Thersite
Remonter

   

 

Thersite battu par Ulysse Dussarthou 

 
Dubois de Rochefort (1762) Bignan (1830)

Tous se calme, on s'assied. Le seul Thersite encor

 A sa voix effrénée osoit donner l'essor.

De ce séditieux l'orgueilleuse licence

Des Rois insolemmen attaquoit la puissance,

Et, contre eux affectant d'injurieux mépris,

Excitoit du Soldat les éclats & les ris.

De cheveux dépouillé, son front large & farouche

Couvre de sourcils noirs son regard faux & louche ;

Mais, tout affreux qu'il est, & boiteux & voûté,

Sa malice est égale à sa difformité.

Il hait tous les Héros, sur-tout Achille, Ulysse ;

Leur peine est son plaisir, leur gloire est son supplice.

Maintenant, pour aigrir le cœur des mécontens,

Il presse Agamemnon de ses cris insultans.

 

» que veulent, lui dit-il, tant de plaintes amères !

» Ces superbes trésors, ces beautés prisonnières,

» Ce prix de notre sang versé dans les combats,

» A votre avidité ne suffisent-ils pas ?

» Faut-il, pour assouvir votre avarice extrême,

» Que nous allions encor, & ces Grecs & moi-même,

» Ravir quelque Troyen dans les murs d’Ilion,

» Et remettre en vos mains le prix de sa rançon ?

» Prétendez-vous, brûlé d'une flamme jalouse,

» Enlever de nos Rois ou l'Amante ou l'Epouse ?

» Etes-vous donc leur Chef pour être leur bourreau?

» Peuples efféminés, vil & foible troupeau,

» Laissez-le sur ces bords s'enivrer d'opulence ;

» Il verra, loin de nous, ce que peut sa vaillance ;

» Lui, qui vient d'outrager, au mépris de nos lois,

» Le fils d'une Déesse & le plus grand des Rois,

» Achille, qui devoir, dans sa juste colère,       

» Ecraser de ce Chef la fierté téméraire.

 

» arrête , dit Ulysse, audacieux mortel,

» C'est trop nous fatiguer d'un discours criminel,

» Arrête, &, regardant ta honte & ta bassesse,

» Cesse d'insulter seul les Maîtres de la Grece ;

» Cesse de profaner, par ta coupable voix,

» Les respectables noms & les desseins des Rois.

» Sur le sort de l'armée en ces lieux retenue

» Leur sainte volonté ne nous est pas connue.

» Quoi ! lorsqu'Agamemnon, pour prix de ses travaux.

» Reçoit mille présens des mains de nos Héros,

» Faut-il qu'il n'ait de toi que mépris & qu'injures ?

» Ose renouveller tes insolens murmures,

» J'en jure par ma tête & celle de mon fils,

» Aux yeux de tous ces Grecs de ta honte ravis,

» Déchiré par les coups réservés aux esclaves,

» Tu sentiras la main de ces Rois que tu braves.

 

de son sceptre royal il le frappe en parlant.

Le lâche, tout en pleurs, courbe son dos tremblant ;

Du coup qu'il a reçu la marque reste empreinte ;

Il s'assied, moins ému de honte que de crainte,

Et levé un œil stupide en essuyant ses pleurs.

Le peuple cependant sourit de ses douleurs ;

 

 

Le peuple enfin s'assied calme et silencieux,

 Mais des Grecs le plus vil et le plus factieux,

 Thersite seul encor prolonge le tumulte,

 Thersite qui, prodigue et de blâme et d'insulte,

 Pour exciter le rire, injuriant les rois,

 Élève insolemment une coupable voix.

 Monstre louche et boiteux, ses épaules difformes

 resserrent sa poitrine entre leurs poids énormes,

 Et le sommet pointa de son crâne allongé

 De quelques poils épars est à peine ombragé.

 Implacable adversaire et d'Ulysse et d'Achille,

 En propos outrageants sa colère est fertile.

