

Pendant que le divin Odysseus,
accablé de sommeil après tant de travaux, reposait sous le feuillage,
Athéna se
rendit chez les Phéaciens. Ce peuple était voisin des Cyclopes, hommes
singulièrement barbares qui abusaient de leur force chaque fois que les
Phéaciens, dans des conflits antérieurs,
avaient abusé de la
leur. Car, en ces temps reculés, on ne voyait pas de peuple qui n'eût mésusé
de sa force quand il en disposait.
Alcinoüs
régnait sur les Phéaciens, peuple valeureux qui s'était retiré dans l'île
de Schérie jusqu'à ce qu'il eût retrouvé la force de se venger des
Cyclopes qui s'étaient vengés de lui auparavant.
Athéna
pénétra chez Nausicaa, la fille de ce roi, pareille aux déesses pour la
beauté de son corps et de son esprit. Elle la trouva couchée et la
gronda de sa paresse et de sa négligence à choisir un époux. Mais comme
la belle Nausicaa ne savait comment s'y prendre, elle lui commanda d'aller
promptement, avec ses servantes, laver, loin de la ville, ses manteaux et
ses linges, afin que la blancheur de ses habits, pendant les danses et les
divertissements, la fît distinguer par les principaux du royaume. La
jeune fille, charmée, remercia la déesse de son conseil et demanda à
son père la permission d'accomplir cet acte remarquable. Le généreux
Alcinoüs y consentit, bien qu'il n'en comprit pas toute l'importance. Il
était sans cesse absorbé avec les notables à décider si le peuple
allait bientôt avoir la force d'amoindrir les Cyclopes dont plusieurs
orateurs dénonçaient les apprêts sournois.
La
mère remit à sa fille une corbeille et une outre de vin pour le repas du
lavoir et prit congé d'elle en lui demandant d'user de prudence en menant
les mules et de ne parler à aucun étranger.
Dès
que Nausicaa fut arrivée au bord d'un cours d'eau, couvert de frais
ombrages, à l'endroit même où il va rejoindre la mer, elle y porta les
habits avec ses servantes et se mit à les couler. Quand ils furent
purifiés elle les étendit sur le rivage, puis les femmes se baignèrent,
se parfumèrent et prirent leur repas. Ensuite, elles ôtèrent leurs
voiles et coururent jouer à la
paume. Une balle s'égara dans les buissons où dormait le divin
Odysseus. Frappé au front, le malheureux naufragé se mit sur son séant,
et, écartant les branches, il fut aperçu par les suivantes. Elles
poussèrent de grands cris, car il n'était
vêtu que de l'écume de la mer.
— Où suis-je? s'écria-t-il, envoyant fuir devant lui
ces jeunes filles. Quels humains
sauvages et cruels habitent ces contrées riantes?
Sur
ces paroles, la fille d'Alcinoüs s'arrêta, car Athéna avait banni de
son âme la frayeur et lui inspirait,
avec la fermeté, l'oubli
des conseils
maternels. Elle
demeura donc sans
s'ébranler de ces aspects
singuliers.
— Nous ne sommes point,
dit-elle, en
se couvrant d'un voile, les humains que tu redoutes.
Le
héros, en contemplant la divine Nausicaa, se rendit compte du parti qu'il
pouvait tirer de cette rencontre. Il répondit aussitôt par les mots les
plus prompts à fléchir l'innocence.
— Heureux, s'écria-t-il, celui qui,
préféré de tous ses rivaux, aura un jour
l'avantage de te mener vers l'autel
nuptial. Tes habits sont éblouissants
de blancheur, et jamais la
terre n'enfanta un buisson si admirable.
La crainte seule m'empêche
d'enlacer tes genoux pour les couvrir de mes larmes. Jouet infortuné
des flots, un dieu m'a jeté sur
ce rivage. Donne-moi, s'il t'en
reste, quelques hardes pour que je puisse décemment m'en vêtir, et te
suivre dans la ville où le plus cher de mes vœux serait de connaître les
auteurs de tes jours. Je n'ose
te demander de devenir ton époux, mais si ce désir
te paraît prématuré je prie
les dieux qu'ils t'accordent au
plus tôt celui qu'à cette heure tu désires. Car l'honneur des peuples
est dans la fertilité des familles, afin que leurs enfants puissent
livrer de grands combats et se venger
de leurs oppresseurs.
