Douzieme Rhapsodie

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Les funérailles d'Elpénor

 A ma voix, mes amis, dans leur rapide essor,

 Au palais de Circé vont chercher Elpénor.

 Soudain, coupant les bois dont l'ombrage s'élève

 A l'endroit le plus haut qui domine la grève,

 L'œil en pleurs, consumés de regrets douloureux,

 Nous livrons sa dépouille et ses armes aux feux ;

 Son tombeau, surmonté d'une longue colonne,

 De sa rame superbe au sommet se couronne.

 

 

Ulysse tenté par les sirènes

 De tous mes compagnons, à leur poste immobiles,

 Lorsque j'en ai rempli les oreilles dociles,

 Et mes pieds et mes bras au grand mât du vaisseau

 Par de solides nœuds s'entrelacent ; mais l'eau

 Sous les rames encor blanchit ; jusqu'à la rive

 La nef, à la distance où la parole arrive,

 Toujours vogue, et ne peut, s'approchant sans retard,

 Des Sirènes tromper les avides regards.

« Viens ! me dit mollement leur voix enchanteresse,

 Viens ! ô fameux Ulysse ! ornement de la Grèce !

 Arrête ton vaisseau. Nul ne franchit ces lieux

 Sans avoir entendu nos chants harmonieux.

 L'âme par nos accords doucement attendrie,

 Tous rentrent plus instruits au sein de leur patrie.

 Dans Troie aux larges murs nous savons quels travaux

 Les Dieux ont imposés à deux peuples rivaux.

 Le monde entier n'a rien que notre esprit ignore ! »

 

Au pays des sirènes

 

Scylla dévore six compagnons d'Ulysse

D'une part est Scylla ; de l'autre avec colère

 Charybde en mugissant dévore l'onde amère.

 Une pâle terreur glace mes compagnons.

 Menacés du trépas combien nous frémissons

 Quand le monstre engloutit dans ses gueules avides

 Six des plus vigoureux et des plus intrépides !

 Loin du léger vaisseau je les vois tous, hélas !

 Élever sur la mer et leurs pieds et leurs bras,

 Et chacun d'eux, saisi d'une douleur mortelle,

 Pour la dernière fois lugubrement m'appelle.

 Tressaillant, devant l'antre où Scylla les dévore,

 De leurs mains, à grands cris, ils m'imploraient encore.

 Non, depuis que des mers j'affronte les fureurs,

 Mes yeux n'avaient jamais contemplé tant d'horreurs.

 

Les compagnons abattent les bœufs de Hélios

 Il dit, tous l'approuvant de leurs communs transports,

 Saisissent sans délais et poussent vers ces bords

 Les bœufs au large front, les génisses superbes,

 Qui non loin du vaisseau paissaient les molles herbes.

 Un grand chêne, tandis qu'ils implorent les cieux,

 De son tendre feuillage est dépouillé par eux ;

 L'orge blanche manquait dans le profond navire.

 On prie, et du troupeau qui sous le glaive expire,

 Les membres découpés et de graisse éclatans

 Se recouvrant deux fois de lambeaux palpitans.

 Ne pouvant épancher sur l'offrande embrasée

 La vermeille liqueur tout entière épuisée,

 Ils versent l'onde pure, et le foyer brûlant

 Des cuisses a reçu chaque débris sanglant ;

 Puis ils goûtent les chairs; et les parts étendues

 A de longs javelots s'étalent suspendues.

 
Tous les compagnons d'Ulysse périssent dans la tempête

 La terre a disparu ; déjà de toutes parts

 Seul le ciel et la mer s'offrent à nos regards,

 Quand, d'un brouillard profond couvrant notre navire,

 Jupiter obscurcit le maritime empire.

 Après un court trajet, le Zéphyre bruyant,

 Rapide messager d'un orage effrayant,

 Se précipite, et vient par un brusque ravage

 Du mât des deux côtés rompre l'épais cordage.

 Les agrès démontés se dispersent ; le mât

 Vers la proue ébranlée en arrière s'abat.

 Le pilote tremblant dont il brise la tête,

 Tombe comme un plongeur et meurt dans la tempête,

 Avec un bruit affreux. Jupiter en courroux

 Fait voler son tonnerre ; ébranlé par ses coups,

 Le navire, fumant d'un nuage de soufre,

 Tournoie, et m'es amis, en roulant dans le gouffre,

 Pareils à la corneille, auprès du vaisseau noir

 S'égarent ; du retour un Dieu détruit l'espoir.

 

Ulysse échappe à Charybde

Je tombe et je m'assieds sur ces poutres errantes,

 A l'aide de mes mains je rame avec efforts.

 Le père des mortels ne permit pas alors

 Que Scylla m'aperçût ballotté sur l'abîme ;

 D'un horrible trépas j'aurais péri victime.

 Seul, égaré neuf jours, à la dixième nuit,

 Par la pitié de Dieux je fus enfin conduit

 Dans l'île d'Ogygie où, puissante déesse,

 La belle Calypso recueillit ma détresse.