Il existe
une île appelée Syrie, peut-être en as-tu entendu parler
;
elle est au delà d'Ortygie, dans cette contrée où se font les révolutions du soleil ; son étendue est fort petite ; mais elle est fertile,
riche en bœufs et en brebis, féconde en vignes et en froment.
La famine ne se fait jamais sentir chez les peuples, et aucune maladie
funeste ne les attaque. Quand les habitants de cette île
atteignent la vieillesse, Apollon à l'arc d'argent accourt suivi de Diane, et
tous deux ils leur lancent des flèches rapides qui
amènent un doux trépas. Dans cette contrée se trouvent deux villes
où toutes les richesses sont également partagées. Mon père, le divin Ctésias, fils d'Ormène, régna jadis sur ces deux cités.
Des
navigateurs phéniciens, nautonniers célèbres et fourbes habiles,
abordèrent un jour dans cette île
en apportant avec eux mille parures éblouissantes. Dans la maison de mon père se trouvait
une Phénicienne, grande, belle,
élancée, et sachant exécuter de
magnifiques travaux ; les artificieux Phéniciens la séduisirent.
Tandis
que cette femme lavait des vêtements près de leur vaisseau,

l'un
de ces Phéniciens s'unit d'amour
avec elle et lui fit partager sa couche. Les charmes puissants de
l'amour captivent toujours
les femmes, mêmes les plus vertueuses. Ce Phénicien lui demanda
ensuite qui elle était et d'où elle venait ; elle lui montra aussitôt le palais élevé de mon père et lui dit :
«
Je me glorifie d'être née à Sidon, où l'airain
abonde. Je suis la fille
du riche Arybanthe ; mais des pirates taphiens m'ont enlevée
au moment où je revenais des champs. Ils m'emmenèrent en ces lieux et me vendirent au maître de ce palais, qui donna pour m'obtenir
un prix convenable. »
Celui
qui s'était uni en secret avec la belle Phénicienne lui adressa ce discours :
«
Veux-tu maintenant me suivre dans ta patrie pour revoir ton père,
ta mère, et leurs demeures élevées ? Tes parents existent encore
et ils vivent dans l'opulence. »
La
belle Phénicienne lui répondit :
«
Je consentirais volontiers à vous suivre, ô nautonniers si vous
me promettiez, par un serment, de me conduire heureusement
dans ma patrie. »
Elle
dit, et tous les Phéniciens prêtèrent le serment qu'elle leur avait
demandé. Quand ils eurent juré, la belle Phénicienne reprit
en ces termes :
«
Maintenant gardez le silence, et qu'aucun de vous ne m'adresse la
parole s'il me rencontre dans les rues ou s'il me voit puiser de l'eau
à la fontaine. Qu'aucun de vous, se rendant au palais, ne le dise
à mon vieux maître ; car s'il soupçonnait la vérité,
il me chargerait de liens
et vous livrerait à la mort. Gravez mes paroles au fond de votre cœur, et hâtez-vous d'acheter les provisions du voyage.
Lorsque votre navire sera rempli, envoyez-moi un messager pour me faire connaître l'instant du départ. J'emporterai tout
l'or qui sera sous ma main, et je vous donnerai encore mille autres choses
pour payer mon passage. J'élève le fils de mon maître, un enfant
plein d'intelligence et qui sort avec moi ; je le conduirai dans
votre navire, et il vous procurera des sommes considérables si vous
le vendez à des peuples étrangers. »
Elle
dit, et retourna bientôt
dans les superbes palais de mon père. Les Phéniciens restèrent
parmi nous durant une année ; ils achetèrent
une grande quantité de marchandises qu'ils déposèrent dans
leur navire. Quand leur vaisseau fut prêt pour le départ, ils envoyèrent
un messager l'annoncer à la Phénicienne. Un homme rusé vint dans la
maison de mon père : il portait un collier où l'or était habilement enchâssé dans des grains d'ambre. Taudis
que ma vénérable mère et ses servantes touchaient le collier,
l'examinaient attentivement et en offraient un prix, le messager
fit un signe secret à la jeune Phénicienne ; puis il retourna vers
son creux navire. Alors cette femme me prit par la main et me
conduisit hors du palais. Elle trouva sous le portique les coupes
placées sur les tables des convives invités au festin, et qui venaient
de se rendre à l'assemblée du peuple. Elle emporta trois de
ces coupes, qu'elle cacha dans son sein, et moi je la suivis sans défiance.
— Le soleil se couchait et toutes les voies étaient plongées
dans les ténèbres. — Nous marchâmes avec rapidité, et nous arrivâmes
au port magnifique où se trouvaient les Phéniciens. Nous montâmes
dans le navire, et nous voguâmes à travers les plaines humides
poussés par un vent favorable envoyé par Jupiter. Durant six jours
et six nuits, nous naviguâmes sans relâche ; mais au
septième, Diane, qui se plaît à lancer les flèches, frappe la
Phénicienne,
qui tombe bruyamment au fond du navire comme une corneille
marine. Les matelots jetèrent aussitôt son cadavre à la mer pour
qu'il devint la pâture des phoques et des monstres marins ; moi
je restai seul le cœur accablé de chagrins. Les vents et les flots portèrent
bientôt les Phéniciens sur les bords d'Ithaque, où je fus acheté
par le vénérable Laërte. C'est alors que je vis pour la première
fois cette terre étrangère.