Eumée raconte son enlevement
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Bareste (1843)    

Le chef des pasteurs lui répond en disant :

    « Étranger, puisque tu m'interroges pour connaître mes aventures, écoute-moi donc en silence et réjouis-toi eu buvant ce vin et en restant assis à mes côtés. Les nuits sont longues; nous avons encore assez de temps pour le repos et pour les agréables entretiens. Il ne faut pas te coucher avant l'heure : trop de sommeil, dit-on, est nuisible. Que celui d'entre vous qui désire goûter le sommeil se retire ; demain au lever de l'Aurore et après le premier repas, il faudra, comme de coutume, conduire aux champs les troupeaux de nos maîtres. Mais en attendant mangeons, buvons dans cette cabane, et soulageons nos cœurs par le triste récit de nos malheurs. L'homme qui a beaucoup souffert et longtemps erré par le monde aime à se rappeler ses douleurs passées. Cher étranger, je te dirai donc mes infortunes, puisque tu m'interroges dans le désir de les connaître. »

    Il existe une île appelée Syrie, peut-être en as-tu entendu parler ; elle est au delà d'Ortygie, dans cette contrée où se font les révolutions du soleil ; son étendue est fort petite ; mais elle est fertile, riche en bœufs et en brebis, féconde en vignes et en froment. La famine ne se fait jamais sentir chez les peuples, et aucune maladie funeste ne les attaque. Quand les habitants de cette île atteignent la vieillesse, Apollon à l'arc d'argent accourt suivi de Diane, et tous deux ils leur lancent des flèches rapides qui amènent un doux trépas. Dans cette contrée se trouvent deux villes où toutes les richesses sont également partagées. Mon père, le divin Ctésias, fils d'Ormène, régna jadis sur ces deux cités.

    Des navigateurs phéniciens, nautonniers célèbres et fourbes habiles, abordèrent un jour dans cette île en apportant avec eux mille parures éblouissantes. Dans la maison de mon père se trouvait une Phénicienne, grande, belle, élancée, et sachant exécuter de magnifiques travaux ; les artificieux Phéniciens la séduisirent.

Tandis que cette femme lavait des vêtements près de leur vaisseau,

  l'un de ces Phéniciens s'unit d'amour avec elle et lui fit partager sa couche. Les charmes puissants de l'amour captivent toujours les femmes, mêmes les plus vertueuses. Ce Phénicien lui demanda ensuite qui elle était et d'où elle venait ; elle lui montra aussitôt le palais élevé de mon père et lui dit :

    « Je me glorifie d'être née à Sidon, où l'airain abonde. Je suis la fille du riche Arybanthe ; mais des pirates taphiens m'ont enlevée au moment où je revenais des champs. Ils m'emmenèrent en ces lieux et me vendirent au maître de ce palais, qui donna pour m'obtenir un prix convenable. »

    Celui qui s'était uni en secret avec la belle Phénicienne lui adressa ce discours :

    « Veux-tu maintenant me suivre dans ta patrie pour revoir ton père, ta mère, et leurs demeures élevées ? Tes parents existent encore et ils vivent dans l'opulence. »

    La belle Phénicienne lui répondit :

    « Je consentirais volontiers à vous suivre, ô nautonniers si vous me promettiez, par un serment, de me conduire heureusement dans ma patrie. »

    Elle dit, et tous les Phéniciens prêtèrent le serment qu'elle leur avait demandé. Quand ils eurent juré, la belle Phénicienne reprit en ces termes :

    « Maintenant gardez le silence, et qu'aucun de vous ne m'adresse la parole s'il me rencontre dans les rues ou s'il me voit puiser de l'eau à la fontaine. Qu'aucun de vous, se rendant au palais, ne le dise à mon vieux maître ; car s'il soupçonnait la vérité, il me chargerait de liens et vous livrerait à la mort. Gravez mes paroles au fond de votre cœur, et hâtez-vous d'acheter les provisions du voyage. Lorsque votre navire sera rempli, envoyez-moi un messager pour me faire connaître l'instant du départ. J'emporterai tout l'or qui sera sous ma main, et je vous donnerai encore mille autres choses pour payer mon passage. J'élève le fils de mon maître, un enfant plein d'intelligence et qui sort avec moi ; je le conduirai dans votre navire, et il vous procurera des sommes considérables si vous le vendez à des peuples étrangers. »

    Elle dit, et retourna bientôt dans les superbes palais de mon père. Les Phéniciens restèrent parmi nous durant une année ; ils achetèrent une grande quantité de marchandises qu'ils déposèrent dans leur navire. Quand leur vaisseau fut prêt pour le départ, ils envoyèrent un messager l'annoncer à la Phénicienne. Un homme rusé vint dans la maison de mon père : il portait un collier où l'or était habilement enchâssé dans des grains d'ambre. Taudis que ma vénérable mère et ses servantes touchaient le collier, l'examinaient attentivement et en offraient un prix, le messager fit un signe secret à la jeune Phénicienne ; puis il retourna vers son creux navire. Alors cette femme me prit par la main et me conduisit hors du palais. Elle trouva sous le portique les coupes placées sur les tables des convives invités au festin, et qui venaient de se rendre à l'assemblée du peuple. Elle emporta trois de ces coupes, qu'elle cacha dans son sein, et moi je la suivis sans défiance. — Le soleil se couchait et toutes les voies étaient plongées dans les ténèbres. — Nous marchâmes avec rapidité, et nous arrivâmes au port magnifique où se trouvaient les Phéniciens. Nous montâmes dans le navire, et nous voguâmes à travers les plaines humides poussés par un vent favorable envoyé par Jupiter. Durant six jours et six nuits, nous naviguâmes sans relâche ; mais au septième, Diane, qui se plaît à lancer les flèches, frappe la Phénicienne, qui tombe bruyamment au fond du navire comme une corneille marine. Les matelots jetèrent aussitôt son cadavre à la mer pour qu'il devint la pâture des phoques et des monstres marins ; moi je restai seul le cœur accablé de chagrins. Les vents et les flots portèrent bientôt les Phéniciens sur les bords d'Ithaque, où je fus acheté par le vénérable Laërte. C'est alors que je vis pour la première fois cette terre étrangère.