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Dacier (1711) |
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Bitaubé (1785) |
Mais Ulysse, en s'éloignant du port ou il s’était entretenu
avec Minerve, marche par les chemins raboteux, au travers des bois et des
montagnes, pour aller au lieu où la déesse lui avait dit qu’il
trouverait l’intendant de ses troupeaux, qui avait soin de tous les
autres serviteurs du divin Ulysse. Il le trouva sous un des portiques qui
régnaient tout autour d'une belle maison bâtie de grosses lierres dans
un lieu fort découvert. Ce serviteur fidèle l'avait bâtie de ses épargnes,
sans en parler ni à Pénélope ni au bon vieillard Laërte, au milieu
d'une basse-cour fort vaste, qu'il avait environnée d'une haie vive,
fortifiée en dehors d'espace en espace, de gros pieds de chêne qu'il
avait taillés. Dans cette basse-cour, il avait fait douze belles étables
pour les femelles qui avaient des petits : dans chacune il y en avait
cinquante ; les mâles couchaient dehors et ils étaient moins nombreux que
les femelles, car les poursuivants en diminuaient journellement le nombre,
l'intendant étant forcé de leur en envoyer tous les jours un des plus
gras pour leurs sacrifices et leurs festins. Il n'y en avait plus que
trois cent soixante. Quatre gros chiens, semblables à des bêtes féroces,
veillaient à la garde des troupeaux; ils avaient été nourris par le
noble chef des pasteurs. Celui-ci se trouvait alors assis sous ce
portique, travaillant à se faire une chaussure de cuir de bœuf avec tout
son poil. Trois de ses bergers étaient allés mener leurs troupeaux en
différents pâturages; et le quatrième, il l'avait envoyé à la ville
porter à ces fiers poursuivants le tribut ordinaire pour leur table. Les
chiens, apercevant tout d'un coup Ulysse, se mirent à aboyer et à courir
sur lui. Ulysse, par prudence, s'assit aussitôt, et le bâton s'échappa
de sa main; il se trouvait exposé là au plus grand de tous les dangers,
et dans sa maison même, si le maître pasteur ne fût accouru
promptement: son cuir lui tomba des mains.
A force de cris et de pierres, il écarta enfin ces chiens, et ayant délivré
Ulysse, il lui parla en ces termes :
-Vieillard,
il s'en est peu fallu que mes chiens ne vous aient dévoré; vous m'auriez
exposé aune douleur très-sensible et à des regrets éternels. Les dieux
m'ont envoyé assez d'autres déplaisirs sans celui-là. Je passe ma vie
à pleurer l'absence, et peut-être la mort de mon cher maître, que sa
bonté et sa sagesse égalaient aux dieux ; et j'ai la douleur de fournir
pour la table de ses plus mortels ennemis tout ce que j'ai de plus beau et
de meilleur, pendant que ce cher maître manque peut-être des choses les
plus nécessaires à la vie dans quelque terre étrangère, si tant est même
qu'il vive encore et qu'il jouisse de la lumière du soleil. Mais,
bonhomme, entrez, je vous prie, dans ma maison, afin qu'après vous êtes
rafraîchi, et après avoir repris vos forces par quelque nourriture, vous
m'appreniez d'où vous êtes et tout ce que vous avez souffert.
