Dacier (1711
corrigé 1872) |
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Leconte de
Lisle (1867) |
La première ombre qui se
présente à moi, ce fut celle d'Élpénor, qui n'avait pas encore été
enterré. Nous avions laissé son corps
dans le palais de Circé, sans lui rendre les devoirs de la
sépulture, parce que nous avions d'autre affaires et que le temps
pressait. Quand je le vis, il me fit pitié ; je ne pus retenir mes
larmes, et lui adressant le premier la parole, je lui dis :
-Elpénor,
comment êtes-vous venu dans ce ténébreux séjour ? Quoique vous
soyez à pied, vous m’avez devancé moi qui suis venu sur mon
vaisseau, et à qui la mer et les vents ont été favorables.
-Fils
de Laërte, me répondit-il
en soupirant, c'est mon mauvais
génie et le vin que j’ai bu avec excès, qui m’ont mis dans l'état
où vous me voyez. J'étais couché tout en au haut du palais de Circé;
à mon réveil, je ne me suis pas souvenu de descendre par l'escalier,
j'ai été tout droit devant moi, je suis tombé du toit en bas, et je
me suis rompu le cou, et maintenant
mon ombre est descendue dans ces tristes lieux. Je vous conjure donc par
tout ce que vous avez de plus cher, par votre femme, par votre père,
qui vous a élevé avec tant de soin et de tendresse, par votre fil
Télémaque, ce fils unique, que avez laissé encore enfant dans votre
palais, souvenez-vous de moi dès que vous serez arrivé à l’île de
Circé, car je sais qu'en vous en retournant du palais de Pluton, vous
aborderez encore cette île. N'en partez point, je vous prie, sans m’avoir
rendu, les derniers devoirs, de peur que je n'attire sur votre tète la
colère des dieux. Brûlez mon corps sur un bûcher avec toutes mes
armes, et élevez moi un tombeau sur le bord de la mer,
afin que ceux qui passeront sur cette rive apprennent mon malheureux
sort. N'oubliez pas de mettre sur mon tombeau une rame, pour marquer ma
profession, et le service que je vous ai rendu pendant ma vie.
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La
première, vint l'âme de mon compagnon Elpènôr. Et il n'avait point
été enseveli dans la vaste terre, et nous avions laissé son cadavre
dans les demeures de Kirkè, non pleuré et non enseveli, car un autre
souci nous pressait. Et je pleurai en le voyant, et je fus plein de
pitié dans le cœur. Et je lui dis ces paroles ailées :
-Elpènôr, comment es-tu venu
dans les épaisses ténèbres ? Comment as-tu marché plus vite que moi
sur ma nef noire ?
Je parlai ainsi, et il me répondit en pleurant :
-Divin Laertiade, subtil
Odysseus, la mauvaise volonté d'un Daimôn et l'abondance du vin m'ont
perdu. Dormant sur la demeure de Kirkè, je ne songeai pas à descendre
par la longue échelle, et je tombai du haut du toit, et mon cou fut
rompu, et je descendis chez Aidés. Maintenant, je te supplie par ceux
qui sont loin de toi, par ta femme, par ton père qui t'a nourri tout
petit, par Tèlémakhos, l'enfant unique que tu as laissé dans tes
demeures ! Je sais qu'en sortant de la demeure d'Aidés tu
retourneras sur ta nef bien construite à l'île Aiaiè. Là, ô Roi,
je te demande de te souvenir de moi, et de ne point partir, me laissant
non pleuré et non enseveli, de peur que je ne te cause la colère des
Dieux ; mais de me brûler avec toutes mes armes. Élève sur le bord de
la mer écumeuse le tombeau de ton compagnon malheureux. Accomplis ces
choses, afin qu'on se souvienne de moi dans l'avenir, et plante sur mon
tombeau l'aviron dont je me servais quand j'étais avec mes compagnons.
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Mais
quelque douleur que je ressentisse en mon cœur et quelque touché que
je fusse de sa peine, je ne la laissai pas approcher de ce sang avant
l'arrivée de Tirésias. Enfin, je vis arriver l’âme de ce devin. Il
avait à la main, son sceptre , il me reconnut, et me parla le
premier :
-Généreux
Ulysse, me dit-il, pourquoi avez-vous quitté la lumière du soleil pour
venir voir des morts et cette
triste demeure ? Vous êtes bien malheureux ! Mais
éloignez-vous un peu de cette fosse, et détournez cette épée, afin
que je boive de ce sang, et que Je vous annonce ce que vous voulez
savoir de moi.
