Hadès

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Quand la nuit eut répandu ses ténèbres sur la terre, les navigateurs arrivèrent à l'endroit que Circé leur avait désigné. Ils virent bientôt venir à eux Tirésias, le devin. Il tenait à la main son sceptre et démontra ainsi que son état était respectable.

— Imprudent ! s'écria-t-il, en apercevant Odysseus, pourquoi as-tu quitté la lumière pour ce rivage funèbre ?

   A ces mots, une pâle frayeur s'empara du prince et il dit, d'une voix étranglée :

— Tu ne m'attendais donc pas, triste devin ?

— Hélas non, fit celui-ci. C'est la .déesse Circé qui, fatiguée de tes propos toujours semblables, t'aura expédié ici, car la femme aime la diversité et se gausse volontiers de celui qui abuse de la grandiloquence. Elle se délecte du Vide, mais elle s'ennuie du Néant. Puisque te voici, prends quelque repos, je te tirerai ton horoscope.

Quand il fut las d'exhaler son désespoir, et en pénétrant dans une fente de rocher où bruissaient des eaux souterraines, Odysseus parla ainsi :

— Tu connais l'avenir, noble sage, dis-moi quand je retrouverai ma chère patrie et mon épouse bien-aimée. Dis-moi aussi ce qu'elle fait en ce moment ? Bien que l'infortune de ma destinée ait voulu que je rompisse malgré moi les serments que jadis je lui fis, je songe sans cesse à ceux qu'eue prêta elle-même. Tantôt mes défaillances me venaient de la ruse des déesses qui, ainsi que Borée, soufflaient sur mes volontés, tantôt de l'audace incroyable dont elles circonvinrent mon innocence en m'attirant par de riches présents et en m'enchaînant de vive force à leurs néfastes désirs. Mais il me serait insupportable de penser que Pénélope se soit laissé fléchir par des sortilèges et qu'elle n'ait pas préféré la mort au déshonneur. Si moi-même j'ai succombe, je le dois au feu généreux de mon sang, mais je ne saurais accepter pour elle-même une raison aussi péremptoire. Dis-moi donc, puisque tu le peux, si elle s'est toujours montrée à la hauteur de ses devoirs.

   — Tu crois, fit le devin, mes mérites aussi grands que les tiens. Cette renommée me flatte et tu sauras ce que je sais. Si tu l'estimes peu, à toi d'y ajouter quand, à ton tour, tu le conteras aux autres....

A ce moment, ils virent des ombres s'approcher d'eux et Tirésias leur fit signe de venir auprès de lui. Odysseus eût préféré apprendre au plus tôt ce qui en était advenu de Pénélope, mais il retint son impatience dans ce lieu où les soucis passagers n'étaient plus que fumée et dérision.

La première ombre qui se présenta était Antiope. Le devin appuya ses mains sur son front pâle et lui dit :

— Tu as deux fils !

La fille d'Asopus, frappée par la justesse de cette sentence, fit un geste affirmatif.

 — Ils ont, continua le devin, jeté les fondements de la ville de Thèbes et devinrent illustres.

L'heureuse mère redoubla de surprise de voir que Tirésias connaissait si bien la gloire de ses enfants. Elle se précipita sur ses mains en signe de respect.

— Tu te vantes, fit encore le vieillard, d'avoir dormi dans les bras de Zeus, mais tes fils sont d'un meneur de char. Il s'appelait Enipos.

Sur ces paroles, Antiope poussa une clameur indignée et s'évanouit. Tirésias eut un geste indifférent. 

— Les femmes n'aiment pas, dit-il, la vérité. Elles ferment les yeux devant sa flamme et par là elles la font disparaître.

Ces paroles firent une grande impression sur Odysseus et le fortifièrent dans l'idée d'user des mêmes moyens. Il vit arriver alors l'infortunée Épicaste qui se prosterna avec humilité en baisant les pieds du Sage.

— Quelle est cette matrone ? demanda le fils de Laërte. Elle semble craindre les Dieux et être soumise à leurs commandements.