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Le héros s'éloigne du port, suit, à travers les monts ombragés
de forêts, le sentier roide et raboteux que lui montra Pallas, et arrive
à la demeure du chef des pasteurs, le sage Eumée, qui de tous les
serviteurs du roi, conservait avec le plus de vigilance les biens de son
maître. Il le trouve assis à l'entrée d'une habitation belle et
spacieuse, sur le sommet d'une colline haute et isolée. Sans le secours
de la reine ni du vieux Laërte, pendant l'absence du roi, ce fidèle
serviteur avait élevé ce bâtiment pour lui et ses troupeaux. Les murs sont formés de roches qu'il tira des carrières ; la
maison est entourée d'une grande cour ceinte d'une haie d'épines qu'étayent
des poteaux nombreux et serrés du chêne le plus dur, dépouillé de sa
noire écorce, et fendu, avec un rude travail, par ses mains. Dans la cour
sont construites douze étables continues : chaque étable, au déclin du
jour, reçoit cinquante truies fécondes : les mâles passent la nuit dans
les champs. Leur nombre est bien diminué par les amans de Pénélope,
auxquels Eumée est contraint d'envoyer chaque jour la plus grasse victime
de ses troupeaux florissans. Cependant, il comptait encore trois cents
soixante verrats. Tels que des lions, quatre dogues, que ce chef des
pasteurs éleva, veillent sans cesse à la garde des troupeaux. En ce
moment il découpait une peau de
bœuf colorée et s'en formait des bottines. Déjà les pâtres allaient
ça et là : trois d'entre eux conduisaient aux pâturages les troupeaux
rassemblés ; le quatrième, par son ordre, menait à la ville le porc,
tribut ordinaire qu'il était forcé de livrer à ses nouveaux maîtres,
et dont la chair succulente, après avoir fumé dans leurs sacrifices,
devait charger leurs tables.
Tout à coup, les dogues à la voix terrible,
apercevant Ulysse, fondent sur lui en faisant retentir les airs
d'aboiemens forcenés. Ulysse recourt à la ruse ; il s'assied, et pose
son bâton à terre. Cependant, même dans son domicile, il allait être
victime de leur rage. Eumée se précipite hors de la porte : la peau
colorée échappe de ses mains ; il gourmande à grands cris ces animaux
aboyants, et les disperse enfin à coups répétés de pierres. Puis,
s'adressant au roi :
0 vieillard, dit-il, qu'il s'en est peu
fallu qu'à ma porte tu n'aies été déchiré par ces dogues furieux !
c'eut été pour moi un sujet de douleur et d'opprobre ; et cependant les
dieux ont offert assez de matière à ma tristesse et à mes gémissemens.
Je consume ici ma vie à regretter et à pleurer un maître que ses vertus
égalaient aux immortels ; je donne les soins les plus assidus à ses
troupeaux ; je les engraisse pour la table somptueuse de ses plus mortels
ennemis, pendant que lui-même, privé peut-être de nourriture, parcourt
les villes et les champs étrangers ; hélas ! sait-on si le souffle de sa
vie n'est pas éteint, si le soleil luit encore à ses regards ? Mais,
vieillard, approche, suis-moi dans ma maison : après avoir soulagé ta
faim et ta soif, tu m'apprendras quel est ton pays, et de quel poids
d'infortunés tu fus à ton tour chargé par le sort.
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Bareste (1843) |
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Leconte de Lisle (1867) |
lors
le divin Ulysse s'éloigne
du port ; il suit à travers les
montagnes couvertes de forêts
l'âpre
sentier indique par Minerve, pour se rendre auprès du
pasteur qui veille avec soin sur tous les biens
; de son maître.
Il le trouve assis sous le vestibule, dans une cour
belle, vaste et de forme circulaire ; cette cour, qui se
trouvait dans un endroit élevé, avait été construite avec de grosses
pierres par le pasteur lui-même pour ses troupeaux, pendant
l'absence d'Ulysse et sans l'ordre ni de sa maîtresse, ni du vieux
Laërte ; puis il l'entoura
d'une
haie
d'épines. A l'extérieur s'élevait
une forte palissade de pieux serrés et coupés au cœur du chêne
dans
l'intérieur
se trouvaient douze étables
rapprochées entre elles où couchaient les porcs. Cinquante truies fécondes reposaient
dans chacune de ces étables ; les mâles couchaient en dehors,
et ils étaient moins nombreux, car les prétendants les diminuaient
chaque jour en les mangeant à leurs repas ; le pasteur leur envoyait
sans cesse les meilleurs de ces porcs ; cependant on en comptait
encore trois cent soixante. Là veillaient aussi, semblables à des
bêtes féroces, quatre chiens énormes que nourrissait le chef des
pasteurs. En ce moment celui-ci plaçait à ses pieds une chaussure
qu'il avait lui-même taillée dans la peau colorée d'un bœuf. Les
autres pâtres étaient dispersés ça et
là ;
trois seulement étaient encore
auprès des troupeaux ; un quatrième avait été
envoyé à la ville pour conduire le porc qu'on était contraint de
livrer
aux fiers prétendants, afin que
ceux-ci goûtassent ces chairs
délicieuses après avoir fait les sacrifices.
