Nestor raconte le retour de Ménélas
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Bitaubé (1785)    

 A notre retour de Troie, Ménélas et moi, unis d'une intime amitié, nous voguâmes ensemble jusqu'au bord sacré de Sunium, pointe de l'Attique. Là, Apollon perça de ses flèches invisibles le pilote de Ménélas, le fils d'Onétor, Phrontis tenant le gouvernail du vaisseau qui courait sur les ondes, Phrontis supérieur à tous les hommes dans l'art de guider un navire quand les tempêtes bouleversaient les flots. Quoique impatient de terminer sa route, Ménélas s'arrête pour rendre a son compagnon les honneurs funèbres. Rembarqué, un vol impétueux le porte jusqu'au mont élevé de Malée. Mais le dieu du tonnerre multiplie les infortunes sur la route de ce chef ; il déchaîne contre sa flotte les vents tumultueux, roule des vagues enflées, énormes, telles que les hautes montagnes. En un moment ses vaisseaux sont dispersés, la plupart sont poussés vers la Crète ; où les Cydoniens entourent les eaux du Jardan. Il est à l'extrémité de Gortyne un rocher lisse, escarpé, qui s'avance au milieu des sombres vapeurs de la mer ; l'autan porte vers la gauche, près de Pheste, les ondes amoncelées : la pointe du roc brise l'effort des vagues immenses. C'est là que heurtent ces vaisseaux ; c'est là que, précipités par les flots, ils sont fracassés, couvrent le rocher de leurs débris : les hommes échappent avec peine à la mort. Cependant cinq navires de cette flotte sillonnent de leur proue azurée le fleuve Egyptus, où ils sont jetés par le vent et l'onde.

     C'est lorsque Ménélas, errant avec ses vaisseaux en des climats étrangers, amassait des trésors, qu'Egisthe commet le sinistre attentat par lequel périt, dans leur palais, l'un des Atrides, et qu'il soumet a son joug le peuple de ce roi. Il règne durant sept années sur la riche Mycènes. Enfin vient d'Athènes la vengeance ; Oreste reparaît : il purge la terre du perfide assassin qui lui ravit un père illustre, et honorant de funérailles une mère abhorrée et le plus lâche des hommes, il donne le festin public qui en termine la pompe. Ce jour-là même arrive le brave Ménélas avec autant de richesses qu'en pouvaient porter ses vaisseaux.

     Toi, ô mon ami, garde-toi d'égarer trop long-temps tes pas loin de tes foyers, et n'abandonne point ta maison et tes biens aux plus pervers des mortels, crains qu'en ton absence ils n'achèvent de te dépouiller de ton héritage, et que ta course ne tourne qu'à ta ruine.

     Cependant mes avis, mes leçons t'y exhortent : rends-toi chez Ménélas, qui, contre son espoir, vient d'arriver de contrées lointaines, emporté par les tempêtes au milieu d'une mer dont les habitants même de l'air pourraient à peine revenir dans une année, mer aussi périlleuse qu'immense. Pars avec ton navire et tes compagnons. Ou ne veux-tu pas traverser les ondes ? voici mon char et mes chevaux, voici mes fils qui te conduiront dans la superbe Lacédémone où règne le blond Ménélas. Va l'interroger, conjure-le de t'apprendre la vérité : il ne proférera point 1e mensonge, sa prudence est consommée.

 
   
 
Bareste (1843)   Leconte de Lisle (1867)