Je
m'éloigne donc de la fossé, je remets mon épée dans le fourreau.
L'ombre s'approche, boit de ce sang et me prononce ses oracles.
-Ulysse,
vous cherchez les moyens de retourner heureusement dans votre patrie,
mais un dieu vous rendra ce retour difficile et laborieux ; car je ne
pense pas que Neptune renonce au ressentiment qu'il a conçu contre
vous, de ce que vous avez privé de la lumière son cher fils
Polyphème. Cependant, malgré toute sa colère, vous ne laisserez pas
d'y arriver, après bien des travaux et des peines, si vous pouvez vous
retenir et retenir vos compagnons, lorsque vous serez arrivé dans
l'île de Trinacrie, et que vous verrez devant vous les bœufs et les
moutons consacrés au Soleil, qui voit tout et qui entend tout. Si vous
avez la force de ne pas toucher à ses troupeaux, dans la vue de
ménager votre retour, vous pourrez espérer qu'après avoir beaucoup
souffert vous arriverez à Ithaque. Mais si vous y touchez, je vous
prédis que vous périrez, vous, votre vaisseau et vos compagnons. Que
si, par une faveur particulière des dieux, vous échappez de ce grand
danger, vous ne retournerez chez vous qu'après de longues années, et
après avoir perdu tout votre monde. Vous y arriverez seul, et sur un
navire étranger, vous trouverez dans votre palais de grands désordres,
des princes insolents qui poursuivent votre femme et qui lui font de
grands présents. Vous punirez leur insolence. Mais après que vous les
aurez mis à mort, ou par la ruse où par la force, prenez une rame,
mettez-vous en chemin, et marchez jusqu'à ce que vous arriviez chez des
peuples qui n'ont aucune connaissance de la mer, qui n'assaisonnent
point leurs mets de sel, et qui n'ont ni vaisseaux ni rames. Et afin que
nous ne puissiez les méconnaître, je vais vous
donner un signe qui ne vous trompera point: Quand vous rencontrerez, sur
votre chemin, un passant qui vous dira que vous portez un van sur vôtre
épaule, alors, sans vous enquérir davantage, plantez à terre vôtre
rame, offrez en sacrifice à Neptune un mouton un
taureau et un verrat, et retournez dans votre palais où vous
offrirez des hécatombes parfaites à tous les dieux
qui habitent l'Olympe, sans en oublier un seul. Après cela, du
sein de la mer sortira le trait fatal qui vous donnera la mort, et qui
vous fera descendre dans le tombeau, à la fin d'une vieillesse exempte
de toutes sortes d'infirmités, et vous laisserez vos peuples heureux.
Voilà tout ce que j'ai à vous prédire.
Quand
il eût cessé de parler, je lui répondis :
-Tirésias,
je veux croire que les dieux ont prononcé ces arrêts contre moi. Mais
expliquez-moi, je vous prie, ce que je vais vous demander. Je vois là
l'ombre de ma mère; elle se tient près de la fosse dans un profond
silence sans daigner ni regarder son fils, ni lui parler; comment
pourrais-je faire pour l'obliger à me reconnaître?.
-Vous
me demandez là une chose qu'il n'est pas difficile de
Vous éclaircir. Sachez donc qu il n’y à que les ombres
auxquelles vous permettez d'approcher de cette fosse et d'en boire le
sang, qui puissent vous reconnaître et vous prédire l'avenir, et que
celles à qui vous le refuserez s'en retourneront sans vous parler.
Quand
l'ombre de Tirésias m'eut ainsi parlé et rendu les oracles, elle se
retira dans le palais de Pluton. |
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Et
je pleurai en la voyant, le cœur plein de pitié ; mais, malgré ma
tristesse, je ne lui permis pas de boire le sang avant que j'eusse
entendu Teirésias. Et l'âme du Thèbain Teirésias arriva, tenant un
sceptre d'or, et elle me reconnut et me dit :
-Pourquoi, ô malheureux,
ayant quitté la lumière de Hèlios, es-tu venu pour voir les morts
et leur pays lamentable ? Mais recule de la fosse, écarte ton épée,
afin que je boive le sang, et je te dirai la vérité.
