Le
prudent Odysseus, lorsqu'il était
captif sur quelque rivage
lointain où la colère de Poséidon
avait voulu qu'il échût, s'en louait toujours
secrètement quand il y rencontrait des déesses hospitalières. Un
nouveau naufrage l'ayant jeté
dans l'île de Calypso, une femme
magnanime l'y avait accueilli, qui unissait la beauté
à la perfection du cœur.
Encore que ces choses se disent parfois, il n'est
pas fréquent
qu'elles soient vraies. Aussi était-ce
merveille que, cette fois, il en fût réellement ainsi.
Loin des artifices dont Circé avait usé pour tantôt attirer,
tantôt repousser son hôte, Calypso allait
à ce naufragé sans faire ses complices d'un couple de léopards, ni du
feu voilé de ses regards, ni d'aucune drogue mêlée à des vins. Dès le
premier jour elle lui avait tendu sa coupe vermeille après qu'elle eut
fait préparer pour lui tout ce
qui peut charmer les hommes, et aussi ce qui est doux à leur nature. De
ce négoce il était venu une satisfaction entière à l'infortuné héros,
si souvent menacé de périr ou de jeûner de plusieurs manières. Il
avait oublié sa chère patrie, encore qu'il
en parlât parfois en versant des larmes abondantes, pour laisser un bon
renom de sa vertu. Il aimait pourtant à tenir caché qu'il
était uni par les dieux à la plus digne des épouses, car il estimait ce
détail négligeable. Mais ainsi qu'il
est de la triste condition, faite aux sens des hommes — et qui veut la béatitude
funeste à leur énergie — il en advint de même d'Odysseus et bien
qu'auparavant il eût désiré rester toujours captif d'un
sort si favorable, il n'en était pas moins las, à la longue, du peu de
diversité qu'offraient les meilleurs agréments. Ni le piquant des
aventures, ni aucun obstacle, s'opposant à ses désirs, ne le libérait
de leur quotidien. Aussi, après
les premiers indices de cette pesanteur, il songea d'abord à s'étourdir
de vin pour oublier son exil, car il n'avait plus
ni vaisseau ni rameurs pour s'en éloigner. La réflexion lui vint qu'en
attendant sa délivrance,
le mieux serait encore de fuir par l'isolement cette compagne attachante
dont il craignait à présent le jeu monotone des plaisirs. Bien que ces
choses lui rappelassent son état conjugal, il songea qu'il ne les avait
pas si longtemps fuies pour en trouver
ailleurs de semblables. Aussi abandonnait-il la divine Calypso durant tout le jour, sous des prétextes qu'il était
ingénieux à découvrir et que sa prudence variait à l'infini.
Dès
l'aube il quittait lestement le mystère sonore des grottes pour une forêt
où mille oiseaux de mer avaient créé leur retraite. Auprès des
ruisselets qui enroulaient leurs chants autour des prairies, ses pas
foulaient des tapis de fleurs. Les Immortels même
n'eussent pu voir un si beau lieu sans en sentir dans leur cœur
une secrète joie. Mais Odysseus alors s'asseyait sur le rivage pour
exhaler sa douleur et confier aux vents
les aveux de ses lassitudes.
Un
soir que la patiente Calypso, comme à l'ordinaire, attendait son divin
amant, Hermès, descendu des cieux avec ses sandales d'or, vint la visiter
et prononça ces paroles surprenantes
:
— Déesse, quelque répugnance que j'aie à obéir aux ordres de
Zeus, il m'a commandé de te porter un
message.
Calypso,
habituée aux paroles rudes des hommes par la satiété d'Odysseus qui en
usait avec elle, s'en montra pourtant étonnée; mais le plus insolent des
dieux continua ainsi :
— Qui, sans y être contraint, traverserait pour toi
cette étendue de mer où l'on ne trouve sur sa route nul humain offrant
des présents aux dieux passagers. Or, donc, tu as enchaîné auprès de
toi le plus malheureux des héros qui, pour avoir saccagé la ville de
Priam, a droit à notre respect. Ses vaisseaux ont été brisés et Zeus
t'ordonne de l'aider dans son retour,
car la Parque file et il ne veut pas
qu'Odysseus meure loin de ses États et de la couche de son épouse.
Ces
paroles remplirent de douleur l'âme de Calypso.
— Que vous êtes envieux, dieux incléments,
des femmes qui choisissent des mortels
pour leurs amants. La belle Aurore n'eut pas plutôt regardé le
jeune Orion d'un œil favorable que déjà
vous ne cessâtes de le poursuivre, jusqu'au moment où les flèches de Diane le privèrent de ces espérances. Ainsi vous
voulez faire pour moi-même ! Odysseus est dévoré pour moi d'une passion
immortelle, et s'il n'est pas à mes côtés tu le trouveras au bord du rivage
où il observe le jeu des
vagues. Son noble amour a excité vos courroux, mais il m'est
attaché jusqu'à la mort, pour
avoir été sauvé par moi d'un naufrage. Si pourtant Zeus me l'ordonne je
céderai à la force. La vie des femmes n'est-elle pas un sacrifice
sans fin à la violence des dieux et à leur absurdité ? Toujours,
en quelque manière, ils les empêchent de chercher celui qu'elles préfèrent
et les menacent ensuite des foudres éternelles dès qu'elles l'ont trouvé.