Nausicaa,
surprise de la beauté de ces sentences, reconnut en Odysseus cette
race magnanime qui a coutume de louer
ses propres exploits. Les propos qu'elle
venait d'entendre la transportaient, encore que, dans son enfance, elle
en fût parfois lassée, quand son père prononçait ces discours. Car aux
palabres des assemblées elle préférait
les fables.
— Étranger, répondit-elle, la douceur de tes
manières et la sagesse de tes propos font assez voir que
tu es d'une naissance
illustre. Moi-même,
je suis la fille du grand Alcinoüs
qui règne sur ce peuple, le plus courageux dans l'infortune et le
plus généreux dans la gloire.
Elle
rappela ses femmes, et leur lit
honte de s'être enfuies devant un homme, armé des seuls avantages que
la nature
lui avait
donnés.
— Ne simulez point,
fît-elle, la
surprise offensée devant des aspects honorables qui déjà
vous sont familiers, et, pour
plusieurs parmi vous peut-être, l'objet
de secrètes convoitises. Car vous voyez là un
homme persécuté que la tempête a jeté
sur ces bords. Donnons-lui à manger et baignons-le dans le cours
d'eau à l'abri des
mauvais vents.

Les
servantes se rassurèrent dans leur
pudeur et se rendirent à ces fortes raisons. Le cœur désormais rempli
de joie, elles entraînèrent le
fils d'Ithaque, s'empressèrent autour de lui
pour le baigner, pour verser sur lui
l'essence d'une fiole d'or
et le vêtir
de riches habits. Mais le
prudent Odysseus, voulant donner à Nausicaa une grande idée de sa vertu
et ménager sa jalousie, s'émut de ces
complaisances.
— Éloignez-vous un peu, je vous prie, jeunes
filles
zélées, s'écria-t-il dans son émoi magnifique qu'il
croyait favorable à ses desseins,
je me parfumerai moi-même de
cette essence. Je n'oserai me purifier devant vos yeux, mon respect pour
la fille d'Alcinoüs me défend de tels
ébats.
Les
servantes s'éloignèrent avec les signes de l'étonnement
et rendirent compte à Nausicaa du refus qui les obligeait à tant de réserve.
Cependant, comme un habile ouvrier à qui les dieux et Circé ont montré
tous les secrets de leur art,
le naufragé sortit en beauté des soins qu'il
s'était donnés. La princesse, dès qu'elle l'aperçut, ne put se
lasser d'admirer la noblesse de sa
nature.
— Assurément, dit-elle à la dérobée, cet homme ressemble aux immortels. Plût
à Zeus que l'époux que l'on me destine soit fait comme lui, qu'il voulût s'établir
dans cette île et
qu'au plus
tôt, par moi, il y fût
rendu heureux.
Sur
ces aveux, elle fit donner à Odysseus un bon repas, et quand l'infortuné
héros eut bu et mangé avec avidité elle le pria de la suivre.
— Partons, divin étranger, que je te mène dans le palais de mon
père. Tu verras aussi celle qui m'a donné le jour
et les notables des Phéaciens, tous remplis
des plus grandes vertus.
Plein
d'une joie qu'il s'efforçait de rendre discrète, Odysseus
se déclara principalement comblé de les connaître, encore que ces
inconnus n'importassent point à son impatience. Déjà il s'apprêtait à
monter dans le char aux mules où les
femmes avaient entassé le
linge. Mais la princesse l'arrêta
d'un geste.