A peine les chiens ont-ils aperçu Ulysse qu'ils s'élancent sur
lui en aboyant avec force ; mais le héros, usant
d'adresse,
s'assied
à terre et son bâton s'échappe de ses mains.
Là,
dans ses propres étables, il eût
souffert un indigne outrage si le gardien des porcs,
en franchissant le portique, ne fût accouru aussitôt. Le pasteur
jette le cuir qu'il tenait dans ses mains, gronde les chiens et les
chasse avec des pierres nombreuses
qu'il
leur
lance ;
puis il dit au
héros :
«
Vieillard,
peu s'en est fallu que ces dogues
ne te déchirassent en un instant, et l'opprobre en serait
retombé sur moi : cependant les
dieux me donnent assez de chagrins ! Je passe ma
vie
à
gémir ;
je pleure un
divin
maître ; je nourris avec
soin ses troupeaux pour qu'ils soient mangés par d'autres,
tandis que lui, privé des choses nécessaires à la vie, erre misérablement
dans quelque ville lointaine, au milieu de peuples étrangers,
si toutefois il respire encore et voit la brillante clarté du
soleil ! Mais suis-moi, viens dans ma cabane, ô vénérable
vieillard, viens te
rassasier de pain et de
vin
; puis tu me diras qui tu
es et quels sont les maux que tu as soufferts. »
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Et
Odysseus s'éloigna du port, par un âpre sentier, à travers les bois et les
hauteurs, vers le lieu où Athènè lui avait dit qu'il trouverait son divin
porcher, qui prenait soin de ses biens plus que tous les serviteurs qu'il avait
achetés, lui, le divin Odysseus.
Et
il le trouva assis sous le portique, en un lieu découvert ou il avait construit
de belles et grandes étables autour desquelles on pouvait marcher. Et il les
avait construites, pour ses porcs, de pierres superposées et entourées d'une
haie épineuse, en l'absence du Roi, sans l'aide de sa maîtresse et du vieux
Laertés. Et il avait planté au dehors des pieux épais et nombreux, en cœur
noir de chêne ; et, dans l'intérieur, il avait fait douze parcs à porcs. Dans
chacun étaient couchées cinquante femelles pleines ; et les mâles couchaient
dehors; et ceux-ci étaient beaucoup moins nombreux, car les divins Prétendants
les diminuaient en les mangeant, et le porcher leur envoyait toujours le plus
gras et le meilleur de tous ; et il n'y en avait plus que trois cent soixante.
Quatre chiens, semblables à des bêtes fauves, et que le prince des porchers
nourrissait, veillaient toujours sur les porcs.
Et
celui-ci adaptait à ses pieds des sandales qu'il taillait dans la peau d'une
vache coloriée. Et trois des autres porchers étaient dispersés, faisant
paître leurs porcs ; et le quatrième avait été envoyé par nécessité à la
Ville, avec un porc pour les Prétendants orgueilleux, afin que ceux-ci, l'ayant
tué, dévorassent sa chair.
Et
aussitôt les chiens aboyeurs virent Odysseus, Et ils accoururent et, hurlant ;
mais Odysseus s'assit plein de ruse, et le bâton tomba de sa main. Alors il
eût subi un indigne traitement auprès de l'étable qui était à lui ; mais le
porcher accourut promptement de ses pieds rapides; et le cuir lui tomba des
mains, et, en criant, il chassa les chiens à coups de pierres, et il dit au
Roi :
—
O
Vieillard, certes, ces chiens allaient te déchirer et me couvrir d'opprobre.
