Les sirènes

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Quand le divin fils de Laërte, à l'ombre de ses voiles, voguait sur les flots, il s'aperçut qu'il passait dans les parages de l'Ile des Sirènes et il songea aux récits qu'on lui en avait fait. L'origine de leur réunion était le déboire qu'elles avaient ressenti, tant par leur commerce de famille que par celui des hommes qui s'étaient trouvés sur leur passage. Parfois aussi des femmes expertes en révoltes avaient-elles ôté à des jeunes filles de faible résistance le goût des obligations auxquelles elles avaient souscrit. Car souvent la famille avait rendu ces devoirs amers tout en les disant magnifiques. Ils consistaient en servitudes à l'égard principalement de leurs mères, en offices subalternes, honnêtes assurément, mais qui les courbaient sur des laines. Ensuite, les jours de fêtes, même sous les ombrages des bois, jamais, dans quelque bocage elles ne pouvaient écouter le jeu de flûte de quelque satyre, ni se laisser mener un instant dans une grotte pour explorer son mystère et jouir de sa fraîcheur. Il ne leur restait que de rêver solitairement à des objets qu'elles convoitaient avec d'autant plus d'ardeur que l'usage leur en était défendu.

Souvent aussi ce sont celles qui déjà écoutèrent les satyres pour s'en trouver bientôt en état de dé­goût, à cause des façons sans doute dont ceux-ci, pour les charmer, s'y étaient pris. Ces femmes pour s'assembler quittent alors les liens dont elles ont leur suffisance. Se répandant d'abord en plaintes bruyantes elles stimulent leur ressentiment contre des lois intolérables et boivent ensuite sur les joues de leurs compagnes les larmes de leur malheur réciproque. Réunies dans cette île et s'éloignant des rites barbares elles préparent à leur vie, pour imparfaite qu'elle soit, un état favorable. Mais renonçant aussi aux profits qui leur viennent des hommes — la protection, les avantages des conquêtes qui font la richesse — elles en sont réduites à guetter les épaves  de la mer, les naufragés qu'elles attirent pour dévorer leur chair et pour les immoler à d'antiques vengeances.

C'est ainsi du moins qu'était leur renommée.

Se trouvant sur le chemin d'Odysseus il les savait donc en mal d'enchanter les hommes qui côtoyaient leur rivage.

Aussi, quand le vaisseau passa au large de l'île des Sirènes, l'époux de Pénélope boucha de cire les oreilles de ses compagnons, les rendant ainsi insen­sibles aux appels de ces femmes. Lui-même, fier de la sagesse surhumaine qu'il opposait aux tentations, dédaigna ce moyen qu'il trouvait grossier. Il prit seulement le parti de se faire lier solidement au grand mât pour ôter à sa nature tout moyen d'accomplir l'irréparable. Cette précaution n'était point vaine. Dès que ces femmes aperçurent les navigateurs elles se mirent à chanter la gloire des héros, car elles feignaient d'admirer les hommes audacieux.

— Venez vous reposer près de nous, crièrent-elles de loin, vous apprendrez des agréments que vous aimerez à connaître, car nous sommes instruites de sciences merveilleuses, aptes à transporter vos esprits.

A ces propos, Odysseus comprit toute l'étendue du péril et se félicita des mesures qu'il avait prises sur lui-même. Certes, il n'eût point hésité à aborder ces rochers pour jouir de ces avantages s'il n'avait point su que ces femmes font état de leurs séductions, tirant d'elles un bénéfice hors de leursrites. Le grand nombre d'ossements témoignait de leurs sens cruels. Eussent-elles été disposées à lui apprêter une bonne chère ? A le baigner d'essences parfumées sans qu'il lui en coûtât rien ? A lui offrir de riches habits ? Alors son parti eût été vite pris de ne point se prévaloir des vertus qui étaient les siennes pour accepter un accueil aussi favorable. Par mal­heur il ne pouvait rien attendre de pareil de leur mauvaise renommée.

— Filles astucieuses, leur cria-t-il, dans ses liens, vous qui faites montre de vos charmes, et un négoce des plaisirs dont vous vous prétendez instruites, voyez comme le cœur du valeureux Odysseus nargue vos chants pervers. Ses compagnons sont sourds à vos sortilèges et le destructeur des villes se joue de vos ruses impures. Il ne songe qu'à son épouse et à sa patrie. De leur amour il fait sa seule litière. Retirez-vous dans vos repaires et réservez vos appels aux déments sans honneur qui cherchent entre vos bras le miel tourné de vos perfides caresses ! Ne provoquez pas davantage la force endormie des héros. Leur sang est béat en face des colombes et ils les laissent voler dans leurs chevelures pour les emmêler en désordre. Mais qu'ils découvrent leur félonie et en un instant leur nature se refroidit comme un fer rouge sous le jet d'une fontaine. Ils brisent alors vos lyres comme des fétus de paille et la force de leurs bras se réveille à de terribles exploits.

 

Ainsi parla le divin Odysseus. Les Sirènes, sur ces paroles, éclatèrent d'un rire joyeux, signe de leur abjection.

