Leucothée

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Odysseus   naviguait    depuis   dix-sept   jours, quand il découvrit les sombres montagnes des  Phéaciens.   Mais   Poséidon,  toujours courroucé, du crime commis contre  son fils  Polyphème, excita  des   tempêtes   et   couvrit   la  mer d'épaisses ténèbres. Le violent Zéphyr et le Borée se déchaînèrent et un flot épouvantable vint foncer sur le vaisseau. D'un furieux coup de vent il brisa son mât et le jeta au loin. Longtemps le prince d'Ithaque demeura enseveli parmi les ondes sans vaincre l'effort des vagues qui couvraient son corps chaviré. Avec peine il surmonta le flot et rendit par la bouche l'eau salée. De sa tète et de ses cheveux il en coulait des ruisseaux. Il se saisit du radeau et, faisant effort, s'y accrocha, bravant ainsi la mort. Mais il était un jouet des vagues qui sans cesse le poussaient à un péril nouveau.

Dans cet état il demeura jusqu'à l'aube, songeant aux malheurs qui Pavaient accablé. Il n'hésita pas à en reporter la faute aux femmes et chargeait leur conscience de toutes les peines qu'il avait subies.

— C'est, pensa-t-il dans cette longue nuit, une espèce sans parenté avec celle de l'homme. Sans doute est-ce quelque oiseau envoûté auquel, en un jour favorable, Zeus, dans son caprice, aura donné forme humaine. Tantôt parée d'un plumage dont elle abandonne la traîne au contact des ruisseaux, tantôt courtement troussée avec l'impudeur des merles, toujours prêts à persifler les animaux rampants, tantôt sautillant de branches en branches, comme des coquines volages, ou trébuchant sans cervelle, ainsi que font des mouches, d'une écuelle à l'autre.... Il se demandait par quel sortilège elles se mêlaient à la vie des héros pour y porter tous les désordres. Alors même que les femmes étaient couvertes de déraison, elles en sortaient avec la raison et quand l'homme se trouvait armé de griefs jusqu'aux dents, il sortait de chez elles lourd comme une mule chargée de torts ou comme s'il fût couvert d'ordures. Elles lui montrent la jarre qu'elles ont renversée et aussitôt elles réclament une robe de pourpre brodée d'or comme récompense. Et surtout qu'elle soit du plus riche ouvrage ! Qu'elle soit seyante à leur corps ainsi qu'un voile humide par la rosée du matin, faute de quoi elles menacent l'époux d'ameuter les voisins pour l'accuser de les avoir frappées de verges.... Tout cela n'est-il point l'indice d'un pacte avec des divinités infernales ?

Les femmes aiment les enfants, se dit-il encore, les fleurs et les querelles, tout cela d'un amour également furieux qui surprend l'esprit des hommes. Par contre, elles n'ont de repos, qu'elles ne l'aient entraîné dans quelque embûche, avec des douceurs pareilles au miel. Il portait à ce sujet une rancune cachée à Calypso et lui reprochait deux choses principales, dont la première était de l'avoir trop aimé, pour ensuite l'a voir pris au mot quand il avait déclaré vouloir retrouver sa patrie. Il ne pouvait s'expliquer qu'elle eût si facilement obéi aux commandements de Zeus qui réclamait le départ de son hôte alors que sa passion pour lui eût dû la poussera braver la colère des dieux et empêcher ce nouveau voyage. Non seulement elle s'était inclinée devant cet ordre, mais elle avait nargué le partant en lui offrant un beau vaisseau et en le couvrant de riches habits. A quoi lui servait son vaisseau, si les flots de la mer devaient le briser ? Et à quoi lui servait d'avoir été baigné dé ses mains avec des parfums pour qu'ensuite il soit plongé dans l'onde a mère et son corps couvert de limon ?

