lorsque le divin héros s’approcha des degrés du palais
de Circé, la déesse vint elle-même au-devant de lui
et le mena dans une salle où
elle le fit asseoir sur un beau siège. Elle noua autour de lui
le lien dionysiaque des pampres et pressa le jus
des raisins dans une coupe d’argent. Puis elle
se délecta de son aspect. Aussitôt qu’Odysseus l’eut
contemplée à son tour, il
tomba dans une grande indécision. Le souvenir de
Pénélope, néanmoins,
n’était pas
ce qui alimentait
le plus
ses scrupules. C’était
l’idée plutôt de partager le sort
des compagnons jetés
parmi les pourceaux.
La
déesse fut déçue de l’arrivée du navigateur. Encore qu’elle
goûtât la beauté de son visage, elle
se l’était imaginé,
escaladant avec vitesse les degrés de sa maison, impatient de lui
offrir des hécatombes. Elle le trouva frais comme une pluie d’automne et cette découverte
la plongea dans une grande tristesse,
non pas qu’elle se fût
parée pour décider la nature de cet étranger à des actes enivrants. Elle
l’était surtout de ce qu’elle
ne trouvait nulle occasion de
repousser ses audaces. Elle ne pouvait ainsi faire ce qu’elle
eût aimé le plus au monde :
calmer les transports du héros et le supplier de ménager ses pudeurs.
Elle se décida à lui adresser
la parole et lui offrit un vin précieux qu’il
but sans modération, car il avait grand’soif. Elle
vit par là que sa réserve pouvait
n’être que le résultat
d’une défaillance.
Elle lui demanda
si Poséidon avait envoyé des vents favorables à son vaisseau, et
à quelle heure du jour il comptait lever l’ancre pour rejoindre sa patrie.
Ces paroles,
empreintes d’une si amène indifférence,
enflammèrent pourtant le sang du valeureux
Odysseus. Il songea qu’il ne
pourrait repartir sans ses compagnons et il estima que le plus court
chemin pour obtenir leur liberté
était d’intimider
cette hôtesse périlleuse.
Se dressant de son siège de pourpre et rejetant loin
de lui sa coupe, il tira
son épée et menaça d’immoler la déesse à sa vengeance si elle
ne lui rendait point ses amis captifs. Sa ruse avait dépassé
son espérance. Circé, promptement éblouie
par le réveil de cette nature indomptable,
poussa un grand cri et tomba dans les bras du prince d’Ithaque,
le visage baigné de larmes.
— Qui
êtes-vous donc, s’écria-t-elle,
pour oser lever la main sur moi ? Quel étonnement,
de vous voir, après
cette libation,
me payer de tant d’ingratitude
! Seriez-vous le héros Odysseus, le destructeur des villes ? Déjà
Hermès m’a conté que vous erriez
le long des côtes depuis la
fin de la guerre troyenne.
Remettez
dans le fourreau ce noble glaive qui,
sur un si faible objet, allait égarer
son tranchant, et venez après tant d’exploits prendre un long
repos auprès de moi, pour établir la confiance qui doit régner dans nos
cœurs.
Odysseus,
rassuré à présent sur l’issue de cette aventure, ne voulut point, par
trop de hâte, perdre le terrain qu’il avait gagné et qui, en l’espèce,
était un lit couvert de peaux
soyeuses. Avec lenteur, il mit son glaive au fourreau.
— Vous
m’offrez, s’écria-t-il, de partager votre couche pour ensuite rire de
ma langueur désarmée, et triompher d’un homme renommé pour sa vertu.
Faites-moi le serment de délivrer mes compagnons et je verrai alors si je
peux me laisser réduire à votre discrétion.
Car,
pour rendre plus grand le sacrifice qu’il consentait en immolant son
honneur, il augmentait le prix d’une grâce qu’il avait accordée par
avance.
La
déesse ne fut point dupe de cette ruse et promit sans hésiter la délivrance
des compagnons.
Le
prince d’Ithaque s’attendait alors à recueillir le fruit d’une
attente qui, à son avis, avait assez duré. Mais la déesse, piquée de
voir son hôte estimer si haut sa propre vertu, appela auprès d’elle un
couple de léopards qui flairaient avec méfiance les jambes de
l’inconnu. Elle invita les bêtes à sauter sur sa couche et les couvrit
de baisers. Cette première affaire n’étant ainsi point réglée au
gré du prince, il gardait le silence, quand Circé s’avisa de l’herbe
à la racine noire que l’étranger
tenait encore, quoique
par la chaleur du jour déjà
elle fût
flétrie.
— Qu’est donc cette tige
qui se fane entre tes mains ?
— C’est
une fleur, dit Odysseus, que, près d’une fontaine, j’ai
cueillie sans
y songer...