 Mais c'est Agamemnon qui l'entend aujourd'hui,

 Poussant des cris aigus, éclater contre lui.

 Dans le fond de son cœur chaque soldat murmure,

 Lorsque sa voix perçante exhale ainsi l'injure :

 « Atride ! que veux-tu ? Pourquoi te plaindre encor ?

 Tu vois tes pavillons remplis d'airain et d'or,

 Et tes soldats, vainqueurs de mille citadelles,

 T'ont livre pour butin les femmes les plus belles.

 Faut-il qu'un des Troyens, ces dompteurs de coursions,

 Racheté encor son fils parmi les prisonniers

 Que moi seul ou quelque autre amène sur ces rives,

 Quand le poids de nos fers charge leurs mains captives ;

 Ou faut-il qu'en secret, enchaînée à ta loi,

 Une esclave nouvelle ici dorme avec toi ?

 Chef suprême des Grecs! souillant un titre auguste,

 Dois-tu les accabler de ton pouvoir injuste ?...

 Femmes et non héros, honte de l'univers,

 Lâches! fuyons Atride, et repassons les mers ;

 Laissons-le sur ces bords, seul, cuver sa richesse ;

 Qu'il sache si nos bras servent ou non la Grèce.

 D'un plus vaillant guerrier méconnaissant les droits,

 Il enlève et retient le prix de ses exploits.

 Achille n'a donc pas de fiel ni de courage !

 Que ne s'est-il vengé de son dernier outrage ! »

 A peine il achevait ce langage ennemi,

 Le pasteur des humains, Atride en a frémi.

 Mais Ulysse, agité d'une fureur subite,

 Se lève, et ses regards ont menacé Thersite :

 « 0 Thersite ! fécond, mais insolent parleur !

 Silence ! des héros respecte la valeur.

 Parmi les Grecs nombreux, qui, vengeurs des Atrides,

 Cherchèrent les combats sur ces plages perfides,

 Je n'en connus jamais un plus lâche que toi.

 Cesse de profaner le nom sacré de roi,

 Et, toujours épiant le moment de la fuite,

 N'ose plus de tes chefs accuser la conduite.

 Qui sait si le retour vers le pays natal

 Deviendrait pour l'armée ou propice on fatal ?

 Toutefois, ton orgueil jouit quand il blasphème

 Du grand Agamemnon l'autorité suprême ;

 Tu frémis, indigné d'avoir vu sur ces bords

 Les fils de Danaüs le combler de trésors.

 Tremble ! j'accomplirai ma terrible menace ;

 Poursuis comme à présent ta vaine et folle audace,

 Et je veux de mon dos que sous le fer tranchant.

 Ma tête se sépare et roule sur-le-champ,

 Qu'on ne me nomme plus père de Télémaque,

 Si, justement puni d'une insolente attaque,

 Sans manteau, sans tunique, et de ta nudité

 Auprès de nos vaisseaux montrant l'obscénité,

 Tu ne vas, hors des lieux où s'assemble la Grèce,

 Gémir, tout mutilé par ma main vengeresse.

  A ces mots proférés d'une tonnante voix,

 Sur lui du sceptre d'or le redoutable poids

 Tombe. Thersite courbe une épaule tremblante,

 Et sur son dos s'élève une tumeur sanglante ;

 D'un air stupide, en proie à de vives douleurs,

 Il s'assied, et ses mains ont essuyé des pleurs.

 Les Grecs, malgré leur deuil, avec un doux sourire

 

Gin (1786)

Bitaubé (1766)

Ils prennent place, selon leur ordre, sur des bancs et des trônes. Le seul Thersite s'agite vainement : Thersite, parleur impitoyable, esprit turbulent, toujours disposé à la révolte, toujours opposé aux volontés des rois, le plus difforme de tous ceux qui marcherent contre Ilion : ses vaines clameurs sont la risée du peuple ; louche et boiteux, ses épaules inégales élevent sur sa poitrine et sur son dos une double montagne ; sa tête pointue est couverte de poils épars, semblables à de la laine : tous le haïssent, mais sur-tout Achille et Ulysse, contre lesquels il se plaît à répandre le fiel amer de ses propos injurieux. C'est maintenant contre le roi des rois qu'il déchaîne sa fureur séditieuse. Les Grecs en sont indignés ; mais la haine publique ne peut le contenir. Elevant la voix avec aigreur, il adresse la parole à Agamemnon.