Il parla ainsi, et, me reculant, je remis dans la gaine mon épée aux
clous d'argent. Et il but le sang noir, et, alors, l'irréprochable
Divinateur me dit :
-Tu
désires un retour très-facile, illustre Odysseus, mais un Dieu te le
rendra difficile ; car je ne pense pas que celui qui entoure la terre
apaise sa colère dans son cœur, et il est irrité parce que tu as
aveuglé son fils. Vous arriverez cependant, après avoir beaucoup
souffert, si tu veux contenir ton esprit et celui de tes compagnons. En
ce temps, quand ta nef solide aura abordé l'île Thrinakiè, où vous
échapperez à la sombre mer, vous trouverez là, paissant, les boeufs
et les gras troupeaux de Hèlios qui voit et entend tout. Si vous les
laissez sains et saufs, si tu te souviens de ton retour, vous
parviendrez tous dans Ithaké, après avoir beaucoup souffert ; mais,
si tu les blesses, je te prédis la perte de ta nef et de tes
compagnons. Tu échapperas seul, et tu reviendras misérablement, ayant
perdu ta nef et tes compagnons, sur une nef étrangère. Et tu trouveras
le malheur dans ta demeure et des hommes orgueilleux qui consumeront tes
richesses, recherchant ta femme et lui offrant des présents. Mais,
certes, tu te vengeras de leurs outrages en arrivant. Et, après que tu
auras tué les Prétendants dans ta demeure, soit par ruse, soit
ouvertement avec l'airain aigu, tu partiras de nouveau, et tu iras,
portant un aviron léger, jusqu'à ce que tu rencontres des hommes qui
ne connaissent point la mer et qui ne salent point ce qu'ils mangent, et
qui ignorent les nefs aux proues rouges et les avirons qui sont les
ailes des nefs. Et je te dirai un signe manifeste qui ne t'échappera
pas. Quand tu rencontreras un autre voyageur qui croira voir un fléau
sur ta brillante épaule, alors, plante l'aviron en terre et fais de
saintes offrandes au Roi Poseidaôn, un bélier, un taureau et un
verrat. Et tu retourneras dans ta demeure, et tu feras, selon leur rang,
de saintes hécatombes à tous les Dieux immortels qui habitent le large
Ouranos. Et la douce mort te viendra de la mer et te tuera consumé
d'une heureuse vieillesse, tandis qu'autour de toi les peuples seront
heureux. Et je t'ai dit, certes, des choses vraies.
Il parla ainsi, et je lui répondis :
-Teirésias,
les Dieux eux-mêmes, sans doute, ont résolu ces choses. Mais dis-moi
la vérité. Je vois l'âme de ma mère qui est morte. Elle se tait et
reste loin du sang, et elle n'ose ni regarder son fils, ni lui parler.
Dis-moi, ô Roi, comment elle me reconnaîtra.
Je
parlai ainsi, et il me répondit :
-Je
t'expliquerai ceci aisément. Garde mes paroles dans ton esprit. Tous
ceux des morts qui ne sont plus, à qui tu laisseras boire le sang, te
diront des choses vraies ; celui à qui tu refuseras cela s'éloignera
de toi.
Ayant ainsi parlé, l'âme du Roi Teirésias, après avoir rendu ses
oracles, rentra dans la demeure d'Aidés ;
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Mais
moi je demeurai là de pied ferme jusqu'à ce que ma mère se fût
rapprochée et qu'elle eût bu de ce sang. Dés ce moment elle me
reconnut, et faisant de grandes lamentations, elle me parla en ces
termes :
-Mon
fils, comment êtes-vous
venu tout en vie dans ce séjour de ténèbres? car il est difficile aux
vivants de voir l'empire des morts ; car ils sont séparés par de
grands fleuves et par une grande étendue d'eaux, surtout par l'Océan,
qu'il n’est pas aisé de traverser. Est-ce qu'e votre retour de Troie
vous avez perdu votre route, et qu'après avoir été longtemps égaré
vous avez été porté dans ces tristes lieux avec vos compagnons, avant
que d'être retourné à Ithaque et d'avoir revu votre femme et votre
fils?
