La cicatrice d'Ulysse

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Bareste (1843)    

La vénérable Euryclée, eu baissant les mains, touche cette cicatrice, et la reconnaît aussitôt ; alors elle laisse aller le pied d'Ulysse qu'elle tenait pour le laver : la jambe du héros retombe dans le bassin, l'airain retentit, le vase se renverse, et l'eau coule à flots sur la terre. L'âme d'Euryclée est à la fois saisie par la joie et par la douleur, ses yeux se remplissent de larmes et sa voix expire sur ses lèvres ; Euryclée se lève, prend le héros par le menton et lui dit :

    « Vous êtes Ulysse, oui, vous êtes mon cher fils ; mais je n'ai pu vous reconnaître, ô mon maître, avant d'avoir touché votre cicatrice ! »

   Puis elle porte ses regards sur Pénélope pour lui dire que son époux est devant elle. Mais la reine ne l'aperçoit point, et ne reconnaît pas Ulysse; car Minerve avait tourné ailleurs l'esprit de Pénélope. Le héros se jette sur sa nourrice, lui serre le cou avec la main droite, et avec la main gauche il l'attire à lui en disant :

   « Tu veux donc me perdre!... Oui, c'est toi qui m'as nourri de ton lait ; et c'est moi qui, après avoir souffert des maux sans nombre et erré pendant vingt années, arrive enfin dans une patrie. Mais puisque les dieux ont voulu qu'Euryclée reconnût son maître, garde le silence, et que personne, dans cette demeure, n'apprenne le retour d'Ulysse. Car je te déclare, et mes paroles s'accompliront : si le ciel m'accorde jamais de vaincre les illustres prétendants, je ne t'épargnerais pas, bien que tu sois ma nourrice, lorsque j'exterminerai ici toutes les esclaves infidèles. »

    La prudente Euryclée lui répond aussitôt :

    « 0 mon fils, quelles paroles venez-vous de prononcer ! Vous savez cependant combien mon âme est forte, constante, inébranlable : Euryclée sera toujours aussi ferme que le marbre ou le fer. Gravez encore dans votre esprit ce que je vais vous dire. Si, par  la volonté des dieux, vous parvenez à vaincre les illustres prétendants celles qui vous honorent. »

    L'ingénieux Ulysse réplique en ces termes :

« Nourrice, pourquoi me désigner ces esclaves ? Ne t'en occupe pas ; je saurai moi-même les connaître et les apprécier toutes. Garde-moi seulement le secret et abandonne le reste aux dieux. »

    La vénérable Euryclée quitte la salle où se trouvait Ulysse, et va chercher un autre bain : car l'eau du premier venait d'être répandue. Lorsqu'elle a baigné et parfumé d'essences les pieds de son divin maître, le héros s'approche du feu pour réchauffer ses membres fatigués ; mais il a soin de cacher sa cicatrice sous ses sales haillons.