— Tu dis vrai, fit le devin, et, avec bonté, il s'adressa à l'ombre :

— Tu serais une femme bien digne si tu n'avais point commis un acte de déraison que d'aucuns ont osé blâmer, celui d'épouser ton fils qui venait d'immoler son père. Les dieux eussent été indulgents, car ils applaudissent aux actes audacieux, mais ils cédèrent à l'opinion qui, toujours hypocrite et envieuse, se mêle des affaires privées, et aime à flétrir tout ce qu'elle n'ose pas faire. C'est ainsi qu'au seuil de ton thalamus ils te tressèrent un fatal cordon. Tu y passas la tête et tu tombas ainsi victime de vains propos.

Épicaste, émue de voir que ce vieillard rendait enfin justice à sa conduite, partit en le bénissant. Vint ensuite à passer la prudente Ériphile. Le devin apprit à Odysseus qu'elle avait, à la vie de l'époux, préféré un collier d'or. Le prince admira une si grande sagesse tout en ne souhaitant point que sa compagne en usât ainsi à son détriment. Car le cœur des hommes se limite à leur seul profit.

 

Un jour, que sur la terrasse de sa maison, Ériphile avait pris un bain, elle s'était, pour la première fois, dans le miroir de l'eau, connue tout entière, et cette circonstance, qu'elle n'avait point cherchée, mais dont elle goûtait la faveur, lui ayant donné une fière idée de sa nature, elle avait résolu d'en tirer tous les avantages qui convenaient à une si heureuse découverte. Quand Zeus, pour éprouver sa vertu, lui eut ordonné de choisir, préférant le collier d'or, elle avait jeté l'époux dans le trépas.... Aphrodite, complice de ce choix désastreux, ne put rien contre les rigueurs qui condamnèrent cette créature au Hadès, car pour autant que les dieux consentent la liberté aux hommes, ils aiment les femmes soumises au sacrifice.

Odysseus pressa alors le devin de lui dire son avenir et ce qui se passait dans sa maison d'Ithaque : Pénélope dépensait-elle pendant son absence en acquérant de riches étoffes, et en les faisant travailler par ses servantes, au lieu de les tisser elle-même au métier ? S'en parait-elle pour troubler les poursuivants ? Dansait-elle avec eux ? Et leur faisait-elle grande chère jusqu'au matin ? Donnait-elle des présents à ceux qu'elle avait choisis? Ou en recevait-elle ? A vrai dire il préférait le dernier. Il se souciait moins de connaître si son fils Télémaque avait séduit ses servantes et s'il en avait des fruits de quelqu'une parmi elles. Mais Pénélope cessait-elle, de demeurer courbée dans ses veillées solitaires ? Il eût voulu savoir si elle ménageait son bien et faisait des réserves sur les laines et les vins des récoltes.

Tirésias écouta en silence ces questions, puis, caressant sa barbe vénérable, il lui avoua que sa sapience n'avait pas atteint une hauteur aussi vertigineuse. A une telle distance il ignorait si Pénélope dansait devant les poursuivants ou si sa sagesse les tenait écartés. Cette incertitude, autant que cet aveu indignèrent l'esprit du héros valeureux.

— Tu as deviné, s'écria-t-il, les choses les plus cachées de la vie des ombres, et tu ne peux pas me dire si les poursuivants sont le péril de ma maison ?

Tirésias soupira, puis il répondit :

   — Tout ce que j'ai deviné de ces tristes femmes je le savais par leurs amis qui avaient mal parlé sur leur compte. Par cette source on apprend tous les faits qui accablent le prochain. Encore est-ce là un jeu hasardeux et peut-être ai-je calomnié ces larves et les ai-je jetées dans un injuste courroux. Qui nous prouve, en effet, que Zeus n'ait point été réellement le père des enfants d'Antiope ? Et que le cocher n'ait pas endossé une paternité complaisante ? Quelqu'un peut-il se vanter de connaître le nombre incalculable des choses viles que font les Grands quand personne n'est présent pour les voir, ni assez courageux pour le dire ? N'abusent-ils pas de leur prestige pour nier des actes qu'il serait équitable de leur attribuer ? Qui nous dit qu'Œdipe était véritablement le fils de la triste Épicaste et que son père était l'auteur de ses jours ?