— Tout m'indique que tu es un homme sage. Aussi ne gâtons pas
par des imprudences un commerce si bien engagé. Voici la conduite que
tu dois tenir : Suis lestement mon char en courant de tes jambes derrière
lui jusqu'aux portes de la ville. Là il va falloir nous séparer, car j'ai
en méfiance la langue des Phéaciens. Il en est parmi eux beaucoup de médisants,
et je craindrais qu'on ne parlât sur ma conduite si l'on me voyait en ta
compagnie. Les jeunes filles sont les otages des mauvais propos. C'est là
le côté contrariant des dieux, qu'ils ne nous donnent la liberté qu'en
épousant un homme ou en lui
empruntant son sexe. Ainsi, quelqu'un nous rencontrant
ne manquerait point de dire en te voyant, resplendissant de majesté
: « Quel est ce gueux mal bâti qui suit Nausicaa ? A quelle borne a-t-elle
ramassé ce rustre hypocrite dont on ne connaît point la famille ?
» Ils
diraient que. tombée secrètement
dans l'abjection, je dédaigne mon
pays et les notables qui me convoitent. Car ils ont en suspicion
les hommes des autres
pays et les chargent d'un
mépris constant pour tout ce qu'ils
en ignorent de bon et pour tout
ce que de détestable ils en
supposent. Eusses-tu toutes les vertus, ils ne t'en concéderont point, alors même que tu en aies à en donner à toute une ville. Mais il
est sans doute bon qu'il en
soit ainsi,
sans quoi ils ne
pourraient plus se croire le seul peuple aimé des dieux, et une telle
vérité jetterait
sur leurs
danses et sur leurs discours un
grand découragement.
Odysseus
approuva ces paroles et affirma que dans son propre pays les hommes ne
manquaient point de se comporter ainsi et de se déclarer les premiers.
Ces vertus leur permettaient de
préparer sans cesse
de vaillants combats,
d'enflammer le cœur des mères et l'ardeur de la jeunesse.
— Pour en finir, généreux étranger, poursuivit Nausicaa,
tu ne voudrais pas qu'une tache souillât
ma renommée pour avoir été, sur les carrefours, aperçue avec un
inconnu. Moi-même j'userai de la même sévérité à l'égard de ma
fille si les dieux un jour m'en
donnaient une. C'est pourquoi, chemin faisant,
tu t'arrêteras un peu dans une prairie, le temps de me laisser
gagner le palais de mon père, dans le prestige de ma pudeur virginale. Tu
demanderas ensuite la demeure du roi. Prends pour ce faire
un air niais
et évite
les commères des fontaines qui, à ton
passage, ne laisseraient pas de mettre en pièce
ton honneur. Le palais de
mon père est le plus beau de la ville, ainsi que sans doute tu le
supposes déjà, car ton esprit est comme un phare qui éclaire même
les choses incompréhensibles. Tu ne commettras
aucune indiscrétion en gagnant l'escalier, et encore moins en
traversant les appartements de la reine,
ma mère, femme d'une grande dignité. Elle
se nomme Arétée. Tu la
trouveras assise auprès de son foyer à la clarté de son brasier, appuyée
contre une riche colonne. Quoique issue d'une noble origine, ses attitudes
sont simples. Elle file une robe de pourpre et ses femmes, debout derrière
elle, se distraient à regarder son ouvrage, car elles sont vite lasses
des travaux qu'on leur commande, c'est le signe de leur
état. Mon père sera dans la même chambre, il s'ennuie dans la sienne.
C'est un rare spectacle, car le plus souvent il est loin, s'occupant à
préparer les futurs combats dans ses conseils. Tu le trouveras
assis à une table comme un dieu. Ne t'arrête point devant lui,
car il boit un vin généreux pour se réconforter et n'aime pas à être
troublé, mais va embrasser les genoux de ma noble mère. Étant
depuis longtemps sevrée des pratiques agréables dont elle fut l'objet dans
sa jeunesse, elle sera joyeuse du respect que tu lui témoigneras,
et tu obtiendras d'elle de quoi regagner ta patrie et peut-être aussi son
consentement à devenir mon époux.
Odysseus,
transporté de bonheur, jura qu'il demanderait ces faveurs à
l'auguste mère, mais il resta
hésitant à l'égard de la faveur nuptiale. Car Pénélope
lui avait conservé sans doute une constance dont il ne savait plus
à présent s'il devait la regretter ou
s'en réjouir....