Tandis que la véhémence des flots le précipitait tantôt sur la cime des vagues, tantôt dans leur profondeur insondable, il maudissait l'ingratitude de cette femme et ses entreprises sournoises alors qu'il eût pu demeurer dans sa grotte et dormir sur sa couche soyeuse, en lui accordant des preuves de vigueur. Il était ainsi à enrager de sa perfidie en coulant dans une mort certaine, quand soudain il s'entendit appeler. Une déesse, d'une grande beauté, surgissait de l'écume et montait devant lui, son corps tout vêtu de nacre. Elle lui parla ainsi :

— Généreux fils de Laërte, je suis la fille de Cadmus, la belle Ino. Mortelle autrefois et danseuse rituelle des fêtes de Dionysos, les dieux m'ont élevée au rang de déesse de la mer. Ce fut là une juste récompense d'un grand nombre d'événements que ma pudeur se refuse à narrer. Néanmoins je puis te dire que dans ce commerce, si l'on est grandement honoré, le principal n'est pas de parvenir, mais c'est de durer. Zeus de sa propre main ceignit mon front de rosés le jour où il eut dérobé mon printemps. Mais en diverses circonstances il me rendit cette vertu pour couronner, par des artifices, les désirs de ses successeurs. C'est ainsi qu'il me permit de renaître à l'innocence un grand nombre de fois. Quoi qu'il en soit, je m'appelle à présent Leucothée, ayant changé de nom selon la manière des femmes qui parviennent aux honneurs. Je suis sortie du sein de l'onde pour sauver en toi le plus grand héros de la Grèce. Quelque redoutable que puisse être la colère de Poséidon, elle ne viendra pas à bout de ta ruse. Je n'ai pour me vêtir que ce voile mortel. Je te l'abandonne et tu tireras ainsi un double profit par l'agrément de sauver ta vie et par celui, plus inestimable encore, de me voir nue. Car la renommée de ton cœur magnanime est venue jusqu'à mes oreilles. Étends donc devant toi mon seul vêtement et ne crains plus rien puisque, de cœur noble, tu dois porter au sexe qui t'a donné le jour un crédit illimité.

 

Le prudent Odysseus ne fut point surpris de ces louanges. Il s'en alarma pourtant. Car, encore qu'il ne cessât de se flatter lui-même, il se méfiait de ceux qui, avec trop d'audace, violaient la vérité. Il saisit néanmoins le voile que Leucothée lui tendait, malgré sa répugnance à recevoir un présent d'une femme dont la seule gloire était la complaisance. Mais il estimait qu'il est des circonstances où les plus honnêtes gens doivent fermer les yeux devant les écarts des femmes qu'ils ont rendues prospères et qui savent honorer les dieux. Il n'hésita donc plus à user du secours qui lui était donné dans son péril et il adressa à Ino les paroles suivantes :

— Tu dis vrai, fille de Cadmus, surnommée Leucothée. Je suis bien le noble prince d'Ithaque. J'ai détruit la ville de Priam. J'ai échappé au massacre et à la ruse des magiciennes qui avaient souhaité mon trépas, car je n'ai d'amour que pour mon épouse et pour ma patrie. Je suis le fils du sage et belliqueux Laërte et s'il paraît singulier à ta fruste raison de le voir ainsi paré de tant de vertus, je te dirai que la noble race qui est la mienne sait concilier l'invraisemblable et, qu'en le proclamant, elle en tire une gloire immortelle. Par cette audace, elle en impose à ses ennemis et les disperse dans l'épouvante. A présent que tu sais l'étendue de mes mérites et ceux de mes pères, dis-moi comment je dois me comporter à l'égard de mon sauvetage, car mon corps est plié sur ce radeau sous la violence des ondes et il est grand temps que je sorte enfin de ma condition.

— Valeureux prince, s'écria la déesse des mers, mon cœur est touché de ta confiance et fier de servir un tel héros. Si les grandeurs auxquelles m'ont élevée les dieux n'y mettaient obstacle, j'aimerais me baigner avec toi et jeter sur ta chevelure l'eau d'une fontaine pour réjouir ta nature et la mienne et les rendre hilares. Mais comme ma vie est tenue désormais à beaucoup de dignité, et que la mer joue avec toi plus cruellement que je ne ferais moi-même, abandonne le radeau et hâte-toi de te mettre à la nage. Tiens mon voile devant toi ; il se gonflera aussitôt et te portera à un rivage heureux où tu trouveras des mortels empressés à te secourir.

Elle prononça ces paroles puis, d'un rapide plongeon, le corps rompu à toutes les audaces, elle disparut des yeux d'Odysseus.

