Hermés
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Les compagnons arrivèrent ainsi à l'île d'Aea qui est la  demeure  de  la déesse  Circé.  Sa beauté témoignait qu'elle était la fille naturelle d'Apollon. Ce dieu, dans sa constante  inconduite, l'avait conçue avec la nymphe Perséa qui fut émerveillée de son visage un  jour où,  selon  son habitude, elle  n'avait  songé  à  rien. Glorieuse  des circonstances  d'une origine  dont elle  reportait  à elle tout le mérite, Circé s'était — richement dotée par son père — retirée au fond d'un palais où elle vivait avec quatre servantes dans une morne solitude. Inspirée par le souvenir des rencontres éblouissantes qui avaient décidé ses parents à lui donner le jour, elle traînait ses heures dans l'attente d'un adolescent radieux, fort comme un tigre et doux comme une colombe. C'était vouloir l'invraisemblable. Sa vertu était ainsi peu éprouvée et pouvait donner naissance au soupçon qu'elle honorait la pudeur. Comme il n'y avait point de mâles ni de poursuivants dans l'île qu'elle habitait, elle devait à cet isolement d'écouler ses saisons dans un état voisin de la virginité, mais ses pensées, selon le cours naturel des choses, n'étaient pas ainsi complètement éloignées de l'amour. En dehors de ses femmes elle n'avait auprès d'elle que des animaux domestiques d'un commerce caressant, tels que lions, loups et léopards, et qui entretenaient la puissance de leurs dentitions en guettant des souris dans le gynécée.

Quand, de son toit elle faisait sécher ses cheveux au soleil levant, Circé aperçut le navire d'Odysseus, elle ressentit une vive joie à l'idée que des étrangers allaient aborder à son rivage, car les propos qu'elle échangeait avec ses compagnes étaient dépourvus de signification. Elle descendit donc vivement au fond de son palais, se fit dévêtir par ses femmes et prit un bain parfumé des plus rares essences. Quand elle se fut saluée plusieurs fois dans le miroir de l'eau, elle mit une ceinture d'or autour de son corps, et sur son front un voile d'argent d'une finesse admirable. Ainsi apprêtée, elle attendit les faveurs qu'elle espérait de rapproche de ce navire.

Les suivantes lui exprimèrent leurs soupçons au sujet de ces

inconnus. De leurs mœurs sauvages elles redoutaient un malheur pour la vertu de leur maîtresse. Mais elles craignaient principalement pour la leur, qu'avec quelques présomptions elles estimaient au même titre. Circé, que son courage éloignait de ces sentiments, les confondit de honte. Elle leur commanda le silence, les engagea à vaquer à leurs besognes et à préparer des couches parfumées et des mélanges de vin pour les navigateurs si le goût devait leur venir de visiter sa demeure.

Dès que l'aurore eut achevé de dorer le sommet des montagnes, Odysseus prenant son épée et son javelot s'approcha avec prudence du palais de Circé dont il apercevait de loin les fumées, car on y apprêtait déjà des viandes pour recevoir les étrangers. Animé d'une audace surhumaine, il songea d'abord à y pénétrer seul, mais quand il eut bien réfléchi il trouva plus sage de retourner au vaisseau et d'envoyer à sa place un de ses compagnons. Arrivé auprès d'eux il les appela :

— Mes amis, leur dit-il, nous voici sur une terre inconnue qui ne présage rien de bon, car j'ai vu sortir de la fumée du milieu des bocages et j'ai cru entendre le rugissement d'un lion.

Ces paroles abattirent la vaillance de ces hommes à qui la cruauté du Cyclope revenait à l'esprit.

— Eh ! s'écria le fils du belliqueux Laërte, à quoi servent les cris et les pleurs. Tirons au sort à qui ira s'informer.

Comme chef il leur laissait ce privilège. Le sort décida d'Euryloque qui se mit aussitôt en marche à la tête de ses compagnons. Le prince, avant de les laisser partir, versa d'abondantes larmes en les voyant courir à ces dangers.

Ils trouvèrent bientôt le palais de Circé, bâti de belles pierres polies dans un endroit découvert. Ils s'arrêtèrent au bas de l'escalier, et Politès, le plus brave de la troupe, le franchit. Il s'arrêta un instant, sur le péristyle, et leur apprit au retour qu'il avait entendu la déesse, chantant d'une voix merveilleuse, puis encore qu'il l'avait aperçue, la nuque penchée sur une tapisserie, d'une finesse sans pareille.  

Ce récit réconforta les cœurs des compagnons. Ils résolurent d'affronter Circé qui bientôt apparut du haut de son seuil. Politès s'étant jeté à genoux, elle les convia avec douceur à entrer dans son palais et ils y pénétrèrent tous. Seul Euryloque qui était ennemi des femmes, soupçonnant quelque embûche, demeura dehors. Comme il était le plus laid de la troupe, la déesse demeura indifférente à cet outrage. Elle fit asseoir les autres sur de beaux sièges, et leur servit des fromages, faits de farine et de miel, détrempés dans du vin de Pramne, puis elle leur offrit un breuvage précieux, en présent d'hospitalité.

Les compagnons mangèrent et burent abondamment et se réjouirent jusqu'au soir. Quand Circé se fut retirée pour prendre quelque repos, elle entendit des cris retentir dans son palais. Elle accourut et aperçut les navigateurs trébuchants. Les vêtements en désordre, ils poursuivaient ses servantes de leurs clameurs. Leur mine ne laissait point de doute sur l'objet de leur tourment. La déesse les compara aux pourceaux qui se roulaient dans les ordures, mais ses exhortations les laissèrent hilares. Ils persistèrent dans l'idée de réduire la résistance des servantes et à vouloir jeter leur nature dans de funestes pratiques qu'ils souhaitaient leur imposer à la faveur de la nuit. La raison des corsaires, chavirant ainsi qu'un navire, la déesse s'assura de leurs personnes, leur fit donner les verges et les enferma dans l'étable.