-Ma
mère, repartis-je, la nécessité de
consulter l'ombre de Tirésias m'a fait entreprendre ce horrible
voyage. Je n'ai pu encore approcher de la Grèce, ni regagner ma patrie;
mais accablé de maux, j'erre de plage en plage, depuis que j'ai suivi
Agamemnon pour faire la guerre aux
Troyens. Mais apprenez-moi, je vous prie, de quelle manière la
destinée vous a fait tomber dans les liens de la mort. Est-Ce une
longue maladie ou serait-ce Diane, qui avec ses douces flèches aurait
terminé vos jours? Dites-moi des nouvelles de mon père et de mon
fils : règnent-ils encore dans mes États? ou quelqu'un s’en
est-il mis en possession, et n'attend-on plus mon retour ?
Apprenez-moi aussi ce que pense ma femme, et la conduite qu'elle tient.
Est-elle toujours près de son fils ; et a t’elle soin de sa
maison ? ou quelqu'un des plus grands princes de la Grèce l'a t-il
épousée ?
Ma
mère me répondit sans balancer :
-Votre
femme demeure enfermée dans votre palais avec un courage et une
sagesse qu'on ne peut assez admirer ; elle passe les jours
et les nuits dans
les larmes; personne ne
s'est mis en possession de vos Etats ; Télémaque jouit en paix de
tous vos biens, et va aux festins publics, que les princes et ceux à
qui la divinité a confié sa justice et
ses lois doivent honorer de leur présence; car tout le peuple
l'invite avec un grand empressement. Votre père demeure à sa maison de
campagne, et ne va jamais à la ville. Là, son lit n'est point de beau
tapis, de riches étoffes,
de magnifiques couvertures; mais pendant l'hiver il couche à terre
prés de son foyer au milieu de ses domestiques et n'est vêtu que de méchants habits. Et l'été et l'automne, il couche
au milieu de sa vigne sur un lit de feuilles, toujours livré à ses
ennuis, qu'entretient et qu'augmente de plus en plus la douleur de votre
absence, qui le fait encore plus vieillir que les années. C'est cette
même douleur qui m’a précipitée dans le tombeau: ni Diane na
abrégé mes jours par des douces flèches, ni aucune maladie n'est
venue me consumer par ses langueurs ; mais c’est le regret de ne vous
plus voir, c'est la douleur de vous croire exposé tous les jours à de
nouveaux périls, c'est le tendre souvenir de toutes vos rares qualités
qui m'ont ôté là vie.
-A
ces mots, je voulus embrasser cette chère ombre; trois fois je me jetai
sur elle, et trois fois elle se déroba à mes embrassades, semblable à
une vapeur ou à un songe ; ce qui redoubla ma douleur.
-Ma
mère, m'écriai-je, pourquoi vous refusez-vous au désir extrême que
j'ai de vous embrasser? Pourquoi ne voulez-vous pas que joints tous les
deux par nos tendres embrassements, nous mêlions ensemble nos larmes,
et que nous puissions nous rassasier de regrets et de deuil? La cruelle
Proserpine, au lieu de cette chère ombre, ne m’aurait-elle présenté
qu’un vain fantôme, afin que, privé de cette consolation, je trouve
dans mes malheurs encore plus d’amertume ?
Je
lui exprimais ainsi mes regrets. Elle me répondit:
-Hélas
mon fils, le plus malheureux de tous les hommes ! la fille de
Jupiter, la sévère Proserpine, ne vous a point trompé ; mais
telle est la condition des mortels quand
ils sont sortis de la vie :les
nerfs ne soutiennent plus les chaire et les os ; tout ce qui
compose le corps est pâture des flammes dès que l'esprit l'a quitté;
et l'âme s'envole de son côté comme un songe. Mais retournez-vous
promptement à la lumière et retenez bien tout ce que je vous ai appris
afin que vous puissiez le redire à votre chère Pénélope.
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mais
je restai sans bouger jusqu'à ce que ma mère fût venue et eût bu le
sang noir. Et aussitôt elle me reconnut, et elle me dit, en gémissant,
ces paroles ailées :
-Mon
fils, comment es-tu venu sous le noir brouillard, vivant que tu es ? Il
est difficile aux vivants de voir ces choses. Il y a entre celles-ci et
eux de grands fleuves et des courants violents, Okéanos d'abord qu'on
ne peut traverser, à moins d'avoir une nef bien construite. Si,
maintenant, longtemps errant en revenant de Troié, tu es venu ici sur
ta nef et avec tes compagnons, tu n'as donc point revu Ithaké, ni ta
demeure, ni ta femme ?