Quand il fut seul, il repassa dans son esprit ce qu'il venait d'ouïr et fut pénétré de douleur. Il craignait que cette déesse n'eût encore machiné sa perte, puisqu'elle le pressait d'abandonner son radeau. Quelle confiance pouvait lui inspirer ce voile d'une courtisane qu'une condition usurpée avait livrée jadis à de si déplorables pratiques ? Quel fond pouvait-il faire sur une si fragile conscience ?

 

Une vague qui inonda sa face le déroba à ces funestes pensées et le rappela à la raison. Sa bouche cracha l'onde salée, puis il songea que pour l'instant il était prudent de rester sur son radeau. Sitôt que la véhémence des flots aurait mis celui-ci en pièces il irait chercher son salut à la nage. Il s'en tint à ce sage parti, mais il conserva le voile de Leucothée, pensant qu'il est une heure où nul don n'est négligeable.

Deux jours et deux nuits, il erra sur la mer véhémente. Quand son radeau fut brisé, il nagea derrière le voile qui le soutint au-dessus des eaux. Il ne crut pas ses yeux de voir qu'une femme avait su tenir ce qu'elle avait promis. Le troisième jour, le vent s'apaisa et Odysseus, élevé sur la cime d'une vague, aperçut la terre proche de lui. Pareille à la joie des enfants qui du haut d'un rocher tombent dans les bras de leur mère, la sienne le porta bientôt dans une île souriante. En abordant, il laissa choir le voile de Leucothée à l'embouchure d'un fleuve et le repoussa à la mer, sans autrement s'en émouvoir. Telle est la force d'oubli des hommes, qu'un lien fragile est dédaigné promptement dès l'instant qu'il a cessé sa mission secourable. Quelle que puisse être la grandeur d'un service rendu, quand le profit est consommé, sa valeur se réduit à néant.

La déesse qui dans les airs avait suivi le cours du Fatum retira rapidement son voile, déçue de voir que le prince d'Ithaque, arrivé vivant sur le rivage, n'eût point songé seulement à lui immoler un bélier. Car elle était accoutumée à recevoir des présents, et elle estimait, selon la bassesse de sa nature, que la vie était un échange de bons offices. Mais le fils de Laërte se sentant sur la terre ferme ne songea plus à cette aide miraculeuse. N'était-ce pas plutôt sa propre vaillance qui l'avait tiré de ce péril ? Bientôt, il n'hésita plus à s'en attribuer le mérite et baisa le sol, joyeux de sa délivrance. Mais soudain, plein d'inquiétude, il se demanda ce qu'il allait devenir.

Le froid et la rosée du matin allaient achever sa faiblesse. S'il gagnait la plaine, en entrant dans les bois il craignait de servir de pâture aux bêtes carnassières et il n'aurait plus la satisfaction de châtier les prétendants. Il serait aussi privé de celle de raconter à Pénélope les souffrances inouïes que dans son exil il eût pu endurer si les dieux l'avaient voulu, sans oublier celles qu'il avait subies réellement.

Après avoir bien balancé dans son esprit, il monta au plus haut des rochers et longea les précipices. Arrivé près d'une vallée il se mit sur un lit de feuillage, entre deux oliviers dont la ramure lui procura une retraite tranquille. Il s'en couvrit tout entier et Athéna coula sur ses paupières un sommeil bien­faisant, moins pour le récompenser de ses exploits que pour lui prouver que sa mansuétude s'étendait même sur les plus mauvais sujets.

De cette déesse il escomptait toujours un secours sans s'attarder à réfléchir s'il l'avait gagné, estimant fort bien que les femmes ne vous aiment jamais quand vous le méritez, et aussi bien qu'elles savent vous combler d'amour quand, couvert d'abjection, vous faites horreur à votre prochain. Un homme, bien tourné et doué des gestes qui viennent à leur heure, peut, avec elles, se soutenir par les plus tristes raisons et, prompt à les trahir à chaque minute, il sait, en un tour de main, les ramener à sa dévotion, là où les meilleurs arguments des docteurs seraient gaspillés en vain. C'est sur ce mystère que son espoir sans cesse comptait. C'est lui qui toujours devait le tirer du bord du gouffre où pouvait sombrer sa mauvaise fortune qui avait été — ce n'est point un secret pour les dieux — une longue bonne fortune.

C'est ainsi qu'Odysseus s'endormit sous la vieille ramure.