    Fils d'Atrée, que nous reproches-tu ? Que veux-tu de nous ? Tes tentes sont pleines d'airain, de captives choisies dont nous comblons ton insatiable avidité, quand nous nous emparons des villes alliées de Troie. Regrettes-tu l'or que les Troyens te donneraient pour la rançon de leurs enfants que moi ou tout autre auraient emmenés captifs ? Est-il quelque jeune esclave que tu veuilles ravir à l'un de nous pour servira tes plaisirs ? Tyran injuste et cruel ! les maux dont tu accables les enfants de la Grèce ne sont plus tolérables. Hommes faibles, dignes de l'opprobre imprimé sur vos fronts, Grecs plus timides que des femmes, retournez dans vos maisons avec vos vaisseaux; laissons cet homme consumer, sous les murs de Troie, les dons qu'il reçut de nous, la récompense de nos travaux ; qu'il connoisse enfin à qui il est redevable de sa puissance et de ses victoires, lui qui osa faire injure à Achille, dont la valeur ne peut être comparée à la sienne, qui enleva et retient la captive du fils de Pélée. J'admire la patience d'Achille ! Si ce héros étoit moins ami de la paix, ce crime eût été la derniere de tes injustices.

    Ainsi Thersite se répand en injures contre Agamemnon, le pasteur des peuples. Jettant sur lui un regard terrible, Ulysse lui adresse ces paroles menaçantes : Téméraire harangueur, fertile en paroles, faible en œuvres, ô Thersite, mets fin à tes clameurs séditieuses ; cesse d'outrager le roi des rois. De tous les mortels qui suivirent le fils d'Atrée aux plaines de Troie, je n'en connois aucun plus lâche que toi, et cependant tu injuries les rois ; ton impudence se permet d'invectiver le fils d'Atrée; tu nous conseilles de fuir, de retourner dans nos maisons. J'ignore comment se terminera cette longue guerre, si les Grecs seront contraints de retourner honteusement dans leur patrie; mais une juste indignation s'empare de moi, quand je t'entends reprocher à Agamemnon, le pasteur des peuples, les dons qu'il a reçus de la libéralité des enfants de la Grèce. Je m'indigne des propos séditieux par lesquels tu t'efforces de souffler le feu de la révolte. Écoute des menaces qui auront leur exécution. Si je te trouve une autre fois, te livrant à ces discours insensés, que la tête d'Ulysse ne demeure plus sur ses épaules, que je cesse d'être appelle le pere de Télémaque, si, dépouillé de ton manteau, ayant déchiré les vêtements qui couvrent ton corps difforme, t'ayant chassé de l'assemblée, je ne te renvoie dans nos vaisseaux, mutilé, déshonoré, versant des larmes impuissantes.

    Il dit, et frappe de son sceptre d'or la tête et les épaules de ce vil harangueur, du lâche Thersite, qui ploie sous le coup. Sa chair est meurtrie ; des larmes abondantes coulent de ses yeux ; il tremble de tous ses membres ; baissant la tête, s'efforçant d'essuyer les pleurs que sa lâcheté lui fait répandre il reprend le siege qu'il a quitté ; des éclats de rire s'élèvent dans l'assemblée. Malgré la douleur dont l'ame des Grecs est pénétrée, ils se regardent l'un l'autre : Sage dans le conseil, intrépide dans le combat, se disent-ils, Ulysse a fait bien des actions dignes de louanges .....