Euryloque, rôdant autour du palais et ayant appris ainsi leur sort indigne, retourna au vaisseau pour l'annoncer à Odysseus. Le prince, exalté par l'outrage, saisit son épée et ordonna au compagnon de porter sa colère vers ces lieux sacrilèges, mais Euryloque se mit à gémir :

— Généreux Prince, s'écria l'infortuné en tombant à genoux, n'allez point là, je vous prie, et ne m'y menez pas ! Laissez-moi plutôt ici où l'on ne court point ces dangers. Je connais mon sang et le vôtre. Je ne veux pas périr avec vous dans cet horrible séjour.

Le prince se laissa fléchir par ces larmes et abandonna Euryloque, car il avait besoin d'un homme pour garder le vaisseau. Puis, animé d'un courage surhumain, il partit seul vers la demeure de la déesse.

A peine avait-il traversé les bocages qu'il aperçut un jeune homme dans sa fleur de beauté. Il n'était autre que l'agile Hermès qui venait à sa rencontre et qui lui dit :

— Où vas-tu, voyageur égaré ? Tes compagnons sont déjà enfermés dans l'étable avec les pourceaux, car, pris de vin, ils ont poursuivi les servantes pour apaiser en elles la faim de leur nature Ces tristes révélations accablèrent le fils de Laërte.

— Se peut-il, s'écria-t-il, qu'une telle honte ait rejailli sur des hommes que j'ai choisis pour mes amis. Je mourrai du déshonneur qu'ils m'infligent,

  car dans ma patrie la vertu est tenue pour un devoir et jusqu'à ce jour nul n'y a failli. Moi-même, éloigné depuis si longtemps de mon épouse, je connus bien des moments propices pour me souiller, grâce à la ruse de plusieurs nymphes. Mais j'ai juré à Athéna de garder pour Pénélope les feux qui, à chaque saison révolue, courent dans mes veines généreuses. Hermès, incrédule, secoua la tête.

— Les hommes, dit-il au vertueux prince d'Ithaque, se prévalent toujours de vains serments pour ensuite faire à leur tête si l'éloignement du foyer les dérobe aux exhortations des épouses. Ils les outragent volontiers quand le prétexte de leur négoce leur assure l'impunité. Ce n'est pas à moi qu'il faut conter ces fables.

Odysseus, sur ces paroles, fondit en larmes et se lamenta hautement de ces injustes soupçons, jurant par Athéna et la tête de son fils Télémaque que jamais il n'avait failli à la vertu et qu'il s'immolerait plutôt que d'y manquer.

— Tu es plus fort que je n'aurais cru ! s'écria Hermès, enflammé d'admiration pour cette voix qu'il trouva pénétrée d'une noble franchise. Alors tu n'auras que faire du remède que je comptais t'offrir contre la magie de Circé. Ton honneur ne sera pas exposé au péril couru par tes compagnons, dont les libations ont ému les sens impétueux. Si tu viens pour les délivrer tu n'augmenteras pas leur nombre dans ce lien infâme.

L'époux de Pénélope secoua sa noble tête.

— Je resterai, dit-il, ferme dans ma nature, et je tirerai mon épée si par un geste sournois cette déesse tentait de provoquer les alarmes de mon sang.

 — Allons ! s'écria Hermès gagné par l'impatience, arrêtons là une plaisanterie qui a trop duré. Si fécond que tu sois en expédients, tu succomberas à ses sortilèges quand, sortant de l'onde, elle laissera

au soleil ruisseler ses cheveux sur son corps complaisant. Le prince d'Ithaque, comme les autres, ira dans l'étable croupir parmi les pourceaux.

— Cette crainte m'outrage ! s'écria le vertueux héros en tirant son épée. Mais Hermès retint son bras et, lui révélant sa divinité, il lui dit :

   — Alors tu refuses le contre-poison qui te sauve de la honte de l'étable?

Le Prince hésita un instant. Sa confiance en lui-même fléchit sous les bonnes raisons.

  Donne ! fit-il enfin, soudain apaisé par la prudence.

Hermès souriant lui tendit l'herbe à la racine noire et lui dit :

— Tu es long à comprendre. Quand Circé t'aura attiré, garde-toi bien de refuser sa couche. Par ce moyen que j'estime honorable, tu obtiendras d'elle les secours dont tu as besoin pour délivrer tes compagnons. Mais, grâce à ma drogue, tu sortiras de ces enchantements aussi froid qu'une borne de pierre et tu t'éloigneras des maux qui guettent ta liberté. Mélange cette herbe au vin qui te sera offert, car elle calme les fièvres qui suivent la bonne chère et arrête les élans qui portent les sens des hommes à des effets désordonnés.

Sur ces fortes paroles, et sans attendre des remerciements pour ce don magnifique qui rendait le héros insensible au plaisir de l'amour, Hermès s'éleva dans les airs et prit son vol vers l'Olympe.

Le fils de Laërte contempla cette plante, ravagé de deux craintes contraires dont la principale était la plus secrète. Il continua son chemin vers le palais de Circé, agité de pensées diverses. Les plus sages l'inclinaient à attendre la faveur des événements qui pouvaient porter dans leur sein un minimum de risques et un maximum de profits.