 « Mon fils, je te dirai toute la vérité. Ces choses se passèrent  en effet selon tes pensées. Certes, si le blond Ménélas, à son retour de Troie, eût trouvé, dans le palais d'Atride,  Égisthe  vivant, on n'aurait jamais accordé à ce traître quelque peu de terre  pour sa sépulture ; mais les chiens et les vautours eussent dévoré son corps étendu dans des plaines loin d'Argos, et les femmes des Grecs ne l'eussent point pleuré ; car il a commis le plus grand des forfaits ! —Tandis que sur les rivages troyens nous livrions de nombreux Combats, Égisthe, tranquille au sein d'Argos où paissent les coursiers, séduisait par de douces causeries l'épouse d'Agamemnon. La noble Clytemnestre désapprouva d'abord cette indigne action ; car elle avait l'esprit juste et droit. Près d'elle se tenait un chanteur auquel Atride, en partant pour Ilion,  avait recommandé de veiller sur son épouse. Mais, la destinée des dieux ayant arrêté que cette femme serait dominée, Égisthe transporta le chanteur dans une île déserte pour qu'il devînt la proie des oiseaux ; puis, d'accord avec Clytemnestre, il la conduisit dans sa demeure. Là, il brûla sur les saints autels des dieux de nombreuses victimes ; il suspendit des offrandes, de l'or et de riches tissus, et il fit réussir un si grand projet, ce que son cœur n'avait jamais osé espérer. — Pendant ce temps nous voguions ensemble, loin d'Ilion, Ménélas et moi, unis l'un a l'autre par la plus intime amitié. Lorsque nous abordâmes à Sunium, promontoire sacré des Athéniens, le brillant Apollon, s'avançant vers le pilote de Ménélas, le perça mortellement de ses flèches rapides. Ce malheureux tenait entre ses mains le gouvernail du vaisseau qui courait sur les ondes : il s'appelait Phrontis, était fils d'Onetor, et le plus habile des hommes à gouverner ces navires toutes les fois que les tempêtes grondèrent avec violence. Ménélas, quoique pressé de continuer sa route, s'arrête en ces, lieux pour ensevelir son compagnon et pour lui offrir les sacrifices dus aux morts.

 Mais lorsque voguant sur la mer obscure, dans ses creux navires, il eut atteint le mont élevé des Maléens, alors Jupiter à la voix retentissante résolut de lui rendre son voyage triste et malheureux. Aussitôt il suscite des vents impétueux qui soulèvent des vagues immenses semblables a des montagnes ; puis il disperse les vaisseaux de Ménélas et en envoie une partie vers la Crète où habitent les Cydoniens, sur les rives du Jardanus. Vers l'extrémité de Gortyne surgit, de la mer ténébreuse, une roche élevée ù la surface lisse et unie là le Notus pousse les flots puissants à la gauche du promontoire de Pheste ; là une si petite pierre arrête de si grandes vagues. C'est sur cette plage qu'arriva une partie de la flotte. Les hommes n'échappèrent qu'avec peine au trépas ; mais les navires, poussés par les eaux, se brisèrent contre les rochers, et cinq vaisseaux à la proue azurée furent seuls portés vers l'Égypte par les vents et par les ondes. Tandis que Ménélas, amassant de l'or et des richesses en abondance, errait avec ses navires parmi des hommes au langage étranger, Égisthe portait la désolation dans la demeure d'Atride, tuait ce héros et forçait le peuple à lui obéir. Durant sept années il régna sur l'opulente Mycènes ; mais pour sa ruine, le noble Oreste, dans la huitième année, revint d'Athènes et immola le perfide Égisthe, qui avait tué le père de ce héros. Puis Oreste donna aux Argiens le repas funèbre d'une odieuse mère et du lâche Égisthe. Le même jour Ménélas à la voix sonore revint dans sa patrie apportant autant de trésors qu'en pouvaient contenir ses vaisseaux. — Et toi, mon ami, n'erre pas plus longtemps loin de tes foyers, puisque tu as laissé dans ton palais tes richesses, et des hommes arrogants, de peur que les prétendants ne se partagent tes biens pour les dévorer ; alors tu aurais fait un voyage inutile. Maintenant je vais te donner un conseil. Je t'engage à te rendre auprès de Ménélas, qui vient de quitter un pays lointain d'où n'espérerait jamais revenir quiconque, naviguant sur la vaste mer, eût été jeté en ces lieux par les tempêtes ; car les oiseaux même ne pourraient y retourner dans l'espace d'une année, tant cette route est longue et périlleuse. Pars donc avec ton navire et tes compagnons. Si toutefois tu désires voyager par terre, voici un char et des coursiers ; voici encore mes fils qui te serviront de guides jusque dans la divine Lacédémone, où règne le blond Ménélas. Prie ce héros pour qu'il te dise la vérité; mais il ne te mentira pas : c'est un homme plein de prudence. »