 

Tous étaient placés dans leurs rangs et assis. Le seul Thersite ne mettait point de fin à ses clameurs insolentes. Il était accoutumé, sans qu'aucun frein l'arrêtât, d'attaquer les rois par des discours téméraires et indécens, satisfait d'exciter, à quelque prix que ce fût, les ris de la multitude. C'était le guerrier le plus difforme qui fût venu devant Ilion : louche et boiteux, ses épaules recourbées se rencontraient sur sa poitrine ; sa tête se terminait en pointe ; il y flottait quelques cheveux épars. Il se montrait sur-tout l'ennemi d'Achille et d'Ulysse, il les attaquait en toute occasion. C'est maintenant contre Agamemnon qu'il élève sa voie aiguë et profère des paroles outrageantes. Les Grecs étaient irrités contre ce chef au fond de leurs cœurs. Mais Thersite criant avec force :

Fils d'Atrée, dit-il, de quoi te plains-tu, et que te faut-il encore ? Tes tentes regorgent d'airain ; elles sont remplies de captives distinguées, que nous nous empressons à te donner dès que nous soumettons quelque ville ennemie. Désirerais-tu encore de l'or, qu'un Troyen illustre t'apportera d'Ilion pour la rançon de son fils, que mes mains ou celles de quelqu’autre Grec auront conduit ici lié des chaînes ? ou attendrais-tu une nouvelle captive, pour la retenir à l'écart, et languir loin de nous dans ses bras ? Te convient-il, si tu es notre chef, de plonger dans le malheur les fils de la Grèce ? 0 lâches ! opprobres de votre pays, femmes timides, et désormais indignes du nom de Grecs ! retournons avec nos vaisseaux dans notre patrie ; laissons-le ici devant Troie jouir de ses richesses, et apprendre si notre secours lui est inutile : il vient d'outrager le fils de Pelée, un guerrier dont il est loin d'égaler la vaillance ; ravisseur injuste, il le dépouille de son prix et en  demeure possesseur.  Achille est trop calme, il est même faible ; sans cela, fils d'Atrée, ce serait ta dernière insolence.

 Ainsi Thersite insultait Agamemnon, le pasteur des peuples. Soudain parut à côté de lui le noble Ulysse, qui lui lançant un regard terrible :

Thersite, dit-il, discoureur fastidieux ; quoique tu possèdes une voix bruyante, mets un frein à ta langue, et renonce a contester seul avec les rois. Je te regarde comme le plus vil de tous ceux qui vinrent devant Ilion avec les Atrides. Cesse donc de haranguer, d'avoir à la bouche le nom des rois, de les outrager avec audace, et de fixer le temps de notre retour. Nous ne savons pas encore quel sera notre sort, et s'il est avantageux aux Grecs de retourner en ce moment dans leur patrie. Malheureux, tu te plais à insulter le chef des peuples, parce que les héros de la Grèce l'ont comblé de leurs dons ; qu'a-t-il reçu de toi que des injures ? Mais je te le. déclare, et rien n'est plus certain, si je te vois encore te livrer à cette fureur insensée, je veux que la tête d'Ulysse soit séparée de ses épaules, ou n'être plus nommé père de Télémaque, si je ne te fais saisir, dépouiller de tes vêtemens, voile de la nudité, et si je ne te renvoie hors de cette assemblée répandant de honteuses larmes, banni à coups de verges vers nos vaisseaux.

 Il dit ; et le frappe du sceptre. Thersite se courbe ; de ses yeux tombent un torrent de larmes : à l'instant s'élève sur son dos une tumeur ensanglantée, sous le coup du sceptre d'or. Il s'assied et tremble : saisi de douleur, offrant un visage hideux, il essuyait ses larmes. Un rire universel éclate parmi les Grecs, malgré la tristesse qu'ils éprouvaient encore. Ciel! disaient-ils, en se regardant l'un l'autre, Ulysse s'est distingué dans mille occasions illustres en ouvrant d utiles avis, ou en conduisant les batailles : mais dans ce jour il mérite les plus grands éloges, pour avoir impose silence à ce harangueur, dont la langue effrénée semait l'injure, et qui sans doute n'osera plus, dans son audace insolente, attaquer les rois.