— Je
sais, répliqua la déesse, elle
te vient du divin Hermès qui guettait ton passage. Elle rend sots ceux qui
la respirent et leur ôte les
moyens de se conduire en héros. Elle
les fait fuir devant les transports de
l’amour, les laisse penauds et les couvre de risée. Ne
t’oppose pas à l’aveu que je vais te faire : Hermès, jadis,
fut fort avant dans mes grâces, sujet
inconstant et jaloux, si ces deux
choses peuvent être croyables. Mais n’est-il pas vrai que les
hommes les concilient, que c’en est merveille ? Or donc c’est de lui
que tu tiens cette mauvaise herbe.
Odysseus
pâlit à ces paroles et écouta
en lui le cours de ces funestes présages. Mais la magicienne lui
versa encore de son vin précieux, écarta d’un geste
les léopards et appela alors ses quatre suivantes, les nymphes, afin qu’en toute diligence elles préparassent
un bain. Quand tout fut prêt, elle-même y mena son divin hôte, versa
l’eau sur sa tête et sur ses épaules jusqu’à ce qu’elle
eût dissipé la torpeur de tant de peines qu’il avait souffertes et de
tant de travaux qu’il disait avoir accomplis. Après qu’elle
l’eut baigné et parfumé
d’essences, elle lui présenta
une tunique d’une extrême beauté et le ramena
vers sa couche. Là il céda aux desseins dont il était l’objet
sans y opposer de contrainte. Quand, de
cette agréable substance, il se fut rassasié, il s’endormit
d’un sommeil
ingrat et demeura béat jusqu’au
matin.
A
son réveil seulement, il se souvint de ses compagnons et du généreux objet
qui l’avait amené à affronter les périls
de ce palais. Quand il eut versé beaucoup de larmes sur ce projet de délivrance
si longtemps différé, il demanda à son hôtesse qu’on ouvrit les portes de l’étable.
Circé ordonna à ses servantes
de faire manger les infortunés et de leur préparer
un bain. Mais elle leur
recommanda de se couvrir
auparavant de peaux de bêtes pour calmer les
ardeurs toujours redoutables de ces rudes navigateurs. Bientôt
admis dans la salle où se trouvait leur
bienfaiteur, ils accoururent à lui
et l’embrassèrent avec tant de soupirs que tout le palais retentit de
gémissements. Les nymphes se dérobèrent en hâte à des
transports qu’elles
craignaient pour en avoir éprouvé les
excès. Les hommes avaient soif, Circé ordonna qu’on les désaltérât
avec des jarres de lait et
sa sagesse évita ainsi de nouveaux périls. Elle se fit ensuite remettre
des mains d’Odysseus la fleur merveilleuse
qui devait protéger sa vertu et qui avait manqué à ses
engagements. Elle demanda aussi
le glaive et le javelot et l’engagea à les mettre à la raison.
Le prince jura qu’il
demeurerait toujours sous ce
toit ainsi que ses compagnons tant que Zeus les garderait en vie.
Sans perdre un instant, il retourna à son navire pour décider le prudent Euryloque à suivre la bonne com-pagnie en lui contant les merveilles de cette île. Mais le compagnon
faillit tout gâter, menaçant de couper les agrès,
et hostile à tout commerce avec la magicienne. Son maître allait tirer
l’épée, quand il se souvint que Circé l’avait désarmé de
plusieurs manières, il ne put donc châtier cet insolent. Il le laissa au
bord du rivage, mais le drôle le
suivit à distance et fut bientôt le premier à partager avec ses
compagnons les joies de l’hospitalité.
Ils
restèrent là une année entière à faire grande chère et à se réjouir.
Mais un matin, Circé s’aperçut que ses réserves fondaient, en même
temps que son goût pour le prince d’Ithaque. Il en résulta un grand
ralen-tissement dans sa prodigalité envers ces étrangers et elle résolut
d’y mettre fin. Elle rappela auprès d’elle ses deux léopards,
abattus de tristesse, car il y avait longtemps qu’ils
n’avaient été admis à partager sa couche. Puis, s’approchant d’Odysseus
qui y était étendu, elle lui parla ainsi :
— Valeureux
héros, souffre que je te fasse le témoin
de mes remords au sujet de ma longue inconduite. J’ai rompu le
charme de ta sagesse, je t’ai dérobé la fleur qui donnait à ta vertu
une réserve salutaire et j’ai
pris ton épée et ton javelot.
Il est grand temps que tu te souviennes de ta chère patrie et de l’épouse
que tu estimes plus que ta vie. Ton honneur et le sien me sont chers au
delà de ce qui est exprimable. J’ai
prié Poséidon qu’il te soit
clément et que de bons vents te
ramènent dans tes foyers ainsi que tes compagnons trébuchants. Trois de
mes servantes vont donner le jour au fruit de leur
négoce nocturne et c’est avec une anxiété que je te demande de
partager que nous attendons leur délivrance. Leurs bons offices se sont
trouvés par ce fait ralentis dans ce palais, et si ces choses te
paraissent négligeables il te reste l’attrait
de ta noble patrie qui sans
doute réclame ton retour avec une grande impatience.
