Polyphème
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Quand, par l'effort de leurs rames, les compagnons d'Odysseus eurent approché de l'île des Cyclopes, ce prince leur fit le discours suivant :

— Valeureux fils d'Ithaque ! Nous allons pénétrer chez des hommes d'une rare férocité, car ils ne vivent pas dans les villes, mais au sommet des montagnes. Ils ne tiennent pas d'assemblées pour délibérer sur les affaires publiques. Des lois ne règlent point leurs  mœurs. Ignorants dans l'art de bâtir des vaisseaux, ils sont empêchés de quitter le lieu qu'ils habitent pour aller trafiquer avec l'étranger, le surprendre, et détruire ses villes, ainsi que font les gens ordonnés dans leur négoce, et pénétrés de courage civique. Ils sont aussi empêchés de chercher l'airain et le fer dans les entrailles de la terre pour préparer de justes guerres ainsi que font les gens sages. Chacun gouverne seulement sa famille sans se mêler de ce que font les autres. C'est un état de grande sauvagerie qu'ils aggravent en élevant des génisses pour les traire et boire le lait de leurs mamelles. Les dieux m'inspirent le courage merveilleux d'aborder à cette île. Nous chercherons à rendre ces hommes inhumains favorables à nos desseins, qui sont de les circonvenir et de conquérir leurs richesses. J'emporterai avec moi dans ce but une outre du vin que me donna Maron, fils d'Evanthès. Ce précieux breuvage obscurcira leurs esprits et leur donnera les joies perfides de l'intempérance par lesquelles nous arriverons à devenir les maîtres de cette île, car il est nécessaire d'y faire régner nos lois. Après quoi, nous emporterons leurs fromages et leurs brebis, et nous quitterons ce repaire chargés d'un beau butin. Avec l'aide de Zeus, que nous allons implorer, nous châtierons ainsi ces monstres de leur inconduite.

Les compagnons applaudirent à tant de superbe audace et décidèrent de châtier les Cyclopes. Ils plièrent les voiles et descendirent à terre. A l'en droit le plus reculé de la mer, ils pénétrèrent dans un antre, surplombé de grands rochers. C'était l'habitation de Polyphème, le plus cruel de ces monstres.

— Étrangers, leur dit celui-ci, en les apercevant, qui êtes-vous ? D'où venez-vous en traversant les flots ? Car je ne pense pas que vous soyez arrivés dans mon île sur vos pieds ?

Le divin Odysseus s'avança vers lui et parla ainsi :

— Majestueux vieillard, je me nomme le Véridique, de la souche des héros les plus fameux de la Grèce. Ma mère m'assure que je suis le fils d'un prince sage et belliqueux, je n'en sais pas davantage. Quelqu'un peut-il se vanter de connaître par lui-même son père ? Nous sommes les sujets du grand Agamemnon dont la gloire remplit l'Univers, car il a saccagé un empire florissant. Après le siège de Troie, nous fûmes pendant longtemps le jouet des vents. Nous venons aujourd'hui embrasser vos genoux ? Traitez-nous comme vos hôtes, et faites-nous les riches présents qu'exigent les lois de l'hospitalité.

— Étranger, répliqua le Cyclope, je ne cherche point à comprendre pourquoi la gloire du grand Agamemnon doit voler jusqu'au ciel pour avoir saccagé un empire florissant, encore que la conséquence de cet exploit ne laisse pas de me remplir d'étonnement. Je crois ce que tu dis, ton nom est là pour s'en porter garant. Venez donc tous vous chauffer à ce feu et partager les fromages que je vous offre.

Odysseus, après ces paroles, et pour prouver à Polyphème la mesure de sa reconnaissance, se mit à verser d'abondantes larmes, car sa nature généreuse en gardait toujours une bonne réserve. Au moment opportun il se servait de ce don divin. Il le tenait de sa mère, laquelle s'en était toujours bien trouvée dans ses conflits domestiques, en obtenant de son ombrageux époux l'aveu — et parfois même le repentir — des fautes qu'elle avait commises.