 

Bareste (1843) Leconte de Lisle (1867)

Tous s'asseyent et se tiennent à leur place. Un  seul cependant, Thersite, parleur sans fin, criait encore : son esprit était, fertile en insolents propos ; sans cesse  il attaquait les rois afin d'exciter le rire de la multitude. C'était l'homme le plus difforme venu sous les murs d'Ilion : il était louche et boiteux ; ses deux épaules voûtées se rapprochaient sur sa poitrine, et sur sa tête pointue croissait un poil extrêmement rare. Il haïssait Achille et Ulysse, et les injuriait à tout propos. Maintenant, poussant des cris aigus, il outrage le divin Agamemnon. Les Achéens, indignés au fond du cœur, s'irritent contre Thersite ; mais lui, vociférant de nouveau, insulte Agamemnon par ces paroles :

    « Fils d'Atrée, de quoi te plains-tu ? Que te manque-t-il encore ? Tes tentes regorgent d'airain : elles renferment de nombreuses femmes choisies entre les plus belles, et que les Grecs s'empressèrent de t'offrir toutes les fois qu'ils ravagèrent une ville ennemie. Te faut-il encore tout l'or que pourrait, t'apporter d'Ilion, pour payer la rançon de son fils, un de ces Troyens dompteurs de coursiers que j'aurai amené et enchaîné, moi ou tel autre guerrier achéen ? Te faut-il une nouvelle femme pour t'unir d'amour avec elle et la garder soigneusement dans ta tente ? Il ne convient pas à un chef tel que toi d'accabler de maux les enfants des Grecs. 0 lâches et infâmes ! Achéennes et non plus Achéens ! retournons dans nos foyers avec nos navires, et laissons-le ici, devant Troie, jouir de ses richesses. Qu'il voie enfin si les Grecs lui sont ou non de quelque secours. Il vient d'outrager Achille, guerrier plus brave que lui, et il possède la récompense de ce héros qu'il a ravie lui-même. Achille n'a pas de fiel dans le cœur : il est sans courage, car autrement, fils d'Atrée, tu l'aurais insulté pour la dernière fois. »

    Ainsi parlait Thersite, insultant Agamemnon, pasteur des peuples. Mais soudain se présente à lui le divin Ulysse : il lui lance un regard terrible et l'accable en ces termes :

    « Thersite, parleur sans jugement, bien que tu harangues avec force, cesse tes injures, et ne viens pas, seul, outrager les rois. Je soutiens qu'il n'y a pas un mortel plus vil que toi parmi tous ceux qui vinrent avec les Atrides sous les murs d'Ilion. Que les noms des souverains, mêlés à tes discours, ne soient plus dans ta bouche, et ne les insulte plus en épiant l'instant du départ. Nous ignorons comment tout cela se terminera, et s'il est avantageux ou funeste que les fils des Achéens retournent dans leur patrie. ( Maintenant tu adresses des reproches à Agamemnon, pasteur des peuples, parce que les héros issus de Danaüs l'ont comblé de présents ; toi, tu l'accables de tes sarcasmes amers! ) Mais je te le jure, et je tiendrai ma promesse : si jamais je te rencontre parlant ainsi sans raison, je consens que la tête d'Ulysse tombe de dessus ses épaules et qu'on ne m'appelle plus le père de Télémaque, si, te saisissant moi-même, je ne t'arrache tes vêtements, ton manteau, ta tunique, tout ce qui voile ta pudeur, et si, te chassant de cette assemblée, je ne te renvoie en pleurant vers nos rapides navires, le corps meurtri de coups ignominieux. »  

 

A ces mots, il le frappe de son sceptre sur les épaules. Thersite se courbe, verse d'abondantes larmes, et soudain s'élève sur son dos, sous les coups du sceptre d'or, une tumeur sanglante. Il s'assied tout tremblant : saisi par la douleur la plus vive, il porte des regards stupides autour de lui et sèche ses pleurs. Les Grecs, quoique affligés, se prennent à rire, et, se regardant l'un l'autre, s'écrient :