 Que saurions-nous à ce sujet sans les auteurs qui sur ces racontars firent maintes tragédies ? Et puis, quand bien même ce serait, nous ont-ils fait par là quelque tort et en quoi, je vous prie ? Enfin que l'avantageuse Ériphile eût préféré un collier d'or à la vie de son époux, qui pourrait l'en blâmer, sinon des insensés s'ils attachent quelque prix à ces pâles tyrans ? Le ridicule de beaucoup parmi eux n'est-il pas sans fin ? Il jaillit jusqu'au ciel. Sordides, lorsqu'il s'agit d'orner la beauté de leurs compagnes, leur despotisme fait retentir le foyer de leur verbe catégorique autant qu'aux heures de repas leurs propos, toujours ennuyeux, font rentrer tous les sourires, car ils n'entretiennent les convives que des gains qu'ils espèrent faire, du malheur des causes publiques et des remèdes qu'on doit leur porter. Or, il n'est point de farce, si hilare soit-elle, qui laisse leurs femmes plus indifférentes que celle-là, et plus disposées, dès que le barbier est allé à ses affaires, à se glisser hors du logis, pour courir à des choses plus plaisantes. Qu'elles préfèrent même la peau d'un bouc à celle d'un ours, qui pourrait les désapprouver ? Et peut-on les blâmer d'aimer le métal qui aux rayons de Phébus emprunte son éclat ? Vaut-il mieux le laisser choir pour courir après l'incertain ? Qui nous prouve, au surplus, que l'époux d'Ériphile n'était point perdu d'honneur et intempérant dans l'usage du vin ? Qu'il ne battait pas sa compagne avec des verges ? Et qu'il la tenait éveillée la nuit pour exiger d'elle des sacrifices qui coûtaient à sa pudeur?

Ainsi donc, tout devin que je suis, j'ai peu deviné, et le peu que j'ai deviné je ne l'ai point compris, car tout, ici bas, est erreur ou comédie. Va en paix, noble héros, destructeur des villes, et ne demande pas à connaître le Passé. Encore que tu le saurais tu en vomirais ce qui nuit à ta renommée et tu détournerais à ton profit tout ce qui te serait favorable. Renonce à perforer l'Avenir que tu ne connaîtras pas plus que la Vérité. Tu l'aimes quand elle te flatte, mais jamais quand elle te confond. Si tant de choses sont déjà oiseuses à faire, crois-moi, d'autres sont encore plus inutiles à connaître. Le principal est que tu saches le chemin qui te mènera loin de ces lieux.

Ce dernier propos trouva dans le cœur d'Odysseus un écho joyeux et il pressa le vieillard de le guider vers la sortie.

— En toutes choses, acheva Tirésias, c'est la sortie, vois-tu, qu'il faut chercher. Fuis les liens obsédants, les honneurs qui rendent stériles les esprits et les écrasent par des rites insipides. Ainsi, tu prépares mieux ta vie hasardeuse. Les déments s'embarquent dans la tempête sans savoir où elle les mène. Des Dieux mêmes ils ont fait les complices de leurs querelles et ils exigent de leur justice ces incroyables complaisances. Ils cherchent la gloire et ils trouvent le désordre. Des peuples entiers ont marché ainsi à leur perte au son des flûtes. Tantôt solennels et secrets, tantôt aboyant des paroles impé­rieuses, ils se ruent dans la discorde comme des chiens en folie et consomment ainsi les printemps de leurs enfants et le beau chant des saisons futures.

Comme Odysseus se souvint que, prince d'Ithaque, il comptait encore régner sur ses sujets, il n'eut garde de retenir ces conseils, car il savait qu'ils eussent trouvé étrange de le voir changer le cours normal des choses, lesquelles doivent demeurer soumises aux commandements de l'absurdité.

Le devin n'ignorait rien de la cécité des hommes qui parmi tant de choses à faire font toujours la plus médiocre. Il se tut enfin et ramena bientôt son hôte hors de ces tristes lieux où régnait trop de vérité.

Odysseus, l'esprit chaviré par tout ce qu'il avait entendu de raisonnable, retrouva avec ses compagnons sa matière terrestre et reprit avec eux la haute mer qui les porta loin du Hadès.