Elle parla ainsi, et je lui répondis :
-Ma mère, la nécessité m'a
poussé vers les demeures d'Aidés, afin de demander un oracle à l'âme
du Thèbain Teirésias. Je n'ai point en effet abordé ni l'Akhaiè, ni
notre terre ; mais j'ai toujours erré, plein de misères, depuis le
jour où j'ai suivi le divin Agamemnôn à Ilios qui nourrit
d'excellents chevaux, afin d'y combattre les Troiens. Mais dis-moi la
vérité. Comment la Kèr de la cruelle mort t'a-t-elle domptée ?
Est-ce par une maladie ? Ou bien Artémis qui se réjouit de ses
flèches t'a-t-elle atteinte de ses doux traits ? Parle-moi de mon
père et de mon fils. Mes biens sont-ils encore entre leurs mains, ou
quelque autre parmi les hommes les possède-t-il ? Tous, certes,
pensent que je ne reviendrai plus. Dis-moi aussi les desseins et les
pensées de ma femme que j'ai épousée. Reste-t-elle avec son enfant ?
Garde t’elle toutes mes richesses intactes ? ou déjà l’un des
premiers Akhaiens l’a t’il emmenée.
Je parlai ainsi, et, aussitôt, ma mère vénérable me répondit :
-Elle reste toujours dans tes
demeures, le cœur affligé, pleurant, et consumant ses jours et ses
nuits dans le chagrin. Et nul autre ne possède ton beau domaine ;
et Thèlémakhos jouit, tranquille, de tes biens, et prend part à de
beaux repas, comme il convient à un homme qui rend la justice, car tous
le convient. Et ton père reste dans son champ ; et il ne vient
plus à la ville, et il n’a plus de lit moelleux, ni manteau, ni
couverture luisantes. Mais, l’hiver, il dort avec ses esclaves dans
les cendres près du foyer, et il couvre son corps de haillons ; et
quand vient l’été, puis l’automne verdoyant, partout dans sa vigne
fertile, on lui fait un lit de feuilles tombées, et il se couche là,
triste ; et une grande douleur s’accroît dans son cœur, et il
pleure ta destinée, et la vieillesse l’accable. Pour moi, je suis
morte, et j’ai subi la destinée ; mais Artémis habille à
lancer des flèches ne m’a point tuée de ses doux traits, dans ma
demeure, et la maladie ne m’a point saisie, elle qui enlève l’âme
du corps affreusement flétri ; mais le regret, le chagrin de ton
absence, illustre Odysseus, et le souvenir de ta bonté, m’ont privée
de la douce vie.
Elle parla ainsi, et je voulus, agité dans mon esprit, embrasser l’âme
de ma mère morte. Et je m’élançais trois fois, et mon cœur me
poussait à l’embrasser, et trois fois elle se dissipa comme une
ombre, semblable à un songe. Et une vive douleur s’accrut dans mon cœur,
et je lui dis ces paroles ailées :
Ma
mère, pourquoi ne m'attends-tu pas quand je désire t'embrasser ? Même
chez Aidès, nous entourant de nos chers bras, nous nous serions
rassasiés de deuil ! N'es-tu qu'une Image que l'illustre
Persèphonéia suscite afin que je gémisse davantage ?
Je parlai ainsi, et ma mère vénérable me répondit :
-Hélas ! mon enfant, le
plus malheureux de tous les hommes, Perséphonéia, fille de Zeus, ne se
joue point de toi ; mais telle est la loi des mortels quand ils sont
morts. En effet, les nerfs ne soutiennent plus les chairs et les os, et
la force du feu ardent les consume aussitôt que la vie abandonne les os
blancs, et l'âme vole comme un songe. Mais retourne promptement à la
lumière des vivants, et souviens-toi de toutes ces choses, afin de les
redire à Pènélopéia.
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La
première qui se présent, ce fut Tyro, issue d'un sang très-noble ;
car elle me dit qu'elle était fille du grand Salmonée, et elle fut
femme de Créthée, fils d'Éolus. Autrefois devenue amoureuse du divin
fleuve Énipée, le plus beau de tous les fleuves qui arrosent les
campagnes, elle allait souvent se promener sur ses charmantes rives.