  -Certes, mon enfant, je te dirai la vérité sur ces choses, et tu les sauras, telles qu'elles sont ar­rivées. Si le blond Ménélaos Atréide, à son retour de Troiè, avait trouvé, dans ses demeures, Aigisthos vivant, sans doute celui-ci eût péri, et n'eût point été enseveli, et les chiens et les oiseaux carnassiers l'eussent mangé, gisant dans la plaine, loin d'Argos ; et aucune Akhaienne ne l'eût pleuré, car il avait commis un grand crime. En effet, tandis que nous subissions devant Ilios des combats sans nombre, lui, tranquille en une retraite, dans Argos nourrice de chevaux, séduisait par ses paroles l'épouse Agamemnonienne. Et certes, la divine Klytaimnestrè repoussa d'abord cette action indigne, car elle obéissait à ses bonnes pensées ; et auprès d'elle était un Aoide à qui l'Atréide, en partant pour Troié, avait confié la garde de l'épouse. Mais quand la Moire des Dieux eut décidé que l'Aoide mourut, on jeta celui-ci dans une île déserte et on l'y abandonna pour être déchiré par les oiseaux carnassiers. Alors, ayant tous deux les mêmes désirs, Aigisthos conduisit Klytaimnestrè dans sa demeure. Et il brûla de nombreuses cuisses sur les autels des Dieux, et il y suspendit de nombreux ornements et des vêtements d'or, parce qu'il avait accompli le grand des­sein qu'il n'eût jamais osé espérer dans son âme. Et nous naviguions loin de Troiè, l'Atrèide et moi, ayant l'un pour l'autre la même amitié. Mais , comme nous arrivions à Sounion, sacré promontoire des Athènaiens, Phoibos Apollôn tua soudainement de ses douces flèches le pilote de Mènèlaos, Phrontis Onètoride, au moment ou il tenait le gouvernail de la nef qui marchait. Et c'était le plus habile de tous les hommes à gouverner une nef, aussi souvent que soufflaient les tempêtes. Et Ménélaos, bien que pressé de continuer sa course, s'arrêta en ce lieu pour ensevelir son compagnon et célébrer ses funérailles. Puis, reprenant son chemin à travers la mer sombre, sur ses nefs creuses, il atteignit le promontoire Maléin. Alors Zeus à la grande voix, s'opposant à sa marche, répandit le souffle des vents sonores qui soulevèrent les grands flots pareils à des montagnes. Et les nefs se séparèrent, et une partie fut poussée en Krètè, où habitent les Kydônes, sur les rives du Iardanos. Mais il y a, sur les côtes de Gortyna, une roche escarpée et plate qui sort de la mer sombre. Là, le Notos pousse les grands flots vers Phaistos, à la gauche du promontoire ; et cette roche, très petite, rompt les grands flots. C'est là qu'ils vinrent, et les hommes évitèrent à peine la mort ; et les flots fracassèrent les nefs contre les rochers, et le vent et la mer poussèrent cinq nefs aux proues bleues vers le fleuve Aigyptos. Et Ménélaos, amassant beaucoup de richesses et d'or, errait parmi les hommes qui parlent une langue étrangère. Pendant ce temps, Aigisthos accomplissait dans ses demeures son lamentable dessein, en tuant l'Atréide et en soumettant son peuple. Et il commanda sept années dans la riche Mykènè. Et, dans la huitième année, le divin Orestès revint d'Athèna, et il tua le meurtrier de son père, le perfide Aigisthos, qui avait tué son illustre père. Et, quand il l'eut tué, il offrit aux Argiens le repas funéraire de sa malheureuse mère et du lâche Aigisthos. Et ce jour-là, arriva le brave Ménélaos, apportant autant de richesses que sa nef en pouvait contenir. Mais toi, ami, ne reste pas plus longtemps éloigné de ta maison, ayant ainsi laissé dans tes demeures tant d'hommes orgueilleux, de peur qu'ils consument tes biens et se partagent tes richesses, car tu aurais fait un voyage inutile. Je t'exhorte cependant à te rendre auprès de Ménélaos. Il est récemment arrivé de pays étrangers, d'où il n'espérait jamais revenir ; et les tempêtes l'ont poussé à travers la grande mer que les oiseaux ne pourraient traverser dans l'espace d'une année, tant elle est vaste et horrible. Va maintenant avec ta nef et tes compagnons ; ou, si tu veux aller par terre, je te donnerai un char et des chevaux, et mes fils te conduiront dans la divine Lakédaimôn où est le blond Ménélaos, afin que tu le pries de te dire la vérité. Et il ne te dira pas de mensonges, car il est très sage.