Ainsi
parla la déesse Circé. Odysseus comprit que
son séjour dans cette île
était arrivé à son terme, car
un sang fier bouillonnait dans ses veines. Aussi, tâchant de tirer
toujours le meilleur parti d’une situation
qu’il jugeait
compromise, il s’écria :
— Tu
dis vrai, sage Circé. Depuis longtemps mon cœur est
tourmenté du trouble de mon retour et agité par les élans que je porte
aux rivages qui m’ont fait naître. Qu’Athéna me donne l’oubli des écarts auxquels un amour réciproque m’a entraîné,
car ma vertu fut grandement éprouvée
par ces luttes paci-fiques,
tout autant ou plus que la tienne. Mais, écarte le couple de léopards.
Je ne veux pas tarder à bondir de cette
couche qui connut tant de combats et nulle
querelle.
La
déesse consentit à ce que son hôte exigeait d’elle,
car elle
était aussi lasse des beaux discours qu’un peuple trompé.
Il
passa encore tout ce jour-là à table, mais après que le soleil eut disparu et que la nuit eut
couvert la terre de ses ténèbres,
il se jeta encore aux pieds de
la déesse et elle lui accorda
une audience favorable.
— Laisse-moi,
demanda-t-il, revenir
bientôt auprès de toi, une fois que j’aurai revu
ma chère patrie,
car je n’ai cessé de chérir
de mes larmes son auguste souvenir.
La
déesse sourit à ces palabres
dont elle ne goûtait plus la
saveur et répondit d’une voix qu’elle
essaya de rendre sincère :
— Il
me coûte, divin Odysseus, de me laisser
fléchir par tes pleurs, il n’est pas juste que je
retienne plus longtemps, malgré
lui, un si grand héros. D’autres
ex-ploits te réclament dans d’autres contrées. Par
moi tu as connu la mollesse des jarrets et les réveils
tardifs, toutes choses nuisibles à la
force qui fait ton seul ornement. La force est partie et l’ennui
est resté. Fais donc regonfler tes voiles et ne reviens que
lorsque ton courage aura rempli un grand nombre d’exploits parmi
lesquels un principal dont l’accomplissement,
j’en suis sûre, te remplira de joie.
A
ces paroles, le sang du prince d’Ithaque s’enflamma
d’une honorable audace.
— Avant
de rentrer dans ta patrie, fit Circé en feignant de regarder le vol
d’un insecte, descends pour moi dans le sombre royaume de Pluton pour y
con-sulter un devin. Il est privé des yeux du corps, mais il lit
dans la nuit, et tu lui
demanderas ce qui adviendra de ma vie et quelles joies — pareilles
à celles que je te dois — j’aurai encore à en attendre.
Le
prudent Odysseus sentit soudain un grand désespoir envahir son cœur. Il
retomba sur la couche qu’il baigna de ses larmes, ne voulant plus vivre
ni voir la lumière du jour.
Après qu’il eut bien
pleuré, il regarda le visage
de son hôtesse et fut déçu du peu de ravages que ses propres émois y
avaient laissé. Encore il essaya de la détourner par des paroles savantes
de son funeste projet. N’y parvenant pas, il s’inclina enfin, car il cédait
toujours quand sa nature s’était affaiblie par des rites agréables.
Il s’enquit donc des moyens d’aller
à ces lieux désolés, et Circé, prenant
en pitié son
désespoir, lui donna le secret de sa
route.
—
Redresse seulement, dit-elle, ton mât et demeure
en repos. Les souffles de Borée te mèneront à une plage de
l’Océan. Près du confluent de deux fleuves,
le devin Tirésias viendra à ta rencontre et te guidera
dans le royaume des ténèbres.
Elle
le parfuma une dernière fois, le revêtit
elle-même d’habits
magnifiques et lui recommanda
de les ménager, car elle n’était point assurée qu’il
trouvât sur son chemin des déesses
hospitalières. Comme elle
le soup-çonnait de la traiter de sorcière
dès qu’il serait hors du logis,
elle lui recommanda de ne point médire
d’elle après son départ. Sans se faire contrainte il le jura avec une merveilleuse assurance. Encore
qu’elle fût
certaine de le voir rompre tous ses
serments, par une vocation qui avait enrichi sa vie,
elle lui
fit encore jurer de
la proclamer la seule femme que jamais il eût
aimée. Par avance elle le
chargea ainsi d’un délit dont
elle le jugeait coutumier et
elle se réjouissait de penser qu’il
lui ferait
partout la plus sombre renommée.
Odysseus
réveilla alors ses compagnons. A la nouvelle
de ce départ qui terminait leurs pratiques joyeuses
ils s’arrachèrent les cheveux, puis, gémissant, ils suivirent les pas du héros. Quand Circé vit
le navire quitter le rivage, elle
souleva ses voiles
en signe d’adieu, puis, lentement, elle
regagna son palais.
Son visage reflétait une grande béatitude.
Qui
peut aller contre les volontés
d’une femme lorsqu’elle veut rester seule !
Elle
appela auprès d'elle
une lionne qu’elle
aimait et lui
prodigua des caresses. La mer emporta au loin son héros magnifique.