Neptune, prenant la figure de ce fleuve, profita de l'erreur de cette
belle nymphe à l'embouchure du fleuve, dont les eaux s'élevant comme
une montagne et se courbant comme en voûte, environnèrent et
couvrirent ces deux amants. Il eut d'elle les dernières faveurs, après
lui avoir inspiré un doux sommeil qui l'empêcha de le reconnaître.
Après que ce dieu se fut rassasié d'amour, il lui prit la main et lui
parla en ces termes:
-Femme,
réjouissez-vous de l'honneur que vous venez de recevoir. Dès que l’année
sera révolue, vous mettrez au monde deux beaux enfants; car la couché
des Immortels est toujours féconde. Ayez soin de les nourrir et de les
élever. Retournez dans le palais de votre père; ne me nommez à
personne, et sachez que je suis Neptune, qui ai le pouvoir d'ébranler
la terre jusqu'à ses fondements. En finissant ces mots il se plonge
dans la mer. Tyro accoucha de deux enfants, de Pélias et de Mêlée,
qui tous deux furent ministres du grand Jupiter. Pélias régna à
Iolcos, où il fut riche en troupeaux, et Nélée fut roi de Pylos, sur
le fleuve Amathus. Tyro eut de son mari Créthée ses autres enfants,
AEson, Pheres et Amythaom, qui se plaisaient à dresser des chevaux.
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Et
je vis d'abord Tyrô, née d'un noble père, car elle me dit qu'elle
était la fille de l'irréprochable Salmoneus et la femme de Krêtheus
Aioliade. Et elle aimait le divin fleuve Enipeus, qui est le plus beau
des fleuves qui coulent sur la terre ; et elle se promenait le long des
belles eaux de l'Enipeus. Sous la figure de ce dernier, Celui qui
entoure la terre et qui la secoue sortit des bouches du fleuve
tourbillonnant ; et une lame bleue, égale en hauteur a une montagne,
enveloppa, en se recourbant, le Dieu et la femme mortelle. Et il
dénoua sa ceinture de vierge, et il répandit sur elle le sommeil.
Puis, ayant accompli le travail amoureux, il prit la main de Tyrô et
lui dit :
-Réjouis-toi,
femme, de mon amour. Dans une année tu enfanteras de beaux enfants, car
la couche des Immortels n'est point inféconde. Nourris et élève-les.
Maintenant, va vers ta demeure, mais prends garde et ne me nomme pas. Je
suis pour toi seul Poseidaôn qui ébranle la terre.
Ayant ainsi parlé, il plongea dans la mer agitée. Et Tyrô, devenue
enceinte, enfanta Péliès et Nèleus, illustres serviteurs du grand
Zeus. Et Péliès riche en troupeaux habita la grande Iaolkôs, et
Nèleus la sablonneuse Pylos. Puis, la reine des femmes conçut de son
mari, Aisôn, Phérès et le dompteur de chevaux Amythaôn.
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Après
Tyro, je vis approcher la fille d'Asopus, Antiope, qui se vantait
d'avoir dormi entre les bras de Jupiter. Il est vrai qu'elle eut deux
fils, Zéthus et Amphion, qui les premiers jetèrent les fondements de
la ville de Thèbes, et qui élevèrent ses murailles et ses tours; car
quelque forts et vaillants qu'ils fussent, ils ne pouvaient habiter
sûrement une si grande ville sans des tours qui la défendissent.
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Puis,
je vis Antiopè, fille d'Aisôpos, qui se glorifiait d'avoir dormi dans
les bras de Zeus. Elle en eut deux fils, Amphiôn et Zèthos, qui, les
premiers, bâtirent Thèbè aux sept portes et l'environnèrent de
tours. Car ils n'auraient pu, sans ces tours, habiter la grande Thèbè,
malgré leur courage.
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Je
vis ensuite Alcmène, femme d'Amphitryon, qui des embrassements de
Jupiter eut le fort, le patient, le courageux Hercule.
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Puis,
je vis Alkmènè, la femme d'Amphitryôn, qui conçut Héraclès au cœur
de lion dans l'embrassement du magnanime Zeus ; |
Après
elle venait Mégare, fille du superbe Créon. Elle fut femme du
laborieux fils d'Amphitryon, du grand Hercule.