Les Dieux m'ont fait assez d'autres maux. Je reste ici, gémissant, et pleurant
un Roi divin, et je nourris ses porcs gras, pour que d'autres que lui les
mangent; et peut-être souffre-t-il de la faim, errant parmi les peuples
étrangers, s'il vit encore et s'il voit la lumière de Hèlios. Mais suis-moi,
et entrons dans l'étable, ô Vieillard, afin que, rassasié dans ton âme de
nourriture et de vin, tu me dises d'où tu es et quels maux tu as subis.
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Dufour et Raison |
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Quittant le port, Ulysse gagne, par un sentier rocailleux sur les hauteurs, à
travers le paysage boisé, le lieu où Athénè lui avait indiqué la demeure de
l'excellent porcher, qui, sur le bien du maître, veillait mieux que tout autre
parmi les serviteurs acquis par l'illustre Ulysse. Il le trouva assis devant
l'entrée de la cabane, là où il s'était construit une cour entourée d'un haut
mur, en un lieu découvert, grand et beau, en forme de cercle. Lui-même l'avait
bâtie pour ses porcs, après le départ du roi, sans consulter sa maîtresse ni le
vieux Laërte ; il avait apporté les pierres et par-dessus disposé des épines. A
l'extérieur il avait fait courir de bout en bout une palissade de gros pieux
serrés, en bois de chêne dont il avait ôté l'écorce noire. Et à l'intérieur de
la cour, il avait bâti douze étables, l'une à côté de l'autre, pour servir de
litière aux truies ; dans chacune étaient enfermées cinquante truies qui
couchaient à même le sol ; ces femelles avaient mis bas ; les mâles dormaient
dehors ; ils étaient beaucoup moins nombreux. Les divins prétendants, en les
mangeant, en diminuaient le nombre ; car le porcher leur envoyait toujours le
meilleur de tous les porcs l'engrais.
Il n'y en avait plus que trois cent soixante. Et sur eux veillaient toujours,
pareils à des fauves, quatre chiens, élevés par le chef des porchers.
Eumée
ajustait à ses pieds des sandales, qu'il taillait dans le cuir d'un bœuf de bonne couleur. Les
pâtres étaient partis chacun de son côté, trois avec le troupeau des porcs ;
Eumée avait envoyé le quatrième à la ville, car il fallait conduire aux orgueilleux prétendants un verrat qu'ils
immoleraient pour rassasier de viandes leur appétit.
Soudain,
les chiens hurleurs aperçurent Ulysse. Ils coururent à lui en aboyant ; mais
il eut la présence d'esprit de s'asseoir et de laisser tomber son bâton de sa
main. Là, près de sa porcherie, il eût subi un indigne traitement ; mais le
porcher, accourant vite de ses pieds rapides, s'élança à travers le
vestibule, et le cuir lui tomba de la main. Il rappela les chiens par ses cris
et les chassa de côté et d'autre, sous une grêle de pierres ; puis il adressa
la parole à son maître : « Vieillard, les chiens ont failli te déchirer,
tant leur attaque a été soudaine, et tu aurais versé le blâme sur moi. Les
dieux m'ont donné assez d'autres peines et de quoi gémir. Je suis toujours à
pleurer et regretter un maître divin ; j'engraisse les porcs pour que d'autres
les mangent ; et lui, manquant de nourriture, erre quelque part dans le pays et
la ville d'hommes au langage étranger, si toutefois il vit encore et voit la
lumière du soleil. Mais, suis-moi, allons dans la cabane, vieillard, pour que
toi-même, rassasié en ton cœur de mets et de vin, tu me dises d'où tu es et
quelles épreuves tu as subies. »
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