Le Cyclope, voyant à quel point le cœur de cet étranger était accessible à l'émotion, porta dès lors une réelle sympathie à son infortune et le questionna sur la façon dont il avait pu parvenir jusqu'à son île déserte. Odysseus, prompt comme l'éclair, soupçonna aussitôt ce sauvage de vouloir se saisir de ses vaisseaux, car il l'imaginait à tort arrivé déjà à ce degré de perfection où les hommes savent cacher par de douces paroles leur esprit naturel de rapine.

— Hélas ! se mit-il à soupirer, dans une noble douleur, Poséidon a fracassé mon navire en te poussant contre des rochers et les vents et les flots en ont dispersé les débris.

— Poséidon est mon père, s'écria le monstre, et je me sens dans mes entrailles responsable de ton malheur. Aussi j'implorerais sa faveur pour toi si dans cette île se trouvaient des hommes assez experts pour bâtir un vaisseau. Mais en attendant que vous soyez à même de reconstruire le vôtre, demeurez avec moi et partagez mes fromages et le lait de mes chèvres. 

 

Les compagnons, rassurés par ce discours, s'avancèrent sur un signe d'Odysseus et s'attablèrent avec Polyphème pour faire un grand repas. Fertile en inventions, le prince d'Ithaque se mit à raconter des aventures qu'il avait eu à subir de la part des serpents de mer qui mettent en péril la vie des navigateurs. Puis il crut l'instant propice d'embrumer l'esprit de son hôte pour qu'il pût avant l'aube ravir ses troupeaux et les amener à bon port dans son navire. Il découvrit donc la jarre de vin qu'il tenait cachée sous son manteau et en versa une pleine mesure dans une corne de bélier. Le Cyclope, dans son corps, se réjouit de ce breuvage qui lui était inconnu et en loua la saveur sur sa langue. Puis il parla ainsi :

— L'heure est venue, mes amis, de vous faire, à mon tour, le récit de ma vie. Elle tient en deux mots : Ma mère, Thoossa, fille du dieu marin Phorcys, me conçut dans une grotte où Poséidon, mon père, l'avait un jour surprise. J'ignore si elle l'aima de son plein gré ou s'il dut user de commandement. Elle lui porta une reconnaissance limitée pour ma venue qu'elle ne cessait de juger regrettable, car elle aimait alors un pâtre d'une beauté éclatante. Après ma naissance, celui-ci, de désespoir, dispersa ses troupeaux et se jeta dans la mer. Thoossa mourut de ses regrets en me laissant solitaire. C'est tout ce que j'en sais. Depuis ce temps, je vis ici, isolé du monde. Des bêtes j'ai fait ma seule société.

Mes exploits ne sont pas comparables aux tiens, ni aussi glorieux. Nos mœurs sont simples. Nous avons pourtant entendu parler des villes où des hommes s'enferment en grand nombre, rendant ainsi l'air empesté par leur baleine et par leurs plaisirs. Plus ils s'y étouffent et plus volontiers ils s'y jettent, laissant là leurs pâturages et abandonnant leurs troupeaux. La plupart ne chercheraient même pas eux-mêmes leur nourriture et s'en rapporteraient à des hommes lointains jusqu'au delà des mers. Plusieurs navigateurs ont encore cité des faits autant inouïs que peu croyables : Dites-moi s'il est bien vrai qu'il est parmi eux beaucoup de malins qui aspirent à être élus des autres par des moyens aussi grossiers que risibles. Ils se rassembleraient pour se dépenser en querelles avec une vigueur d'autant plus grande que les sujets en seraient oiseux, à savoir qui doit diriger leurs affaires et à qui ils doivent principalement désobéir. Une suite de vengeances réciproques, sans fin et sans issue, causerait dans le rang des peuples un grand nombre de morts. Plus ils seraient avancés dans cet art et plus ils seraient experts à se décimer dans leur propre espèce — ce que ne font guère les animaux — et à convoiter les biens du voisin sous les prétextes les moins croyables. Dites-moi aussi s'il est possible qu'en exaltant sans cesse la vérité ils soient les plus grands menteurs de la terre, pour augmenter leurs profits. Des monstres solennels proclameraient des choses fausses avec une grande autorité et les sages des choses éternelles qui couleraient sur les oreilles comme l'eau sur une pierre lisse. En serait-il de même de leur vertu ? Et s'en affirmeraient-ils les fervents partisans ? J'en serais fort chagrin, car on nous a dit qu'ils s'en coiffaient à bon compte dans leurs discours pour s'en soucier ensuite comme de la peau d'un chien.  