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puis,
Mègarè, fille de l'orgueilleux Kréiôn, et qu'eut pour femme l'Amphitryôniade
indomptable dans sa force.
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Je
vis aussi la belle Epicaste,
mère d'Oedipe, qui par son imprudence commit un très-grand
forfait, en épousant son fils, son propre fils, qui venait de tuer son
père. Lés dieux découvrirent cet inceste aux yeux des hommes. Ce
malheureux, accablé de douleurs, régna sur les superbes descendants de
Cadmus, selon les funestes décrets des Immortels, dans cette même
Thèbes pleine de malédiction. Là reine, qui était en même temps sa
mère et sa femme, se précipita dans les enfers; car vaincue par son
désespoir, elle attacha au haut de sa chambre un fatal cordon, qui fut
l'instrument de sa mort; et en mourant elle laissa à son fils, devenu
son mari, Un fonds inépuisable de malheurs, que les Furies, qu'elle
avait invoquées, ne manquèrent pas d'accomplir.
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Puis,
je vis la mère d'Oidipous, la belle Epikastè, qui commit un grand
crime dans sa démence, s'étant mariée à son fils. Et celui-ci, ayant
tué son père, épousa sa mère. Et les Dieux révélèrent ces
actions aux hommes. Et Oidipous, subissant de grandes douleurs dans la
désirable Thèbè, commanda aux Kadméiones par la volonté cruelle des
Dieux. Et Epikasté descendit dans les demeures aux portes solides d'Aidès,
ayant attaché, saisie de douleur, une corde à une haute poutre, et
laissant à son fils les innombrables maux que font souffrir les
Erinnyes d'une mère.
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Après
Epicaste j'aperçus Chloris, la plus jeune des filles d'Amphion, fils d'Iasus,
qui régna dans Orchomène des Minyens ;Nélée l'épousa à cause de sa
parfaite beauté après lui avoir fait une infinité de présents
magnifiques, Elle régna avec lui à Pylos, et lui donna trois fils,
Nestor, Chromius et le fier Périclymène, et une fille nommée Péro,
qui par sa beauté et par sa sagesse fut la merveille de son temps. Tous
les princes voisins la recherchaient en mariage ; mais Nélée ne la
voulut promettre qu’à celui qui lui amènerait de Phylacé les bœufs
d’Iphiclus. C'était une entreprise très-difficile et
très-périlleuse; II n’y eut qu'un devin, nommé Mélampus, qui eût
l'audace de l'entreprendre. Les arrêts des dieux, les bergers qui
gardaient ces bœufs, et les liens où il fut retenu, l'empêchèrent de
l'exécuter. Mais après que les jours et les mois en s'écoulant eurent
achevé l'année, Iphiclus délivra Mélampus, son prisonnier, pour le
récompenser de ce qu'il lui avait expliqué les anciens oracles. Ainsi
l'accomplirent les décrets de Jupiter.
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Puis,
je vis la belle Khlôris qu'autrefois Nèleus épousa pour sa beauté,
après lui avoir offert les présents nuptiaux. Et c'était la plus
jeune fille d'Amphioôn Iaside qui commanda autrefois puissamment sur
Orkhoménos Minyéienne et sur Pylos. Et elle conçut de lui de beaux
enfants, Nestôr, Khromios et l'orgueilleux Périklyménos. Puis, elle
enfanta l'illustre Pèrô, l'admiration des hommes qui la suppliaient
tous, voulant l'épouser ; mais Nèleus ne voulait la donner qu'à celui
qui enlèverait de Phylakè les boeufs au large front de la Force
Iphiklèienne. Seul, un divinateur irréprochable le promit ; mais la
Moire contraire d'un Dieu, les rudes liens et les bergers l'en
empêchèrent. Cependant, quand les jours et les mois se furent
écoulés, et que, l'année achevée, les saisons recommencèrent, alors
la Force Iphiklèienne délivra l'irréprochable divinateur, et le
dessein de Zeus s'accomplit.
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Chloris
était suivie de Léda, qui fut femme dé Tyndare, dont elle eut deux
fils qui furent très-vaillants. Castor, grand dompteur de chevaux, et
Pollux, invincible dans les combats du ceste. Ils sont les seuls qui
retrouvent la vie dans le sein même de la mort. Car dans le séjour des
ténèbres ils ont reçu de Jupiter ce grand privilège, qu'ils vivent
et meurent tour à tour, et reçoivent des honneurs égaux à ceux des
dieux mêmes.