Nausicaa,
poussant enfin ses mules, s'éloigna
du rivage. Elle
modéra sa vitesse, songeant à l'étranger qui
suivait son char et à sa fatigue, réglant sa course au
rythme de ses pieds. Puis d'un
pas ailé elle gravit
l'escalier du
palais. Quand à son tour
Odysseus y fut arrivé, il fit
ce que Nausicaa lui avait demandé
et se jeta aux pieds de la reine. Feignant l'étonnement à l'arrivée de
l'étranger, elle le laissa
parler. Sans mot dire elle
se mit à palper ses riches habits et
les reconnut pour les avoir tissés.
— Je prends part, dit-elle, au récit de tes infortunes, car on
me dit une femme d'une vertu
consommée. Si tu arrives à gagner mon estime, tu obtiendras de moi tout
le secours désiré, mais on me
croit aussi dotée d'une rare prudence. Alors, dis-moi auparavant qui a
tissé les habits dont tu es vêtu. J'aimerais à en connaître l'auteur
pour en faire de pareils avec mes
servantes.
Sur
ces mots, le fils d'Ithaque se troubla, car il devina que la reine avait
reconnu ses ouvrages, et il savait aussi par Pénélope que la sagesse des
ménagères s'enflamme de colère quand elles
ne trouvent point le nombre de leurs linges. Il s'écria donc :
— La personne qui a tissé ces étoffes est la plus belle
et la plus
magnanime de l'Univers. Sa vertu est
répandue sur tous ses peuples, et sa renommée a rejailli
jusqu'à la demeure des dieux.
A
ces simples paroles, l'auguste reine baissa les yeux, car elle s'était
aussitôt reconnue. Couvant Odysseus d'un
regard flatteur, elle prononça
avec une grande douceur :
— Tu es un grand devin, étranger, car tu as dit vrai. C'est moi
qui ai tissé ces linges, mais comment les
as-tu sur
ton corps, alors qu'ils
étaient sur le char de
Nausicaa ?
Odysseus
avoua alors les circonstances de sa rencontre
et Arétée amena le héros près de son époux en lui
contant cette histoire.
— Un homme hardi, dit
le roi — quand il eut achevé sa grande chère — réussit mieux qu'un
autre dans tout ce qu'il
entreprend. Si le négoce demande la ruse, les conquêtes demandent de
l'audace. La tienne ne laisserait pas de nous inquiéter, car, inconnu,
tu as accepté d'être vêtu par ma fille alors que naufragé tu étais
nu. A première vue, cet acte
bouleverse les préceptes que nous lui
donnâmes. Mais mon épouse est
fière d'avoir été prise par toi pour la plus grande beauté de la
Terre, et, sans affirmer que
tu dis vrai, je la crois désormais
acquise à tous tes desseins.
Nausicaa,
avant témoigné de l'aventure, son père
invita Odysseus à venir dans la salle où les Principaux étaient réunis
pour se réjouir dans un beau repas. Le généreux Alcinoüs pria l'étranger
de s'asseoir dans les cendres du foyer, pensant que le naufragé était
refroidi dans son corps, car telle
était la loi de l'hospitalité.
Le
noble Echénéus demandant à l'inconnu de se nommer, Odysseus lissa d'une
main les boucles de sa chevelure et se leva
tout droit. De ses reins
il secoua les cendres et alors se fit connaître. D'une voix sonore il se
proclama le plus grand héros de la Grèce, dont la gloire immortelle
avait jailli jusqu'à l'Olympe.
Ces paroles importantes décidèrent le roi à le faire asseoir sur
un trône afin qu'il fît le récit de ses prouesses, car il venait de témoigner
d'une prodigieuse audace. Tous l’écoutèrent
avec une grande dévotion, et Odysseus leur
sut gré de leur crédulité.
Ils se
louèrent avec lui de
ses exploits dont les plus beaux étaient le produit de son esprit.
Ils passèrent ainsi plusieurs
nuits à se réjouir ainsi
que font les enfants.