   Ainsi parla le féroce Polyphème. Mais le divin Odysseus, se sentant atteint dans ses plus nobles traditions, secoua la tête.

— Les horreurs, bon Cyclope, que tu m'apprends, sont sans doute vraies pour les pays étrangers. Mais dans ma patrie, il ne se passe rien de pareil. Nous honorons l'État, auquel le citoyen porte un grand respect, car s'il est tenu à lui rendre la moitié de son gain, il en reçoit parfois la protection quand des malfaiteurs l'ont assommé. Il n'est pas davantage vrai que les citadins étouffent d'un air empesté par leur propre haleine. Généreux et magnanimes, ils célèbrent la justice et appliquent les lois. Quand ils estiment quelque pays étranger en état sauvage, leurs cœurs s'animent d'un courage généreux et ils pénètrent alors chez lui avec du fer pour y faire régner la vertu et avec des drogues pour améliorer ses mœurs. Ils persuadent ensuite ces brutes de changer leurs dieux et d'en prendre d'autres, et aussi de se vêtir quand ils ne le sont point, ou de se couvrir d'habits différents de ceux qu'ils avaient l'habitude de porter.

— Sans doute, interrompit le Cyclopes, faites-vous cela parce que ces choses sont favorables à leur bonheur.

— Non, répondit Odysseus, c'est parce que nous les fournissons.

Odysseus aperçut alors plusieurs de ses compagnons, se tenant le ventre ou dissimulant leur gaieté en cachant leurs traits. Le noble fils de Laërte leur imposa silence par le feu de son regard, puis, lisant sur la face du naïf Cyclope un encouragement à continuer son récit, il reprit :

— Ne crois pas surtout que les hommes des villes méprisent la vertu ainsi que les méchants te l'ont appris. Leurs yeux s'épouvantent de l'aspect des femmes, fort rares en. vérité, qui tentent de débaucher la jeunesse. Les hommes épousent habituellement des vierges d'une grande pureté dont ils se déclarent les protecteurs et qui leur obéissent. Nos enfants, élevés dans le respect des vieillards, sont enflammés sans cesse par d'augustes docteurs qui les haranguent pour les décider à des actes valeureux.

Ainsi parla le divin Odysseus. Le Cyclope, quoique étonné de ces paroles, laissa tomber sa tête horrible sur sa poitrine velue et bientôt le vin généreux de Maron, ayant troublé ses esprits, il s'endormit profondément, se fiant à la sécurité que respirait une aussi honnête compagnie.

Le prince d'Ithaque alors se leva avec prudence et, la voix basse, il s'adressa à ses compagnons :

— Le moment est venu, mes amis, de châtier ce monstre de l'intempérance dont la vue soulève nos cœurs. Hâtons-nous de l'exterminer avant qu'à la naissance de l'Aurore il n'amène ses troupeaux vers la montagne.

Ce disant, il enfonça le premier une massue dans l'œil du Cyclope endormi qui se mit à vomir un sang noir.

Aussitôt cet exploit accompli, le prudent Odysseus exhorta ses compagnons à gagner le rivage. Le monstrueux berger, dont il avait lié les forces par le vin, poussa un horrible rugissement. Mais, sa vue étant éteinte, il trébucha à travers la caverne, et les navigateurs en sentirent un grand soulagement. Ils se hâtèrent de choisir le meilleur troupeau du Cyclope qu'ils poussèrent devant eux, délièrent les câbles de leur navire, et quand l'Aurore aux doigts de rose eut donné aux cimes son premier baiser, ils fendirent en chantant le sein de la vaste mer, et voguèrent joyeux vers l'horizon libérateur.