— Vainqueur des Troyens, crièrent-elles, tu nous as révélé la hauteur de ta vertu et ce cri a transpercé nos entrailles, car nous savons le prix des sentiments que les hommes incorruptibles ont sur les lèvres. Ils s'en réclament avec tant de fureur qu'ils n'ont plus à les prouver. Cours vers ton épouse qui t'attend dans son foyer pour que les ardeurs de ton sang s'en retournent à ta famille. Renonce au bonheur d'immoler ta nature, mais accorde-nous une grâce.

Heureux de s'être tiré à si bon compte d'un tel péril, Odysseus demeura pourtant anxieux de savoir la grâce qu'elles demandaient et de quelle espèce elle pouvait être. Mais les Sirènes le laissèrent longtemps dans l'impatience. Elles continuèrent à rire, à jouer avec leurs voiles autour de leurs chevelures. Puis elles entonnèrent un chant merveilleux, apte à émouvoir les pierres et à faire sortir les monstres des profondeurs de la mer. Quand elles furent lasses de ces divertissements elles s'assemblèrent toutes sur l'extrémité d'un rocher et se mirent à danser. Enfin, lorsqu'elles pensèrent avoir assez exaspéré le sang du héros, elles se mirent à le défier :

— Envoie-nous ton fils Télémaque, afin que nous puissions l'instruire de plusieurs sciences et enchanter sa nature. Car il doit être bien innocent. Nos bras s'apprêtent à le mener dans les délices des plaisirs favorables et il pourra ensuite se tirer à son honneur des embûches qui guettent son hyménée. Les jeunes hommes ont encore au coin des lèvres le lait des nourrices si par aventure ils n'ont point, dans quelque grotte, rencontré une suivante de leur mère qui dans leur sommeil les aient provoqués. Tel n'est pas le cas de Télémaque, préservé de ces périls par l'admiration que pour ta vertu il doit professer.

Quand Odysseus eut entendu ces blasphèmes, il se couvrit le visage, puis d'un ordre .impérieux il fit fendre la mer à son vaisseau, laissant derrière lui de longs sillons d'écume. Le vol de l'épervier, le plus agile des oiseaux, n'eût pu égaler sa vitesse. Car la sagesse de ce héros était pareille à celle des dieux.

Les Sirènes lui crièrent encore de charger Télémaque de riches présents et de lui confier pour elles les habits magnifiques que Pénélope avait mouillés de ses larmes en résistant aux poursuivants.

Les compagnons, ayant toujours la cire dans les oreilles, ne savaient ce que disaient ces femmes et ils donnèrent force coups de rames en se moquant de leurs gestes désordonnés.

— Pourquoi, dit Euryloque, sont-elles à danser sur le rocher, à dénouer leurs cheveux comme des démentes et à secouer leurs Voiles sur le sommet de leurs têtes ? Espèrent-elles par ces niaiseries nous faire manquer le bon vent qu'Éole nous envoie ? J'ai déjà échappé aux sortilèges de Circé et de ses suivantes auxquels pendant si longtemps nos compagnons ont succombé.

— Tu n'aimes point les servantes, fit Périmède, qui ramait à côté de lui.

— Comment les aimerais-je ? Ma mère me laissa tout jeune entre leurs mains. Un jour, l'une d'elles, pour se venger de justes représailles, me priva, en taillant un habit, des moyens qui rendent les hommes joyeux. Cet acte me laissa défaillant à l'heure du grand éveil. Mais dusses-tu t'en étonner, je ne m'en suis jamais senti jaloux, et si mes sens en sont moins ouvragés, ils sont aussi plus paisibles. Car je me flatte de n'avoir jamais encore été ému par une joueuse de flûte, quand bien même je l'eusse trouvée toute apprêtée au fond de ma couche, et je peux me vanter que Vénus n'a pas encore mis au monde la nymphe qui me fera déborder.

J'ai longtemps fait la guerre. J'ai coupé des têtes et pris des trésors. Je me suis saoulé de sang et de vin. J'ai assez fait pour la gloire et ne me soucie point de peiner encore pour l'amour. Quand à toi, Périmède qui faisais le bouc sur le pas des servantes, l'automne va venir sur ta peau lézardée. Aussi retiens les paroles que mon aïeul aimait à dire aux vieillards, altérés devant les génisses : Quand il commence à neiger sur ta tête ouvre ta cave, mais ferme ton manteau !

Ainsi parla l'incomplet Euryloque.

— Donne-moi seulement une cave, répliqua Périmède, et aussi un manteau. Puis je verrai ce que je ferai.

Le vaisseau s'étant à ce moment éloigné de l'île des Sirènes et Éole ayant dispersé aux vents le chant de ces tristes femmes, Odysseus commanda qu'on déliât ses attaches et que ses compagnons ôtassent la cire de leurs oreilles. Tous obéirent avec une hâte dévote et l'époux de Pénélope remercia les dieux de lui avoir — pour une fois — conservé la sagesse.