j'aime les héros. C'est
moi qui t'ai rendu si agréable aux yeux des femmes et des innocents Phéaciens
qui t'ont comblé de présents. Je suis venue ici pour te révéler la fin
de ton exil et ton retour à la mère patrie. Et voilà que tu ne semblés
pas t'en réjouir après avoir
rempli de tes soupirs la voûte céleste.
— J'embrasse tes genoux, Déesse, fit le prudent Odysseus,
mais n'es-tu pas venue encore pour m'abuser
par de vaines espérances ?
— Voilà bien de tes soupçons, reprit Athéna. Tout autre qui
reviendrait d'un si grand voyage aurait
hâte de revoir son épouse et tu ne veux pas l'étreindre sans avoir
auparavant éprouvé sa fidélité. Sa conduite est parfaite. Elle ne
cesse d'amuser les prétendants et se promet à chacun d'eux en leur
envoyant de secrets messages. Mais ses pensées ne font que gémir
après ton retour, car c'est une femme de haute sagesse qui aimerait enfin
tirer profit de ta protection.
— Malheur aux navigateurs ! s'écria l'ombrageux Odysseus.
Pendant qu'ils disputent leur vie aux ruses
perfides de la mer, leurs épouses,
dis-tu, amusent des poursuivants. Quel est ce jeu
plein de périls pour une femme, éloignée de l'exilé ? Encore qu'elle
accepte de riches présents, un tel usage ne saurait exciter mon courroux,
car il est bon que les coffres d'une maison soient remplis et qu'une épouse
ordonnée se souvienne de l'attrait de son sexe pour en tirer un honnête
parti. Elle doit enflammer la générosité des
prétendants et se
montrer en leur présence
d'un calme solennel. Mais qu'elle les divertisse est intolérable
à mon esprit. Et en quoi consiste ce jeu, je vous prie ? Y a-t-il différentes
manières qui puissent le lui permettre sans offenser mon honneur ? Et
qu'elle leur envoie souvent de secrets messages, où veut-elle
en venir, et à quel délassement les appelle-t-elle
sans faillir dans sa nature ? Est-ce
pour leur dire qu'ils la trouveront dans une vigne ? Ou dans un bois
pour danser ? Ou dans un lieu caché ? Si c'est dans un lieu caché, quel
est l'objet de leur rencontre? Sur tout cela je
n'oserais sans frémir
consulter
les oracles. Pendant qu'elle
s'égare, elle ne file pas de
son métier. Car on ne saurait amuser des poursuivants et de ses deux
mains faire tout cela à la fois. Alors quel rôle est le mien, vainqueur
de Troie et destructeur des villes ?
— Va donc la surprendre sous un déguisement, lui
conseilla la
déesse. Je t'assisterai dans
cet héroïque exploit et te
rendrai méconnaissable à tous les yeux, en te couvrant de
haillons. Ainsi changé, et pour t'instruire de ces sujets angoissants, tu iras d'abord trouver ton fidèle Eumée qui
est un homme pénétré de l'esprit de ta maison. Tu l'as choisi pour régner
sur tes pourceaux, afin de lui donner par cette faveur l'occasion de
montrer ses talents et d'enchanter ces animaux des traits de sa sagesse. Demeure près de lui
et apprends tout ce que tu
devras savoir de principalement joyeux. Ne te soucie point de ton fils Télémaque.
Il se fait une bonne renommée et ne s'expose à aucun danger. Comme ton père
il est sage et belliqueux. Il te fera honneur par sa vertu en ménageant
tes biens et en prenant pour épouse une fille issue d'une famille
puissante. Car il ne se paie pas de vaines chimères et
vole avec prudence à la postérité.
Sur
ces paroles, Athéna prit le chemin de Sparte pour ramener à Odysseus son
fils valeureux. La faiblesse qu'elle ressentait pour les traits de son héros
elle la reportait aussi sur Télémaque et elle l'eût reportée indistinctement sur tout ce que le fils de Laërte
eût produit de mal ou de bien — ainsi
que font les
femmes en état d'amour — si sa divinité n'eût pas eu pour objet
d'agir à l'opposé de ces penchants périlleux. Chemin faisant, elle
raisonnait sur ces effets contrariants et s'en consolait en fin de compte
en reportant au charme immortel, si souvent vanté, de son sexe, le plus
grand nombre de ses inconséquences.