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Puis, je vis Lèdè, femme de Tyndaréos. Et elle conçut de Tyndaréos
des fils excellents, Kastôr dompteur de chevaux et Polydeukès
formidable par ses poings. La terre nourricière les enferme, encore
vivants, et, sous la terre, ils sont honorés par Zeus. Ils vivent l'un
après l'autre et meurent de même, et sont également honorés par les
Dieux.
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Après
Léda, je vis Iphimédée, femme d'Aloëus, qui se vantait d'avoir été
aimée de Neptune. Elle eut deux fils, dont la vie fut fort courte, le
divin Otus et le célèbre Ephialtes, les deux plus grands et les plus
beaux, hommes que la terre ait jamais nourris; car ils étaient d'une
taille prodigieuse et d'une beauté si grande, qu'elle ne cédait qu’a
la beauté d'Orion. A l'âge de neuf ans, ils avaient neufs coudées de
grosseurs et trente-six de hauteur. Ils menaçaient les Immortels qu'ils
porteraient la guerre jusque dans les cieux ; et pour cet effet ils
entreprirent d'entasser le mont Ossa
sur le mont Olympe, et de porter le Pélion sur l'Ossa, afin de pouvoir
escalader les cieux. Et ils l'auraient exécuté sans doute, s'ils
étaient parvenus à l’age
parfait ; mais le fils de Jupiter et de Latone les précipitèrent tous
deux dans les enfers avant que le poil follet
eut ombragé leurs joues et que leur menton eut fleurit.
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Puis,
je vis Iphimédéia, femme d'Alôeus, et qui disait s'être unie à
Poseidaôn. Et elle enfanta deux fils dont la vie fut brève, le héros
Otos et l'illustre Ephialtès, et ils étaient les plus grands et les
plus beaux qu'eût nourris la terre féconde, après l'illustre Oriôn.
Ayant neuf ans, ils étaient larges de neuf coudées, et ils avaient
neuf brasses de haut. Et ils menacèrent les Immortels de porter dans
l'Olympos le combat de la guerre tumultueuse. Et ils tentèrent de poser
l'Ossa sur l'Olympos et le Pèlion boisé sur l'Ossa, afin d'atteindre
l'Ouranos. Et peut-être eussent-ils accompli leurs menaces, s'ils
avaient eu leur puberté ; mais le fils de Zeus, qu'enfanta Lètô aux
beaux cheveux, les tua tous deux, avant que le duvet fleurît sur leurs
joues et qu'une barbe épaisse couvrît leurs mentons. |
Je
vis ensuite Phèdre, Procris ,et la belle Ariane, fille de l'implacable
Minos, que Thésée enleva autrefois de Crète, et qu'il voulut mener
dans la ville sacrée d'Athènes; mais il ne put l'y conduire, car la
chaste Diane la retint dans l'île de Dia, sur le témoignage que Bacchus rendit contre elle.
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Puis,
je vis Phaidrè, et Prokris, et la belle Ariadnè, fille du sage Minôs,
que Thèseus conduisit autrefois de la Krèté dans la terre sacrée
des Athènaiens; mais il ne le put pas, car Artémis, sur
l'avertissement de Dionysos, retint Ariadnè dans Diè entourée des
flots. |
Après
Ariane je vis Maera, Clyméné et l'odieuse Eriphyle, qui préféra un
collier d'or à la vie de son mari.
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Puis,
je vis Mairé, et Klyménè, et la funeste Erphylé qui trahit son
mari pour de l'or. |
Mais
je ne puis vous nommer toutes les femmes et toutes les filles de héros
qui passèrent devant moi ; car la nuit serait plutôt finie, et les
astres qui se lèvent m'avertissent qu'il est temps de dormir, ou ici
dans votre palais ou dans le vaisseau que vous m’avez fait équiper.
Je me repose sur la bonté des dieux et sur vos soins de ce qui est
nécessaire pour mon voyage. |
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Mais
je ne pourrais ni vous dire combien je vis de femmes et de filles de
héros, ni vous les nommer avant la fin de la nuit divine. Voici l'heure
de dormir, soit dans la nef rapide avec mes compagnons, soit ici ; car
c'est aux Dieux et à vous de prendre soin de mon départ.
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