 

Et tous étaient assis à leurs rangs. Et, seul, Thersitès poursuivait ses clameurs. Il abondait en paroles insolentes et outrageantes, même contre les Rois, et parlait sans mesure, afin d'exciter le rire des Argiens. Et c'était l'homme le plus difforme qui fût venu devant Ilios. Il était louche et boiteux, et ses épaules recourbées se rejoignaient sur sa poitrine, et quelques cheveux épars poussaient sur sa tête pointue. Et il haïssait surtout Akhilleus et Odysseus, et il les outrageait. Et il poussait des cris injurieux contre le divin Agamemnôn. Les Akhaiens le méprisaient et le haïssaient, mais, d'une voix haute, il outrageait aussi Agamemnôn :

       -Atréide, que te faut-il encore, et que veux-tu ? Tes tentes sont pleines d'airain et de nombreuses femmes fort belles que nous te donnons d'abord, nous, Akhaiens, quand nous prenons une ville. As-tu besoin  de l‘or qu'un Troien dompteur de chevaux t'apportera pour l'affranchissement de son fils que j'aurai amené enchaîné, ou qu'un autre Akhaien aura dompté ? Te faut-il une jeune femme que tu possèdes et que tu ne quittes plus ? Il ne convient point qu'un chef accable de maux les Akhaiens, 0 lâches ! opprobres vivants ! Akhaiennes et non Akhaiens ! Retournons dans nos demeures avec les nefs ; laissons-le, seul devant Troie, amasser des dépouilles, et qu'il sache si nous lui étions nécessaires ou non. N'a-t-il point outragé Akhilleus, meilleur guerrier que lui, et enlevé sa récompenser Certes, Akhilleus n'a point de colère dans l'âme, car c'eût été, Atréide, ta dernière insolence !

  Il  parla  ainsi,  outrageant  Agamemnôn,  prince  des peuples. Et le divin Odysseus, s'arrêtant devant lui, le regarda d'un œil sombre et lui dit rudement :

       -Thersitès,  infatigable harangueur,  silence ! Et cesse de t'en prendre aux Rois. Je ne pense point qu'il soit un homme plus vil que toi parmi ceux qui sont venus devant Troie avec les Atréides, et tu ne devrais point haranguer avec le nom des Rois à la bouche, ni les outrager, ni exciter au retour. Nous ne savons point quelle sera notre destinée, et s'il est bon ou mauvais que nous partions. Et voici que tu te plais à outrager l'Atréide Agamemnôn, prince des peuples, parce que les héros Danaens l'ont comblé de dons !  Et c'est pour cela que tu harangues ? Mais  je te le dis, et ma parole s'accomplira : si je te rencontre encore plein de rage comme maintenant, que ma tête saute de mes épaules, que je ne sois plus nommé le père de Tèlémakhos, si je ne te saisis, et, t'ayant arraché ton vêtement, ton manteau et ce qui couvre ta nudité, je ne te renvoie, sanglotant, de l'agora aux nefs rapides, en te frappant de coups terribles !

  Il parla ainsi, et il le frappa du sceptre sur le dos et les épaules. Et Thersitès se courba, et les larmes lui tombèrent des yeux. Une tumeur saignante lui gonfla le dos sous le coup du spectre d’or, et il s’assit, tremblant et gémissant, hideux à voir, et il essuya ses yeux. Et les Akhaiens, bien que soucieux, rirent aux éclats ; et, se regardant les uns les autres, ils se disaient : Certes, Odysseus a déjà fait mille choses excellentes, par ses sages conseils et par sa science guerrière ; mais ce qu'il a fait de mieux, entre tous les Argiens, a été de réduire au silence ce harangueur injurieux. De longtemps, il se gardera d'outrager les Rois par ses paroles injurieuses.