Ayant tout fait pour préparer les embûches de
la séduction ils nous maudissent pour y être tombées et nous condamnent
aux moins désirables alors que notre libre choix nous eût couronnées de
bonheur. Pars donc, je satisferai à
ces augustes désirs. Le bon sens n'y a aucune part, mais, plus
faible que vous, je suis soumise à
vos lois.
Le
cœur brisé elle alla trouver
Odysseus et lui fit
part du commandement des dieux. Celui-ci
frémit à
cette nouvelle. Autant
il songeait à partir quand personne ne le lui
demandait, autant il songeait à rester quand on désirait qu'il
partît. Calypso mit, dans ce cruel devoir, sa douceur habituelle. Mais
l'ombrageux Odysseus déclara qu'il ne la quitterait qu'en échange de son
serment de ne former contre sa vie nul
mauvais dessein.
La
déesse se mit à rire au plus beau de ses larmes, et
lui
dit, en lui
prenant la main :
— Ton discours me divertit par son énormité. Ne t'ai-je
pas sauvé d'un naufrage ? Ne t'ai-je
pas vêtu de
riches habits ? Ne t’ai-je pas aimé d'un cœur sensible et
promis la jeunesse et l'immortalité ? Ces indices sont-ils d'un mauvais
augure ? Trouve donc naturel que l'agneau ne se pare point des griffes d'un
vautour.
Odysseus
fut frappé de la justesse
de ces propos. Il songea que,
par exception, une femme pouvait, par
un don propice des dieux, exercer la Raison qu'il croyait réservée
aux hommes. Il accepta donc les arguments qui réduisaient ses craintes à
néant, et s'empara des désirs de Calypso comme d'une conquête.
Elle le ramena à sa demeure et lui
donna le meilleur de ce qui plaît aux hommes. Les nymphes le parèrent et lui versèrent
l'ambroisie.
— Fils de Laërte, fit alors Calypso, te voilà
donc prêt
à partir. Malgré ta dureté, je te souhaite les bons vents de Borée,
mais si tu savais les maux que tu auras à souffrir dans ce retour, tu
choisirais assurément de demeurer avec moi, et tu préférerais à tant
de vains travaux ce que je t'offre, quelque impatience que tu aies de
revoir ton épouse. Du moins tu l'affirmes, avec une conviction qui déconcerte.
Sans doute ne me vaut-elle ni en beauté, ni en esprit, mais les
dieux te dispensent de me l'avouer, car il en
coûte toujours aux époux de dénoncer aux autres
femmes le peu d'émoi qu'ils
éprouvent au commerce de la leur.
En toutes circonstances, ils défendent
les membres de leur fa-mille, quel que puisse être le gouffre
de leur disgrâce, et la faiblesse de leurs raisons. Il faut donc honorer
ce sentiment, car, par ce plaisant jeu,
chaque famille devient en quelque
sorte un objet de notre
respect. Je vais te donner de quoi bâtir un nouveau vaisseau et il n'y
manquera rien. Tu iras ensuite
rejoindre ta beauté conjugale qui,
à cette heure, doit vieillir sur son métier.
Le prudent Odysseus, voyant la déesse sur le chemin des plus grandes
largesses, cessa de désapprouver ce
qu'elle avait
dit de cruel pour sa famille, et
il se déci-da aux
derniers témoignages d'un sentiment,
qui déjà roulait
comme une feuille sous l'âpre vent de l'automne.
Le
soleil à ce moment se coucha dans l'onde, et les ténèbres se répandirent
sur la terre. Calypso et le héros de la guerre de Troie se retirèrent
dans la grotte, où ils reposèrent côte à côte ; dans les bras l'un
de l'autre,
ils oublièrent les chagrins qui les
animaient et se noyèrent dans d'ultimes délices.
Le
lendemain, dès que l'aurore aux doigts de rosé eut fait rougir les cimes
des montagnes, Odysseus s'ar-racha des bras de son hôtesse, car le matin,
la hâte des hommes est prodigieuse pour courir à leurs affaires. D'un
pas plus leste, ils quittent une couche dont ils n'attendent plus rien, et
cette ardeur soudaine pour le dehors est égale à celle que, le soir, ils affectent à retrouver leurs foyers. Ce changement
de leur nature
serait affligeant pour celles
qui restent, si, à leur indifférence,
les femmes ne préparaient pas déjà des défaites nouvelles.
Quand
le vaisseau fut prêt, Calypso baigna encore le
divin Odysseus, le vêtit
d'habits magnifiques et lui
souhaita un vent favorable. Quand elle l'eut vu plein
de joie déployer ses
voiles, puis regarder au ciel la Grande
Ourse et le Bouvier, elle rentra dans sa grotte, remplie d'étonnement
de l'ingratitude des hommes. Mais, la nuit, terrassée par la grandeur
glacée de ce départ, elle alla, entre
les bras d'une nymphe, exhaler sa tristesse au bord d'une fontaine,
et les eaux se mêlaient à ses larmes, en un long ruissellement d'argent,
aussi doux que les tresses de sa chevelure désolée. Dans les ténèbres
elle appelait le nom de l'absent.
Puis elle pleura en un long chant
plaintif. Puis elle pleura encore, jusqu'à
l'aube. Quand les vagues de la mer lui eurent rapporté dans leur sillage les derniers
bruits du vaisseau disparu, elle s'endormit
enfin.